Une jeunesse au temps de la Shoah de Simone Veil Accompagner la lecture d’une œuvre résistante en classe de 3ème

, par GADEN Elodie

Une Jeunesse au temps de la Shoah est constitué des quatre premiers chapitres de l’autobiographie que Simone Veil a fait paraître en 2007 sous le titre Une vie. L’éditeur a suggéré à l’autrice d’en extraire les pages qui constituent sa jeunesse, de son enfance à Nice à sa vie sous le régime de Vichy, puis à sa déportation à Auschwitz, dans le but de donner à lire des passages « qui peuvent être regardés comme d’utile pédagogie vis-à-vis de la jeunesse d’aujourd’hui [2] ». Pourquoi et comment faire lire Une Jeunesse au temps de la Shoah à une classe de troisième ? Quels obstacles se posent aux élèves ? Comment faire des difficultés de réception inhérentes à l’œuvre un des enjeux de l’étude ?

Introduction - Pourquoi Une Jeunesse au temps de la Shoah ?

Une Jeunesse au temps de la Shoah est constitué des quatre premiers chapitres de l’autobiographie que Simone Veil a fait paraître en 2007 sous le titre Une vie. L’éditeur a suggéré à l’autrice d’en extraire les pages qui constituent sa jeunesse, de son enfance à Nice à sa vie sous le régime de Vichy, puis à sa déportation à Auschwitz, dans le but de donner à lire des passages « qui peuvent être regardés comme d’utile pédagogie vis-à-vis de la jeunesse d’aujourd’hui [1] ». Ainsi, on peut à double titre choisir d’étudier cette œuvre en classe de 3e : cette autobiographie s’inscrit non seulement dans l’axe « Se raconter, se représenter », mais aussi dans celui intitulé « Agir dans la cité : individu et pouvoir », puisque l’autrice, en racontant son vécu de la Shoah, porte un regard sur l’histoire du XXe siècle.

Faire lire cet ouvrage à une classe de 3e, c’est donner l’opportunité à des élèves de quatorze ans de saisir au plus près l’expérience concentrationnaire, vécue par une adolescente de dix-sept ans, relatée par une femme devenue une figure historique majeure du XXe siècle, que les élèves peuvent recroiser à l’occasion du programme d’histoire, dans le chapitre sur le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ou sur le Parlement Européen par exemple. C’est se donner la possibilité d’un échange et d’un partage citoyens autour de valeurs humanistes pour comprendre ce qui pousse une rescapée des camps à faire le récit autobiographique de son expérience personnelle du génocide. C’est aussi, par là même, se confronter à un texte complexe, qui résiste en certains points lorsqu’on l’aborde en classe.

Une œuvre résistante

La dimension référentielle et historique

Tout d’abord, la dimension référentielle et historique du récit peut faire obstacle : il est nécessaire, pour surmonter en partie cette difficulté, de travailler en étroite concertation avec l’enseignant d’histoire-géographie et EMC. Il peut être judicieux de s’assurer que le cours de français s’adosse à des connaissances précédemment acquises dans le cours d’histoire pendant l’année, ce qui permet ainsi une réactivation des notions. Il est à cette occasion intéressant, en introduction à la séquence, mais aussi de manière filée, d’inviter les élèves à s’interroger sur la différence entre le cours d’histoire et le cours de français ; c’est l’occasion faire saisir aux élèves les enjeux littéraires du récit de soi, de l’expression des émotions et des sentiments, ainsi que la valeur personnelle et intime du texte testimonial. Cette réflexion permet en outre d’introduire la notion de style, propre à chaque auteur ou autrice rescapé(e) des camps.

La violence

Le second obstacle auquel on peut être confronté est celui de la violence : la violence des faits historiques relatés – depuis l’organisation de la discrimination des Juifs jusqu’à la déshumanisation mise en œuvre dans les camps – ; mais aussi la violence exercée par le récit sur le lecteur, donc sur l’élève. On ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur la réception de cette œuvre. Après avoir abordé cette même œuvre avec plusieurs générations d’élèves, on a pu constater, au fil des années, différents types de réactions en classe de 3e. Certains élèves, y compris parmi ceux réputés « petits lecteurs », se lancent avec beaucoup d’intérêt dans ce récit, souvent bouleversés, parfois révoltés, éprouvant une empathie manifeste pour la souffrance de Simone Veil et des personnes déportées. D’autres ressentent une incapacité à poursuivre la lecture de cette œuvre, trop saisissante et troublante. Il s’agit dès lors, non pas de mettre de côté la violence du récit ou la violence ressentie par les élèves, mais plutôt d’en faire un objet d’interrogation afin de faire réfléchir la classe à l’expression des émotions personnelles (celles de l’autrice et celles des lecteurs) et d’adosser aux compétences de lecture des compétences psycho-sociales.

Comment faire de ces difficultés de réception un des enjeux de l’étude ?

Quels moyens mettre en place pour accompagner les élèves à la lecture d’une œuvre humainement résistante ?
Le projet présenté dans cet article propose un dispositif pédagogique correspondant à environ trois semaines de cours, visant à étayer la compréhension du texte de Simone Veil en réfléchissant, avec les élèves, à la notion de violence.
Pour cela, la séquence se construit en trois grands moments :

  • tout d’abord, l’entrée dans l’œuvre par la polyphonie, en faisant entendre la voix de deux rescapés, autres que Simone Veil (Milo Adorner et Ginette Kolinka) ;
  • ensuite, l’étude de l’œuvre intégrale, pas à pas, guidée par l’enseignante (pendant environ deux semaines) ;
  • enfin, la mise en perspective de l’œuvre de Simone Veil avec des extraits d’autobiographies d’autres femmes rescapées (Marceline Loridan-Ivens, Charlotte Delbo et Ginette Kolinka) – l’objectif étant de créer une communauté de lecteurs capables de mettre en réseau Une jeunesse au temps de la Shoah avec d’autres récits d’expérience concentrationnaire. Nous faisons ainsi le pari que les élèves pourront saisir la singularité de l’écriture de chaque autrice et parviendront à formuler, ensemble, des hypothèses personnelles d’interprétation, dépassant ainsi les difficultés d’approche de l’œuvre.

Pour ce faire, certains outils numériques sont proposés au fil de cet article dans le but de varier les approches didactiques et de faciliter l’accompagnement de l’étude et des échanges entre élèves. Ces outils constituent une plus-value pédagogique dans la mesure où, ainsi que l’analyse Dominique Bucheton [2], ils contribuent à l’éducation à la socialisation scolaire et s’inscrivent dans des valeurs humanistes, faisant ainsi écho à l’entreprise de Simone Veil elle-même.

Entrer dans la séquence par la polyphonie des voix de rescapés

« Chaque déporté a son vécu », Milo Adoner

Écouter

La première étape de la séquence consiste à faire entendre ou voir des témoignages de rescapés, avant de faire lire celui de Simone Veil. Il s’agit d’une première manière de se lancer dans la réflexion et de désamorcer les résistances auxquelles l’élève va être confronté en lisant Une jeunesse au temps de la Shoah.
De nombreuses ressources en ligne sont disponibles, que ce soit des enregistrements audio ou vidéo, de formats de différentes longueurs [3]. On laisse aux élèves une dizaine de jours pour avoir le temps de visionner à la maison, ou au CDI, la vidéo de Ginette Kolonka et Milo Adoner en ligne sur le site du Mémorial de la Shoah.
Il est suggéré aux élèves de noter, à la fin de leur visionnage en autonomie, ce qu’ils ont compris, sous la forme de mots-clés. La reprise se fait ensuite en classe.

Échanger

Par groupe de trois, on leur demande d’échanger sur ce qu’ils ont retenu des deux témoignages, en guidant la réflexion par deux questions :

  • 1- Comment Ginette Kolinka et Milo Adoner racontent-ils leur expérience respective de la déportation ? Quelles émotions semblent-ils ressentir ?
    On attend que les élèves comprennent que les émotions ressenties en faisant le récit de son expérience concentrationnaire propre varient selon le témoignage, ainsi que le conclut Milo Adoner : « Chaque déporté a son vécu ». Ginette Kolinka, les yeux quasiment clos et embués, évoque avec douleur les étapes du processus de déshumanisation. Elle fait un récit personnel et intime, notamment quand elle évoque son neveu déporté, qu’elle ne reverra jamais. Milo Adoner, de son côté, emploie un vocabulaire plus vulgaire et s’exprime avec véhémence, semblant animé par une haine toujours présente, plusieurs décennies après l’événement. Les élèves sont invités à s’interroger sur le choix des mots et le registre de langue, dans le but d’amorcer une réflexion sur le dicible et l’indicible.
  • 2- Dans la vidéo, sont montrés des documents historiques (fiches d’entrée, documents comportant le nom des déportés et de leur famille...) : selon vous, pourquoi était-il pertinent d’intégrer ces sources historiques au témoignage ?
    Cette question vise à faire réfléchir les élèves à la véracité des témoignages attestés historiquement. Les archives indiquent en effet combien la déportation fut organisée par le régime nazi, ainsi que par le régime de Vichy en France ; elles mettent en évidence la vérité historique des faits ; elles présentent une réalité avérée. Intercaler ces sources écrites au témoignage oral de Ginette Kolinka et Milo Adoner fait ainsi résonner la réalité historique et l’expérience individuelle des témoins, permettant par là même d’anticiper d’éventuelles réactions minimisant ou niant la Shoah. En effet, si les témoignages de rescapés des camps trouvent la plupart du temps un écho sensible chez les élèves de 3e, en suscitant leur empathie, on ne saurait bâtir la séquence sur cette seule porte d’entrée dans le témoignage, car des dynamiques de résistance ou de conflit mémoriel peuvent opérer et entraver l’approche du texte. Les travaux d’enseignants historiens comme Iannis Roder nous éclairent à ce sujet [4]. Ce point de vigilance ainsi énoncé, nous suggérons deux pistes de résolution : tout d’abord, travailler en collaboration étroite avec l’enseignant ou enseignante d’histoire est requis pour faire comprendre l’entreprise organisée de déshumanisation mise en place par le régime nazi ; ensuite, mettre en perspective le récit de survivants et survivantes du génocide de la Seconde Guerre mondiale avec celui d’autres génocides peut permettre de faire dialoguer les mémoires. On dispose par exemple de récits, particulièrement riches, de personnes rescapées du génocide rwandais [5].

Mettre en perspective

La fin de la séance est consacrée à l’écoute d’une interview de quatre minutes d’Esther Senot [6], une autre survivante, dont le propos final permet de tisser des liens entre le passé et le présent. Elle explique témoigner pour

mettre les jeunes en garde [...] : ce qui nous est arrivé peut encore arriver malheureusement. [...] Qu’ils soient vigilants parce que le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, ça conduit directement à Auschwitz.

La découverte de l’œuvre de Simone Veil, Une jeunesse au temps de la Shoah se déroule ensuite en alternant les chapitres lus à la maison et les chapitres lus en classe, dans le but d’accompagner la compréhension de l’œuvre [7].

Entrelacer lecture collective et lecture en autonomie

Entrer dans l’enfance pour entrer dans l’autobiographie

Chapitre 1. « Une enfance niçoise »
Le premier chapitre « Une enfance niçoise » est lu par l’enseignante en classe, dans le but d’entrer dans le texte collectivement et de dissiper certaines difficultés de compréhension – ce chapitre étant en effet jalonné de :

  • références géographiques : Allemagne, Autriche, Nice, ...
  • références historiques : affaire Dreyfus, Anschluss, ...
  • concepts complexes à appréhender seul comme la laïcité.

Pendant cette lecture, on projette au tableau une carte des lieux évoqués afin de permettre une meilleure représentation mentale. On indique au préalable à la classe qu’il n’est pas nécessaire de tout comprendre, que lire est une expérience qui peut nous placer face à des incompréhensions, sur lesquelles il s’agit de ne pas se focaliser. Il est également possible de lire ce chapitre en choisissant de passer sur certains passages que l’on occulte, en ayant préalablement choisi ceux que l’on va lire et ceux que l’on va omettre. L’objectif est de percevoir une atmosphère : celle d’une enfance bercée par un bonheur réel mais précaire. Ainsi, on terminera la séance en s’attardant sur deux phrases de la fin du chapitre, qu’on demande aux élèves d’interpréter :

« nous étions loin de nous douter de ce qui nous attendait » (p.37)
« ce que nous ignorions, au sein de cette famille heureuse où l’on venait de fêter mes onze ans, puis mes douze ans, c’est que le paradis de l’enfance était en train de s’engloutir » (p.38). »

Ces deux citations permettent de faire retour sur le chapitre entier qui vient d’être lu et d’en saisir l’essentiel : Simone Veil vient de décrire une enfance heureuse qui s’apprête à basculer dans l’horreur, en raison de la montée du nazisme en Europe. On perçoit là un des enjeux de l’écriture autobiographique : l’autrice relate sa jeunesse, des décennies plus tard, avec la maturité de celle qui a vécu, en posant un regard tendre sur la jeune fille innocente et naïve qu’elle était, incapable de prédire les événements historiques à venir. Ce premier chapitre permet de nommer ou de rappeler le principe d’identité, propre à l’autobiographie, de l’auteur, du narrateur et du personnage.

S’approprier un chapitre par l’approche collective

Chapitre 2. « La nasse »
Le deuxième chapitre, « La nasse », est lu en autonomie à la maison, à la suite de quoi est organisée une mise en commun visant à étayer la compréhension de ce moment clé de l’œuvre. Pour cela, on forme six groupes d’élèves auquel on attribue une consigne en faisant tourner une roue de la fortune virtuelle générée par La Digitale [8] :

Les six consignes sont les suivantes :

  • 1. Événement - Choisissez un événement du chapitre 2 qui vous a choqué/ée ou étonné/ée et expliquez pourquoi.
  • 2. Titre - Pourquoi l’autrice a-t-elle intitulé le 2e chapitre « la nasse » ? Justifiez votre réponse en citant au moins un passage précis du chapitre.
  • 3. Sentiments - Donnez trois sentiments qu’un lecteur ou une lectrice peut ressentir en lisant ce chapitre. Justifiez votre réponse en vous appuyant sur des citations précises.
  • 4. Liens - Quels liens pouvez-vous faire entre les pages que vous avez lues de Simone Veil et le témoignage de Ginette Kolinka ou Milo Adoner ?
  • 5. Perte de liberté - Avant qu’ils ne soient déportés à Auschwitz-Birkenau, quelles sont les étapes qui privent progressivement les personnes juives de leur liberté ?
  • 6. Lecture expressive - Préparez la lecture expressive du texte : p.67 « Le 13 avril... » jusqu’à la fin de la p.68. Réfléchissez aux émotions que vous souhaitez transmettre, et veillez à trouver le ton adéquat.

Une trentaine de minutes est laissée aux élèves de chaque groupe pour s’approprier la consigne, y répondre, en travaillant en coopération. Le reste de la séance permet d’entendre chaque groupe pour une prise de parole d’environ trois minutes, l’objectif étant de produire une réponse argumentée mais synthétique. En se répartissant ainsi les questionnements, la classe aboutit à une interprétation partagée d’un chapitre dense. On veillera à terminer par la lecture expressive, en guise de conclusion de la séance, afin de faire entendre la voix de Simone Veil.

Décrypter la violence

Chapitre 3. « L’Enfer »
Ce chapitre, en ce qu’il relate les mois passés dans le camp d’Auschwitz, depuis l’arrivée du convoi jusqu’à la libération du camp et le retour à Paris, peut à bien des égards être considéré comme le cœur de l’ouvrage. On commence par interroger la classe sur le titre du chapitre que S. Veil a choisi, pour faire émerger des hypothèses et tisser des liens avec le cours d’histoire :
« L’Enfer » : Qu’est-ce que ce titre évoque, pour vous ? À quoi le lecteur peut-il s’attendre ? Pourquoi, selon vous, l’autrice a-t-elle choisi un tel titre ?

Puis les vingt premières pages du chapitre (p.69 à 89) sont lues en classe, soit par l’enseignante, soit en écoutant les passages concernés proposés par Radio France. Pour soutenir la compréhension, on projette au TNI cinq citations extraites des pages qui vont être lues, en indiquant qu’en fin de lecture, un quart d’heure sera accordé pour analyser une de ces phrases et en expliquer le sens, en tissant des liens avec les paragraphes qui la précèdent et qui suivent :

  • Citation 1 - p.72 : « nous ne comprenions pas. Nous ne pouvions pas comprendre. Ce qui était en train de se produire [...] était inimaginable ».
  • Citation 2 - p.73 : « nous avions perdu toute identité ».
  • Citation 3 - p.73 : « c’était très pénible ».
  • Citation 4 - p.75 : « des choses totalement incohérentes pouvaient survenir au camp ».
  • Citation 5 - p.79 : « Quant à moi je me refuse à tout jugement dans ce domaine ».

L’objectif est de travailler une compétence phare de la discipline, celle qui consiste à élaborer une interprétation de textes littéraires, par la lecture en contexte : chacune de ces phrases nécessite en effet que les élèves écoutent attentivement la lecture du chapitre, (re)feuillettent l’ouvrage, établissent des corrélations, pour expliciter l’implicite. On prend ici le parti de faire reformuler la violence, chacune de ces citations étant appelée à être glosée, paraphrasée, pour rendre compte de la déshumanisation relatée.

On notera que cette section de l’œuvre se prête à une analyse genrée des violences exercées sur les femmes déportées, ainsi que nous y invite la cinquième citation proposée : « Quant à moi je me refuse à tout jugement dans ce domaine » (p.79). Ce que Simone Veil se refuse à juger, c’est « l’ambiguïté sexuelle [qui] rodait en permanence » (p.79) dans le camp et qui permit à certaines déportées, en échange de faveurs sexuelles, d’obtenir des contreparties pour survivre. Ces références au corps des femmes imprègnent ce chapitre : la gêne indicible des filles voyant le corps de leur mère dénudée ; le sort des femmes enceintes à qui on accorde un régime alimentaire de faveur avant de les assassiner avec leur nouveau-né ; mais aussi, en contre-point, la sororité qui se développe entre Simone Veil, Marceline Loridan et Ginette Kolinka, ainsi que la place maternelle de la mère de Simone auprès des autres jeunes filles orphelines. Tous ces aspects de la vie dans le camp ne sont pas anodins et ne sauraient être appréhendés qu’en fonction du statut de déporté. Ils méritent d’être lus et analysés de manière spécifique, en ce qu’ils renvoient au « statut sexuel », ou « statut de genre », analysé par Dalia Ofer, Lenore J. Weitzman. Ces chercheuses expliquent que « dans les camps de concentration, les hommes comme les femmes étaient confrontés à des menaces et des défis très différents ». On expliquera ainsi aux élèves que dans certains camps, un terme fut même forgé (« Lager Schwestern », « sœurs de camp ») pour évoquer des liens familiaux tissés pour s’entraider face aux menaces :

« Ce terme n’existe que chez les femmes, et il n’existe pas de terme parallèle pour décrire des amitiés fraternelles entre hommes. Ces femmes étaient parfois parentes – mères et filles, ou sœurs, ou cousines ; d’autres fois, elles étaient amies intimes avant la guerre. Mais bon nombre de sœurs de camp se rencontrèrent et tissèrent des liens dans les camps, constituant de « petites familles » soudées dans l’entraide [9]. »

Proposer une analyse au prisme du genre permet de ne pas considérer les faits décrits par l’autrice comme isolés ou circonstanciels, mais comme relevant d’un système d’enchevêtrement des dominations et des violences, qui s’enracinent dans des valeurs non seulement antisémites mais aussi sexistes. Ces précisions permettent de donner des clés d’analyse aux élèves, souvent perplexes face à ces évocations du corps des femmes qui suscitent une incompréhension mêlée de gêne.

Émouvoir et faire réfléchir

Chapitre 4. « Revivre »

Émouvoir et faire réfléchir, deux visées indissociables du récit autobiographique.
La suite du chapitre « L’Enfer » (p.89 à 115) ainsi que le chapitre suivant, « Revivre », sont lus ou écoutés à la maison [10] , assortis d’une consigne et d’une question ouverte :
Si vous aviez à ne retenir qu’un seul passage (environ une page), entre les pages 89 à 144, lequel choisiriez-vous ? Pourquoi ?

Cette activité personnelle, de type anthologique – puisqu’il s’agit de procéder à la sélection justifiée d’un extrait – sert d’appui à une activité de synthèse proposée en classe pour ressaisir l’œuvre dans son ensemble, tout en initiant les élèves à l’argumentation.
Le sujet de réflexion est le suivant :
Une jeunesse au temps de la Shoah vous a-t-il plus fait réfléchir ou plus ému/ue ?

Cette activité permet de travailler de façon particulièrement fine le choix des exemples adossés aux arguments  : la lecture filée de l’œuvre a fait émerger des passages clés, des citations emblématiques, c’est-à-dire un matériau propre à être remobilisé pour asseoir les arguments. Il va de soi que les deux aspects de la question – émouvoir ou faire réfléchir – sont légitimes, en ceci qu’ils développent chez chaque élève sa place de « sujet-lecteur » :

L’élève est considéré comme un lecteur à part entière ; quand il plonge dans une œuvre littéraire, il réagit avec sa raison, mais aussi avec ses émotions, son imagination, sa mémoire, avec tout ce qui le constitue [11].

Lire et donner envie de lire

Tâche finale de la séquence : coopérer pour faire découvrir d’autres récits de femmes rescapées des camps

Trois figures de femmes

Pour clore le projet de séquence, on propose aux élèves de découvrir de façon collaborative trois autres figures de femmes rescapées ayant également relaté leur expérience dans une autobiographie : Ginette Kolinka (découverte en introduction de la séquence par le témoignage vidéo), Marceline Loridan-Ivens, que Simone Veil évoque dans son propre récit, ainsi que Charlotte Delbo. Chaque groupe se concentre sur une seule des trois autrices, réalise une analyse coopérative de supports mis à sa disposition, puis enregistre sa production finale orale, qui sera ensuite consultable par les autres groupes, lesquels auront de leur côté travaillé sur une des autres écrivaines.
Pour cette tâche finale qui nécessite environ quatre à cinq heures, les élèves sont invités à travailler par groupes de 4 ou 5, pour prendre connaissance des ressources mises à disposition sur un Digipad accessible depuis une tablette connectée [12] :

Diversité de supports, liberté de choix

Pour chaque autrice, on propose :

  • une photographie
  • la couverture de l’ouvrage
  • un texte extrait de chacune des œuvres, choisi par l’enseignante (qui est également distribué en version papier afin que les élèves puissent se l’approprier en l’annotant, en surlignant des passages clés...)
  • la version audio du texte lu par l’enseignante, enregistrée au préalable dans une capsule déposée sur le Digipad
  • le lien vers la biographie de l’autrice sur le site Wikipedia.

Ces supports variés offrent différentes portes d’entrée dans le projet final et contribuent à la différenciation pédagogique. Les élèves sont libres de naviguer entre les divers documents, selon l’ordre souhaité, en commençant par lire le texte et/ou par écouter la version lue par l’enseignante. La colonne de gauche du Digipad présente les consignes et les conseils :

Voici quelques conseils pour guider votre travail. Sentez-vous libres de suivre votre cheminement pour découvrir ces textes.
Vous avez à votre disposition votre classeur, une tablette, le Digipad avec la couverture du livre, la biographie de l’autrice, son portrait, sa fiche Wikipedia.

Pour une présentation orale collaborative

Cette tâche finale répond à plusieurs objectifs :

  • développer la culture des élèves en établissant des relations entre les œuvres et entre les figures d’autrice ;
  • amorcer une réflexion sur le style littéraire : les élèves découvrent des textes de femmes qui ont en partage avec Simone Veil une expérience concentrationnaire en certains points comparable, mais dont la mise en mots diffère ;
  • développer les compétences orales ;
  • développer l’autonomie des élèves par le travail coopératif pour réussir à appréhender et comprendre de nouvelles autrices.

En cela, l’usage du Digipad apporte une plus-value non négligeable : il permet de rassembler des contenus complémentaires nombreux et variés ; il contribue à l’autonomie des élèves en les responsabilisant ; il permet de centraliser les oraux de restitution finaux, et de les partager avec les autres groupes. Pour les élèves en difficulté à l’oral, il offre également une alternative avantageuse à l’exposé à présenter devant l’ensemble des camarades.

Au service d’un travail créatif

Selon les classes et les groupes, on constate différents choix de modalités de travail : certains se répartissent les tâches pour plus d’efficacité, d’autres choisissent de découvrir tous les documents ensemble, dans le même ordre. Les audios finaux – que l’on ne peut publier dans cet article pour des raisons de droit – témoignent également de diverses stratégies d’organisation de la production finale :

  • un groupe travaillant sur Marceline Loridan-Ivens propose une introduction qui resitue cette nouvelle autrice dans le cadre de la séquence de cours sur Simone Veil, en s’appuyant largement sur les analyses auxquelles le cours a abouti durant les semaines précédentes – se réappropriant ainsi les notions tout en les mettant en lien avec le texte nouveau. Ce même groupe se répartit très équitablement la parole pour partager les analyses guidées par les conseils donnés par la professeure ;
  • un groupe travaillant sur Charlotte Delbo fait le choix de consacrer un temps substantiel de la période préparatoire à la documentation en lisant de façon approfondie le parcours de vie singulier de cette femme rescapée. L’introduction s’en trouve très complète et le ton de voix de l’élève qui s’exprime indique une solennité empreinte d’émotion, voire une conscience de servir le devoir de mémoire ;
  • un groupe travaillant sur Ginette Kolinka décide, sans que la consigne ait été explicitée en ce sens, de simuler une émission littéraire (« Bienvenue dans l’émission « Touche pas à mon livre ! » »), en revêtant des rôles pour dynamiser la présentation. Ainsi, une journaliste littéraire reçoit deux passionnés qui résument l’extrait de Ginette Kolinka pour les lecteurs qui ne connaissent pas encore le livre ; un spécialiste de littérature propose des pistes d’interprétation du titre (Retour à Birkenau) ; et une comédienne est invitée pour lire de façon expressive un paragraphe.

On perçoit dans ces différentes situations combien cette modalité d’activité, tout à la fois guidée et laissant une grande liberté aux élèves, est de nature à développer la sensibilité personnelle ainsi que le respect de la singularité de chacun, dans ses goûts, ses démarches ou ses compétences.

Le projet présenté, mené en cours de français, se situe au croisement du parcours citoyen d’une part, du parcours artistique et culturel de l’autre. Il aura permis d’engager les élèves dans la découverte de textes dont la difficulté et la violence constituent au départ un obstacle à la compréhension et à l’appropriation. Par une lecture guidée, pas à pas, adossée à des activités variées alternant analyses macro (à l’échelle d’un chapitre) et micro (à partir de citations ou d’extraits), le dispositif présenté cherche à développer l’autonomie des élèves/lecteurs tout en les rassemblant autour de l’œuvre. Il devient possible de surmonter les divers obstacles par l’échange et la contribution de chacun et chacune : à cette condition, l’œuvre – bien que résistante, parce que résistante – se fait point de rencontre d’une communauté de lecteurs et de lectrices.

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