Mener une enquête policière pour réfléchir sur la langue Mise en œuvre en classe de seconde et de première

, par JOUANNE Lucie

En classe ou à distance, comment accompagner les lycéens dans une réflexion active sur la langue ?
La démarche proposée fait état d’une mise en œuvre en classe de seconde et de première, mais elle pourrait être adaptée au collège.

Principes généraux

Pourquoi renouveler la démarche ?

Traditionnellement, le professeur de français, pour faire étudier la langue à ses élèves, propose une leçon de grammaire suivie d’exercices d’application. Néanmoins, on peut se demander si cette manière de procéder permet vraiment aux élèves de construire et de s’approprier des connaissances linguistiques.

  • En effet, nous pouvons parfois avoir le sentiment que certains élèves réalisent les exercices de grammaire de manière un peu intuitive ou hasardeuse, au feeling, comme ils s’amusent à le dire parfois, sans que leurs réponses relèvent d’une pratique raisonnée de la langue.

  • D’autre part, que reste-t-il des connaissances et des compétences des élèves sur ces objets d’étude grammaticale une fois la leçon terminée ? Comment favoriser chez eux une assimilation durable des notions linguistiques ?

Suzanne-G. Chartrand, dans Mieux enseigner la grammaire [1], préconise de proposer des démarches qui permettent de faire réfléchir les élèves sur la langue en leur faisant manipuler des structures et en leur demandant de justifier leur raisonnement.

Présentation de la démarche d’enquête

Pour inciter les élèves à réfléchir sur la langue, nous les invitons à suivre le modèle de l’enquête policière. Les différentes étapes imposées par ce protocole permettent de déployer le raisonnement et donnent de ce fait aux élèves la possibilité de s’approprier les connaissances et compétences grammaticales.

Les étapes de la démarche d’investigation [2] :

  1. Observer une phrase et se questionner sur la nature et la fonction d’un groupe syntaxique.
  2. Recueillir des indices.
  3. Formuler des hypothèses.
  4. Rechercher des preuves en ayant recours à une ou plusieurs manipulation(s) syntaxique(s).
  5. Énoncer des conclusions.

Pour illustrer cette proposition de mise en œuvre, on s’appuiera sur des travaux menés par des élèves de seconde, entre les mois de janvier et de mai 2020.

Quand et comment faire mener l’enquête ?

Ce scénario pédagogique permet d’entrer dans un questionnement dynamique de la langue et peut être conduit selon des modalités variées.

1. En classe, pour mener la leçon sur une notion syntaxique, on invite les élèves à verbaliser les différentes étapes de l’enquête, qui...

  • ... rend la leçon de grammaire attractive et ludique en ménageant une forme de suspense,

  • ... permet de focaliser l’attention des élèves sur des éléments clés de la notion grammaticale,

  • ... souligne l’intérêt des manipulations dans l’analyse syntaxique,

  • ... incite les élèves à être actifs dans la construction des savoirs.

2. En prolongement d’un cours, pour voir comment les élèves s’approprient les notions grammaticales étudiées, on leur demande de procéder à un enregistrement vocal [3] de leur propre enquête grammaticale. Les enquêtes sont ensuite envoyées à la professeure par courrier électronique.

  • Chaque élève s’appuie sur ce qu’il aura compris et retenu du fonctionnement d’une structure syntaxique pour développer son enquête.

  • La ritualisation de cet exercice, auquel les élèves s’adonnent une fois par semaine, leur permet de réinvestir de façon régulière leurs connaissances et leurs compétences linguistiques.

  • Ils deviennent progressivement plus autonomes dans leur réflexion sur la langue.

EXEMPLE

Voici trois enquêtes menées à partir d’un même sujet :

  • Phrase : « Le meurtre qu’ils commettent est une conséquence de leur adultère » [4].
  • Question : Après avoir identifié la proposition subordonnée dans cette phrase, vous donnerez sa nature et sa fonction.
  • Après avoir repéré la proposition subordonnée, chacune des trois élèves a procédé à une manipulation syntaxique de son choix pour prouver l’hypothèse qu’il s’agit d’une relative :

  1. la suppression du groupe souligné ;
  2. le remplacement du groupe souligné par une expansion du nom ;
  3. le remplacement du mot subordonnant par un pronom personnel.

Ce qui fait l’intérêt de la démarche

1. Elle s’adapte à différentes situations de classe puisque le travail peut être mené :

  • en grand groupe, pour construire collectivement la leçon de grammaire ;
  • en binôme...
    • ... pour les premières enquêtes, afin qu’en échangeant entre pairs les élèves puissent se familiariser avec les différentes étapes de la démarche,

    • ... pour les enquêtes suivantes, en favorisant l’hétérogénéité au sein des groupes afin d’encourager les élèves les plus à l’aise à accompagner ceux qui le seraient moins ;

  • individuellement...
    • ... lorsque les élèves ont bien compris le fonctionnement de la démarche d’investigation,
    • ... lorsque le travail à distance est rendu nécessaire,
    • ... afin de mesurer le degré d’appropriation des notions pour chacun et de prévoir une remédiation ou une adaptation du corpus en fonction des besoins individuels.

EXEMPLE

Voici l’exemple d’une enquête menée en classe et en binôme.
On y entend des élèves prendre en main pour la première fois le protocole.

Corpus :

  1. Je ne connais pas encore le maire qui sera élu dans ma ville.
  2. Je me demande qui sera élu dans ma ville.

Question :
Les groupes soulignés sont-ils de même nature et de même fonction ?

Cette enquête constitue la charnière entre deux objets d’étude de la langue : la leçon sur « Les relations au sein de la phrase complexe » est arrivée à son terme et on s’apprête à démarrer un travail sur « La proposition subordonnée relative ». Il s’agit donc de s’appuyer sur des prérequis pour pouvoir ensuite relancer une réflexion plus approfondie sur la relative.

2. Puisque la procédure de l’enquête policière concrétise le cheminement intellectuel entrepris par l’élève pour étudier la langue, elle est très utile pour établir une évaluation diagnostique individuelle des compétences grammaticales et se prête à la mise en œuvre d’une pédagogie ciblée.

  • Pour s’approcher au plus près de leur réflexion, nous incitons les élèves à procéder à l’enregistrement oral de l’enquête en direct, c’est-à-dire sans brouillon préparatoire. Cela permet d’entrer dans le vif de leur tâtonnement, d’entendre les difficultés, de voir si elles sont surmontées ou non.

  • En fonction du type de difficulté rencontré, le professeur pourra constituer des groupes de remédiation. La plupart du temps, les conclusions erronées sont dues à des erreurs de manipulation, qui révèlent une assimilation fragile de ce que recouvrent certaines notions (découpage de la phrase en propositions, nature du pronom...). On pourra, en accompagnement personnalisé, proposer des travaux d’enquête qui cibleront ces notions en particulier.

  • Le protocole d’investigation permet en outre de pratiquer une pédagogie différenciée. On pourra ainsi proposer aux élèves, en fonction de leurs aptitudes à tel moment de l’année, des corpus de phrases présentant des degrés de difficulté différents.

EXEMPLE

On veut vérifier que les élèves savent distinguer relative et conjonctive en « que » [5].

On pourra proposer

  • pour celles et ceux chez qui les notions sont en cours d’appropriation, un corpus d’ « apprentis » :
  1. Claude pense que ce livre est passionnant.
  2. Claude lit un livre que je trouve passionnant.

Au cours de leur enquête, les élèves observent rapidement que le premier groupe souligné est placé à la droite d’un nom, tandis que le deuxième se trouve à la droite d’un verbe. Un test de suppression des propositions subordonnées leur permettra de distinguer la conjonctive et la relative (la relative peut être supprimée sans bouleverser la structure syntaxique de la phrase, à l’inverse de la conjonctive complétive qui ne peut être supprimée, car faisant partie du groupe verbal). Ils peuvent également réaliser un test de substitution pour prouver que les deux propositions ne sont pas de même nature : la première, complément d’objet, est remplaçable par un pronom (Claude le pense), la deuxième par un adjectif (Claude lit un livre passionnant).

  • pour celles et ceux qui qui parviennent à résoudre sans difficulté la première enquête, un corpus d’ « experts » :
  1. L’espoir que je nourris me permet de rester positive.
  2. L’espoir que tout va s’arranger me permet de rester positive.

Le corpus présente un « cas limite », avec dans la première phrase une relative et dans la deuxième une conjonctive complément du nom. Les tests de suppression et de remplacement des groupes soulignés par une autre expansion du nom ne seront pas opérants pour distinguer les deux types de subordonnées. Écoutons la résolution proposée par une « experte » :

Ici l’élève s’appuie sur ce qu’elle sait de la nature du pronom relatif pour résoudre l’enquête. Grâce à une manipulation qui consiste à scinder la phrase complexe en deux phrases simples (Je nourris l’espoir. L’espoir me permet de rester positive), elle a pu identifier la subordonnée de la première phrase comme étant une relative. En revanche, elle déduit du même test que le mot subordonnant de la deuxième phrase est une conjonction de subordination, puisqu’il ne reprend pas le nom « espoir » (Tout va s’arranger. L’espoir me permet de rester positive). Elle en conclut que la proposition de la phrase 2 est une subordonnée conjonctive.

3. La démarche de l’enquête policière peut enfin constituer une méthode efficace pour s’entraîner à répondre à la question de grammaire des E.A.F.,
puisque... :

  • la question portera le plus souvent sur un groupe syntaxique ;
  • on attendra du candidat qu’il soit capable de réfléchir sur un fait de langue et de justifier sa réponse ;
  • c’est la systématisation de l’exercice qui rendra l’élève capable, progressivement, de choisir la ou les bonne(s) manipulation(s) pour justifier ses hypothèses.

EXEMPLE

Avec une classe de première, on pourrait travailler les notions d’interrogative indirecte et de subordonnée circonstancielle de la manière suivante.

Corpus :

  1. Je me demande s’il pleut.
  2. Je ne sortirai pas s’il pleut.

Question : Les groupes soulignés sont-ils de même nature et de même fonction ?

Un test de déplacement, possible pour la circonstancielle (S’il pleut, je ne sortirai pas), impossible pour l’interrogative indirecte (*S’il pleut je me demande), pourra permettre aux élèves de résoudre cette enquête.

Conclusion

L’enquête policière peut donc apparaître comme une stratégie efficace pour faire étudier la langue aux élèves en cela qu’elle mime la procédure intellectuelle qui doit guider l’analyse grammaticale.

En ritualisant l’exercice, les élèves gagnent en aisance et en autonomie dans l’étude de la langue et recourent spontanément à des manipulations syntaxiques pour justifier leur raisonnement. La verbalisation de l’enquête leur permet en outre de s’approprier la terminologie grammaticale.

Dans l’ensemble, les élèves se sont véritablement pris au jeu de l’enquête et certains ont même pris goût à l’analyse grammaticale. Dans son bilan de fin d’année, une jeune fille écrit : « J’ai aimé les enquêtes grammaticales tout le long de l’année, grâce à ces dernières on apprenait facilement et de manière originale. »



Bibliographie
Grammaires de référence :
• D. Denis, A. Sancier-Château, Grammaire du français, Librairie Générale Française, 1994.
• M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Quadrige, PUF, 1994.

Ouvrage didactique :
• Suzanne-G. Chartrand, Mieux enseigner la grammaire. Pistes didactiques et activités pour la classe (Erpi, 2016).

Notes

[1Mieux enseigner la grammaire, (dir.) Suzanne-G. Chartrand, ERPI Éducation

[2Mélinée Simonot a fait paraître en 2011, sur La Page des Lettres, un article intitulé « L’enquête policière : une méthode pour apprendre à lire un texte ». Nous proposons de reprendre cette démarche en la transposant à l’étude de la langue.

[3Pour procéder à un enregistrement vocal les élèves peuvent utiliser...

  • ... sur smartphone : une application dictaphone.
  • ... sur ordinateur : le logiciel Audacity.
  • ... sur tablette ou ordinateur : l’un des outils d’enregistrements vocaux de l’ENT.

[4Émile Zola, Préface de la deuxième édition de Thérèse Raquin, 1868.

[5Ces sujets d’enquêtes, qui invitent les élèves à distinguer relative et conjonctive, sont proposés après qu’a été mené en classe un travail sur les fonctions de ces deux types de subordonnées et sur la nature du « que » (pronom relatif ou conjonction de subordination). La leçon a été construite grâce à plusieurs enquêtes policières qui ont pu être résolues par un recours régulier aux trois manipulations suivantes : suppression, substitution, scission de la phrase complexe en deux phrases simples).

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