Faire construire un parcours de lecture par les élèves

, par JOUANNE Lucie

Comment aborder avec les élèves une œuvre qui pourrait leur paraître et demeurer hermétique ?
Comment faire « entrer les élèves en lecture » [1] ? Comment favoriser l’appropriation d’une œuvre par les élèves ? Comment articuler une lecture investie et impliquée ET une lecture objectivée, appuyée sur des outils d’analyse et de contextualisation ?

Dessin créé par Peter Hay, fondateur de la maison d’édition anglaise « Two Rivers Press »

Préambule

Questionnement didactique

Constat

Au lycée, les élèves peuvent parfois avoir du mal à s’impliquer dans le cours de français. En classe, cela se traduira par des bavardages ou de la passivité. Mais cela est aussi rendu perceptible au moment du passage des E.A.F., lorsque les élèves donnent l’impression de réciter une lecture analytique entendue en classe ou encore lorsqu’au moment de l’entretien ils ne parviennent pas à se ressaisir de leur problématique de séquence. Dans un cas comme dans l’autre, on pourrait penser que l’élève ne s’est pas pleinement approprié le contenu du cours, qu’il n’en a pas fait son miel [2].

Ce constat a incité la professeure à envisager différemment ses pratiques d’enseignement. En classe de première, nous avons souvent le sentiment de courir après le temps pour faire acquérir à nos élèves les compétences qui leur permettront de réussir à l’examen final. Pour répondre aux attentes de l’épreuve orale, nous sommes souvent obligés d’enchaîner les lectures analytiques. Dans cette course, on ne laisse finalement « qu’une place fort mince à l’engagement du lycéen lecteur dans l’interprétation des œuvres » [3]. Finalement, c’est souvent la lecture unique du professeur que l’on entend à l’exposé oral du baccalauréat. Mais si la parole de l’élève est peu valorisée en classe, n’est-il pas naturel qu’il soit peu impliqué dans le cours ?

Questionnements liés à ce constat

Le questionnement didactique s’appuie donc sur un changement de posture de la part de l’enseignante, qui voudrait favoriser l’appropriation de l’œuvre intégrale par les élèves.

  • Afin de favoriser l’implication des élèves dans le cours, serait-il possible qu’une œuvre ne soit pas reçue par les élèves sous la forme d’un objet déjà balisé, fléché et prédécoupé par le professeur ? Pourrions-nous rendre les élèves acteurs d’un parcours qui les conduirait à problématiser et à choisir eux-mêmes les passages de l’œuvre afin d’en dévoiler le sens et les enjeux ?

  • Comment favoriser l’appropriation par les élèves d’une œuvre littéraire, en articulant une lecture investie, impliquée et une lecture objectivée, plus experte, appuyée sur des outils d’analyse et de contextualisation ?

Présentation générale de la séquence

L’expérimentation se déroule dans une classe de 32 élèves de première STMG avec laquelle on débute l’année par l’objet d’étude « Poésie et quête du sens, du Moyen-Âge à nos jours ». Pour la première séquence, la professeure choisit d’étudier en tant qu’œuvre intégrale « Le Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud, poème pris comme « partie substantielle d’un recueil » et mis en perspective par la lecture cursive de Poésies 1870-1871. Ce choix a été guidé par deux présupposés :

  • Dans le cadre de son analyse interne, ce poème pouvait faire l’objet de différentes interprétations. Il correspondait à ce qu’Hélène Merlin Kajman évoque comme « des textes partageables au sens où ils ne bloquent pas les lecteurs dans une seule réaction émotionnelle (...) des textes dont la lecture peut constituer elle-même une expérience différenciée, une sorte d’épreuve intime, certes, mais qui peut être commentée et mise en commun. » [3]

  • L’étude externe, autrement dit la mise en contexte de l’œuvre, pouvait permettre d’en éclairer le sens.

Extrait du Bulletin officiel spécial n°1 du 22 janvier 2019 :

(...) si l’interprétation d’une œuvre suppose en effet un travail d’analyse interne alternant l’explication de certains passages et des vues plus synthétiques et transversales, elle requiert également, pour que les élèves puissent comprendre ses enjeux et sa valeur, que soient pris en compte, dans une étude externe, les principaux éléments du contexte à la fois historique, littéraire et artistique dans lequel elle s’est écrite.

Portrait de Rimbaud - Photographie de Carjat 1871

Déroulé de la séquence

La découverte de l’œuvre intégrale

Le carnet de lecture comme voie d’accès au texte

Il s’agissait dans un premier temps de « faire place au sujet lecteur ». Anne Vibert propose pour cela de recourir au « carnet de lecture [...] qui accompagne la lecture d’une œuvre intégrale pour garder trace des réactions du lecteur ».

Les élèves ont découvert « Le Bateau ivre » en intégralité par l’écoute d’une lecture effectuée par un comédien. La pratique du carnet de lecture étant nouvelle pour eux, ils ont été invités, après avoir entendu le poème, à prendre possession de ce nouveau support en classe, à partir des questions suivantes : Qu’est-ce que je ressens à l’écoute de ce poème ? Qu’est-ce que je comprends / pense comprendre ? Quelles hypothèses je peux formuler quant à son sens ?
Se ressaisir du carnet de lecture pour accéder à la compréhension de l’œuvre

On souhaite utiliser le carnet comme un outil permettant d’articuler deux types de lecture : la lecture subjective et l’interprétation raisonnée de l’œuvre. Pour cela :

  1. La professeure ramasse les carnets de lecture des élèves pour y récolter les remarques et les hypothèses les plus susceptibles de permettre d’engager un débat sur le sens de l’œuvre.

  2. Ces remarques sont organisées de manière à ce qu’elles puissent permettre aux élèves de préciser et d’amender leur compréhension de l’œuvre.

Remarques des élèves (l’orthographe et la syntaxe ont été corrigées) :
1. « Ce poème évoque un bateau sur lequel le poète navigue. »
2. « Le narrateur du poème est un marin, sans doute capitaine d’un voilier, dirigeant des matelots. »
3. « On a l’impression que le narrateur du poème est le bateau lui-même, même si cela paraît insolite. »
4. « Il s’agit d’un navire naviguant en état d’ivresse, si ce n’est son capitaine. »
5. « Cette personne devait être ivre quand elle a écrit ce poème car on a une indication dans le titre : Le bateau ivre. »
6. « Pour moi ce poème évoque une personne ivre qui va exprimer ses sentiments. »
7. « Le poète raconte une histoire. »
8. « Ce poème évoque des péripéties / une traversée mouvementée. »
9. « D’après moi ce poème évoque un bateau qui navigue dans l’océan. Ce bateau débute sa navigation dans des fleuves et finit dans l’océan. »
10. « Ce poème évoque une idée de voyage / un long voyage en bateau. »
11. « Le Bateau ivre est une histoire fictive écrite à la manière d’un poème. »
12. « Ce poème évoque un moment où le poète serait libre. »
13. « Il se baigne dans la mer pour exprimer d’avantage son désir de liberté. »
14. « On peut voir que le bateau se laisse mener par le courant, la houle et le vent. »
15. « Le poème est triste. »
16. « Le poète semble nostalgique. »
17. « Le poète exprime son mal-être dans le vers suivant : « Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses ». Il est perdu sur son bateau. »
18. « A la fin du texte, le poète semble exprimer sa frustration, par exemple lorsqu’il écrit : « Je regrette l’Europe aux anciens parapets ! »
  • En classe, on place les élèves en îlots : chaque groupe se voit attribuer une liste d’hypothèses de lecture. A charge pour eux de débattre de leur pertinence, en justifiant leurs idées, œuvre à l’appui. Afin de guider le travail, on leur soumet une question à laquelle ils devront répondre en définitive, pour éclairer le sens du poème. Pour favoriser le débat sans bloquer les lecteurs dans une seule interprétation possible, on favorise les questions ouvertes.

  • La restitution orale de ces travaux de groupe, sous la forme d’exposés devant la classe entière, permet de s’accorder sur « ce dont parle le poème », de « produire du consentiment », pour reprendre l’expression d’Hélène Merlin-Kajman [4].

Sont retenues les idées suivantes :
1. « Je » est à la fois le bateau personnifié et le poète réifié.
2. Le poème « raconte » une odyssée. On peut y repérer une structure narrative en cinq étapes.
3. Ce poème évoque la jouissance liée à une prise de liberté, qui n’est cependant pas sans risque.
4. Ce poème s’achève de façon douloureuse : le bateau-poète est rentré chez lui et tout nouveau départ lui est impossible. Il est triste et impuissant.
5. Le poème semble évoquer un voyage imaginaire, voire surnaturel, comme en témoigne la présence de « Béhémots », du « Léviathan » et des « yeux de panthères à peaux d’hommes ».
  • A l’issue de ce travail de partage du sens du texte, deux activités sont proposées aux élèves :

    • 1. La reprise du carnet de lecture. On entend de nouveau le poème, lu par un autre comédien. On leur pose les mêmes questions que la première fois, afin que chacun puisse, « intimement », mesurer le chemin qu’il a parcouru dans l’élucidation du texte. On voit dans les exemples ci-dessous comment se tissent, dans la deuxième phase d’écriture, lecture subjective et lecture distanciée.

    • 2. Un travail de lecture à voix haute. Les élèves doivent choisir une musique et des parties du poème à lire à haute voix, afin de faire entendre leur lecture personnelle du texte [5]. Voici la proposition d’Aimery :

Circuler de l’œuvre à son contexte et du contexte à l’oeuvre

La contextualisation comme levier d’interprétation

Il s’agissait de répondre à la question « Qui est l’auteur du « Bateau ivre » ? »

  • La courte biographie d’Arthur Rimbaud proposée dans le manuel de français (L’Ecume des lettres, Manuel de littérature seconde/première, Hachette, 2011) permet aux élèves de dresser un portrait de Rimbaud auquel ils s’identifient très spontanément.

  • Elle est complétée par la lecture de deux autres poèmes d’Arthur Rimbaud issus du recueil Poésies 1870-1871 : « Sensation » et « Ma Bohème ».

    Se dessine pour les élèves l’image d’un adolescent fugueur et rebelle, et s’éclairent alors les premiers quatrains du poème : la violence du départ (« Dans les clapotements furieux des marées, / Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, / Je courus ! »), l’indifférence à l’égard de la souffrance que son détachement peut engendrer pour autrui (« Des Peaux-Rouges criards avaient pris [les haleurs] pour cibles, / Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs »), le danger qui l’accompagne (« Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres, / L’eau verte pénétra ma coque de sapin »).

    Les élèves entrent ainsi dans une première phase d’interprétation de l’œuvre, qui leur permet d’établir avec elle un lien « transitionnel », c’est-à-dire, comme l’explique Hélène Merlin-Kajman dans Lire dans la gueule du loup, de relier le monde extérieur (celui du texte) à leur monde intérieur (celui de leurs émotions intimes). [6].

  • De façon collégiale, on décide que les cinq premiers quatrains du poème pourront être présentés à l’exposé oral du baccalauréat. En guise d’entraînement, les élèves réalisent chez eux et à partir des éléments qui ont été développés en classe un commentaire linéaire de l’extrait, qu’ils enregistrent en vidéo et qu’ils font parvenir à la professeure par voie informatique.

  • Néanmoins ce travail a aussi pu conduire à un écueil : les élèves, à la lecture de la courte biographie d’Arthur Rimbaud, ont retenu que le poète avait « délaissé » l’écriture poétique à 21 ans. Ils ont dès lors voulu lire dans le dégoût exprimé par le poète à la fin du « Bateau ivre » une sorte de prophétie, qui annoncerait la fin de la carrière littéraire de Rimbaud. Ils pensent à ce moment-là être arrivés au bout du travail d’interprétation de l’œuvre : pour eux, dans le « Bateau ivre » le poète « voyant » ferait son autobiographie prospective. Il s’agissait donc, pour la suite du travail, de permettre aux élèves de dépasser l’illusion référentielle dans laquelle ils figeaient le sens du poème pour accéder à une autre interprétation possible.

Le recours à la micro-analyse

Afin de relancer la réflexion des élèves sur le texte, on leur propose d’analyser les vers 21 et 22 du poème : « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème / De la Mer (...). »
Deux questions sont posées : « Comment comprenez-vous cette phrase ? Vous permet-elle de donner un sens nouveau au voyage évoqué par le poète ? » Les réponses sont données en ligne, sur un blog où les élèves viennent poster leurs commentaires, de manière à pouvoir enrichir leur réflexion de celle de leurs pairs.

Sélection de commentaires postés par les élèves, présentés sans corrections :

1. Le 20 septembre 2018, 11:39 par alyssa et adrian.
 Rimbaud voulait peut être dire qu’il s’était plonger dans le monde de la poésie qu’il appelle le poème de la mer
4. Le 20 septembre 2018, 11:46 par Areon et Siratt. 
1 ) Nous pensons que ce ver contient une métaphore , peut être que dans ce poème il s’agit pas d’un voyage sur l’eau mais d’un voyage de l’esprit , de ce que la mer inspire à Arthur Rimbaud , ou peut-être que l’auteur veut dire par « baigné dans le Poème » que l’exercice poétique est une source pour lui de rafraichissement 2 ) Dans ce sens , l’incompréhension générale du poème à sa première lecture ne semble plus être car on ne prendrait plus les vers de ce poème au sens propre mais au sens figuré et comprendrons ce message que Rimbaud voulût nous faire parvenir
5. Le 20 septembre 2018, 11:46 par yassine.
 pour moi cette phrase signifie que l’auteur a vécue avec L’amour du poème dès lors ou il a connue cet art et en a prit goût. cet phrase me fait penser a l’expression « se mettre dans le bain » qui signifie que l’auteur sait de quoi il parle dans ce vaste milieu de la littérature qu’il caractérise comme la mer .
14. Le 20 septembre 2018, 12:53 par Anto et Liam
. Pour nous la phrase « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer » est une métaphore car en réalité il est impossible de se baigné dans un poème .
Nous pensons que dans la phrase le vrai sens serait « Dans la mer de poème » se qui signifierais peut être que l’auteur serait rentrer dans le monde de la poésie qui comparerais a une mer très vaste. Nous interprétons aussi cela comme le commencement de Rimbaud dans le monde du poème qui serai un voyage ou il serait libre et comparerais les péripéties qu’il affronte durant son voyage a l’univers du poème.
15. Le 20 septembre 2018, 12:55 par Amine et Aimery. 
Lorsque Rimbaud parle de la mer nous pensons que c’est une métaphore sur le fait qu’il vienne de découvrir le monde du poème et donc pour lui c’est comme découvrir un nouveau monde , un nouvelle univers, une source d’inspiration dans lequel il s’épanouit pleinement. par exemple : « comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidé par les haleurs »
cette exemple notamment illustre bien nos propos sur le fait qu’il puise ses inspirations au fond de son esprit.
20. Le 20 septembre 2018, 13:06 par Erwan et Romane.
 Antoine et Liam, nous sommes d’accord avec votre interprétation de la phrase. En effet il est impossible de se baigner dans un poème. Cela signifie donc son entrée dans le monde de la littérature :« Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. » Et il s’arrêtera où il voudra.

  • Le travail de micro-analyse nous permet de passer d’une lecture référentielle à une lecture allégorique du poème : les élèves comprennent que « Le Bateau ivre » pourrait être une longue métaphore des explorations poétiques de Rimbaud. Parce que les élèves jugent que ce vers peut apporter un éclairage important à l’ensemble du poème et parce qu’il fait écho à leur propre expérience de lecture, il constituera le titre de notre séquence : « Je me suis baigné(e) dans le poème de la mer ».

  • Dans un second temps, les élèves constatent que « Dès lors [que le poète se baigne] dans le Poème / de la Mer », il nous décrit ce qu’il voit, ses visions.

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

  • La lecture d’un extrait de la deuxième « Lettre du voyant », adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871, soit deux mois environ avant l’écriture du « Bateau ivre », peut permettre de creuser la lecture métaphorique du poème. La manière dont Rimbaud définit le travail du poète, qui selon lui « se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » afin d’arriver à « l’inconnu », fait bouger la première interprétation que les élèves avaient proposée du texte. Pour eux, Rimbaud était alors « voyant » au sens de « devin ». Ils sentent désormais que l’adjectif, polysémique, est à comprendre autrement : le poète-voyant est celui qui est capable de voir au-delà du visible, au-delà du connu et « trouve une langue » pour rapporter ses « visions », « ses délires ».

  • On demande alors à la classe de choisir un passage où le poète, en nous faisant part de ses visions, nous conduit à l’inconnu. Ce sont les strophes 8 à 13 qui ont été sélectionnées, où les élèves ont vu une unité descriptive et rythmique (« Je sais les cieux crevant en éclairs (...) / J’ai vu le soleil bas (...) / J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies (...) / J’ai suivi, des mois pleins (...) / J’ai heurté, savez-vous (...) ».)

  • En salle informatique, on invite chaque élève à choisir une marine de Turner à associer à cet extrait du « Bateau ivre ». Dans un article publié sur le blog, chacun présente son image et justifie son choix, en établissant des liens entre le tableau et le poème.

Voici, par exemple, l’article de Siratt qui a choisi Fishermen at Sea :

Joseph Mallord William Turner, Fishermen at Sea,1796,
Tate (T01585) - Image numérisée © Tate
Sous Licence Creative Commons CC-BY-NC-ND (3.0 Unported)

Pour « lever les voiles » : un retour au contexte d’écriture.

Aux délires du poète voyant succède l’expression du regret et de la désillusion. Pour illustrer cette idée, on choisit de se pencher sur les cinq dernières strophes du « Bateau ivre ».

  • La professeure propose pour cela aux élèves de construire et développer de manière collaborative sur le blog le commentaire du texte.

Ci-dessous, quelques extraits du commentaire, publiés par Martina, Romane et Liam :

  • On voit bien ici quelles émotions sont exprimées par le bateau-poète, mais la question du « pourquoi » échappe et la « Lettre du voyant », où Rimbaud annonçait l’affaissement de « l’horrible travailleur » qui « finirait par perdre l’intelligence de ses visions », qui « crève(rait) dans son bondissement par les choses inouïes et innommables », ne nous permet pas de comprendre ce qui se joue « sous les yeux horribles des pontons ». Ce dernier vers ne fait d’ailleurs l’objet d’aucun commentaire.

  • Un nouvel éclairage du texte par son contexte historique et politique cette fois pouvait permettre d’apporter de nouvelles pistes interprétatives. La professeure présente donc aux élèves une courte vidéo qui retrace les faits marquants de la « Commune de Paris ». On leur demande ensuite s’ils parviennent à établir des liens entre l’événement historique et ce qu’évoque le poème. Sa construction binaire, l’euphorie du départ et de l’aventure qui fait place au désenchantement et au désespoir final : plusieurs indices laissent entendre que ce poème pourrait être lu aussi comme une métaphore de ce que Rimbaud appelle « la bataille de Paris ».

    On peut se demander si cet éclairage n’a pas été apporté trop tardivement. Si cette interprétation du « Bateau ivre » fait désormais autorité, on n’a pas souhaité néanmoins qu’elle vienne bloquer les différentes lectures que les élèves ont pu faire du texte.

La problématisation de l’œuvre comme point d’aboutissement

A la fin de la séquence, les élèves avaient suffisamment de clés pour pouvoir entrer dans une compréhension globale du texte et en proposer des interprétations recevables. C’est donc de façon collégiale que les problématiques d’entrée dans l’œuvre ont pu être définies et formulées par les élèves, au moment même où on s’apprêtait à clore son étude :

- Comment, à partir du thème du voyage, le poète exprime-t-il ses sentiments ?
- Comment faut-il comprendre le voyage du bateau ivre ?

Pour conclure la séquence, les élèves ont été invités à rédiger leurs réponses à ces problématiques. Le descriptif pour l’oral du bac a ensuite pu être construit en classe et par les élèves.

Bilan de l’expérimentation

  • Cette manière d’aborder l’œuvre intégrale, nouvelle pour la professeure, lui a demandé de travailler différemment : le cours ne pouvait plus être préparé en avance puisqu’il s’agissait, le plus systématiquement possible, de partir des productions écrites et orales des élèves pour les accompagner, au plus près de leurs expériences de lecteurs, dans le déchiffrement du poème. La confiance ainsi accordée à leur lecture et à leur parole a pu favoriser une implication plus massive des élèves dans le cours.

  • La démarche a également supposé de la part de la professeure un travail de lecture et d’évaluation des productions des élèves à l’issue de chaque séance. Cela peut certes sembler fastidieux. Cependant, la diversité des modalités de travail qui ont été proposées aux élèves lors de la séquence (en groupe ou individuellement, sur le blog, en vidéo, en audio, sur papier) a permis de ne pas entrer dans une routine de correction harassante.

  • Proposer aux élèves des activités qui favorisent leur autonomie, que ce soit en groupe ou en salle informatique, prend du temps, compte tenu du fait qu’une reprise est souvent nécessaire en aval. Ici, à raison de trois heures hebdomadaires de français, la séquence aura duré jusqu’aux vacances d’automne, soit environ six semaines. Au cours de cette année de première, on étudiera quatre séquences au lieu des six habituelles.

  • En définitive, cette expérimentation s’est avérée profitable à la fois pour les élèves, qui ont pu s’approprier une œuvre qui aurait pu rester hermétique, et pour la professeure, qui a pu vivifier sa pratique d’enseignement. Enfin, cette démarche a pu favoriser un fécond partage de lectures au sein de la classe. La professeure a donc choisi de l’adopter pour les séquences suivantes, avec des propositions pédagogiques adaptées aux spécificités de chacune des œuvres étudiées.

Bibliographie

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Étienne Carjat (carton 6,3 X 10,5 cm) 1871/72
Reproduction photographique vers 1912 de l’original photo-carte de visite
Origine : succession Paul Claudel, Bibliothèque Nationale. Domaine public.

Notes

[1Pour copier l’expression proposée et utilisée par Alain Meirieu « entrer en écriture »

[2Montaigne, Essais, I,26, « De l’institution des enfants » : « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur, ce n’est plus thym ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d’autrui, [l’élève] les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement : Son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former. »

[3Bénédicte Shawky-Milcent, La Lecture, ça ne sert à rien !, PUF, Coll. « Partage du savoir », p.73

[4Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, Gallimard, 2015, p.57.

[5Anne Vibert, « Faire place au sujet lecteur en classe » : « La lecture à haute voix est (...) une façon de faire entendre tout à la fois la voix du texte et celle du lecteur – qui y apporte sa sensibilité propre et une proposition d’interprétation au sens musical du terme – ou elle peut tout simplement faire goûter le plaisir sensoriel des sons et du rythme. »

[6Hélène Merlin-Kajman démontre que la littérature peut être envisagée comme un objet transitionnel, à l’instar du « doudou » pour le bébé, et se réfère en cela aux travaux de Winnicot : « Dans ce jeu [avec le doudou] naît un espace caractérisé par une sorte de porosité ou de plasticité, espace que Winnicot appelle tour à tour potentiel, intermédiaire ou transitionnel, où le bébé expérimente et construit en la réinventant librement la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. » Lire dans la gueule du loup, p.14.

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