Présentation du dispositif
Objectifs pédagogiques
À travers un texte extrait de la pièce de Laurent Mauvignier, Tout mon amour, il a été proposé aux élèves de voir comment l’on pouvait passer de la compréhension du texte à des pistes interprétatives. Il nous a également semblé intéressant de montrer aux élèves qu’un texte littéraire contemporain, alors même qu’il s’inscrit dans une proximité référentielle et linguistique, n’en demande pas moins un travail sur la compréhension et ce, à l’aide de leviers différents.
Contexte de l’expérimentation
L’expérimentation a été menée dans deux contextes différents :
- Pendant une heure avec deux classes de seconde qui n’ont jamais travaillé le théâtre contemporain.
- Pendant une heure, avec deux classes de première, en fin de séquence sur le théâtre, avec des élèves qui ont déjà abordé et manipulé des outils propres à l’objet d’étude, mais qui ont, jusqu’ici, été essentiellement confrontés à des formes traditionnelles de théâtre.
Présentation du texte et de sa spécificité
Le texte proposé pour l’expérimentation se compose de deux « séquences » qui se suivent chronologiquement, extraites de la pièce Tout mon amour de Laurent Mauvignier, datant de 2012. Les élèves ne connaissent ni la pièce ni l’auteur et ne sont pas familiarisés avec le théâtre contemporain, ni avec l’écriture de plateau. Le texte proposé est un texte « proliférant », comme le définit Catherine Tauveron [1]. La spécificité du texte proposé repose notamment sur les nombreuses indications scéniques et la quasi absence de dialogue, mais aussi sur la dimension intradiégétique à élucider.
Difficultés
Le texte est déroutant parce que, la première lecture ne posant pas de difficultés lexicales, les élèves peuvent avoir l’impression qu’ils n’ont « rien à dire » ou qu’ils vont « paraphraser » le texte. Ce dernier semble peu « réticent » [2], mais en réalité il révèle d’autres difficultés, notamment dans le repérage des implicites et des inférences. Il s’agit donc de lire « entre les lignes ». C’est la scénographie indiquée dans les didascalies très développées, ou dans les blancs du texte, qui délivre les informations essentielles dans la séquence 2, quasiment dépourvue de dialogues. Cette scénographie est énigmatique et relie de manière très forte esthétique et signifiant. La séquence 3 met en scène un échange qui piétine et entrave toute action.
Déroulé
Nous avons fait le choix d’un paratexte minimaliste, qui donne le moins d’informations possible. Il s’agit de faire découvrir le texte aux élèves et d’appréhender un texte contemporain « proliférant ».
Plusieurs modalités d’entrées dans le texte ont été expérimentées :
- Lecture initiale de l’ensemble du texte par le professeur avec une voix blanche, neutre ;
- Lecture initiale par le professeur avec une voix blanche, neutre de la séquence 2, puis 3, avec questionnement entre les deux scènes ;
- Lecture chorale par les élèves.
Il s’agit de poser une première question simple après la lecture : quelles questions vous posez-vous à la lecture du texte ? Les élèves sont placés dans le rôle d’enquêteurs face à un extrait qui ne pose pas de réel problème de compréhension sur le plan lexical, mais qu’ils qualifient d’ « énigmatique » et de « déroutant ».
Plusieurs questions de compréhension émergent :
- des questions générales liées à l’intrigue et à la situation des personnages :
– Qui est « Élisa » ? Est-elle bien la petite fille disparue 10 ans plus tôt ?
– Pourquoi les parents sont-ils revenus et pourquoi la mère veut-elle repartir ? - des questions plus précises liées :
– à une utilisation particulière des pronoms : qui est « elle » dans la séquence 2 ? qui est « l’ » dans la séquence 3 : Elisa ou la boîte ?
– aux objets : que contient la boîte ? que représente ce jeu avec l’allumette ?
On propose aux élèves de se répartir en 7 équipes d’enquêteurs, à la recherche d’indices par catégories. Ces dernières sont directement liées à la spécificité du texte dramaturgique et à ses enjeux scénographiques. On demande à chaque équipe de rapporter une synthèse orale de ses observations. L’enseignant recueille les observations des élèves avec un système de couleurs (une couleur par catégorie) et les éléments de compréhension deviennent progressivement des éléments d’interprétation.
À l’issue de ce travail d’enquête, les élèves distinguent quelques pistes de compréhension, sur lesquels tous peuvent tomber d’accord :
- La rupture entre les deux séquences semble témoigner d’un espace-temps différent,
- Le couple est déstabilisé par le retour dans un lieu qui est lié au secret, aux non-dits, par un espace réel qui est aussi une représentation des rapports familiaux.
- L’allumette est objet scénique identifiable dans la compréhension du texte, mais demande à être interprétée dans son implicite : il s’agit d’un objet symbolique valant signe de reconnaissance pour les personnages.
Mais aussi, des pistes d’interprétation, qui seront divergentes :
- Malgré les difficultés à identifier la reprise pronominale « l’ » dans la séquence 3, le lecteur peut s’autoriser deux interprétations : soit le pronom désigne Élisa, soit il désigne la boîte.
- Élisa peut être soit un personnage réel qui revient, soit une jeune fille se faisant passer pour elle, soit encore une projection mentale du père.
Analyse de l’expérience
Cette expérience a permis :
- d’impliquer les élèves par le dispositif de l’enquête : le texte se prête à la quête de sens qui peut aboutir à des éléments de réponses, mais aussi à des questionnements ;
- de montrer que ce qui peut déstabiliser peut en réalité être une entrée dans la compréhension d’un texte contemporain : le dramaturge emploie une écriture à retardement qui invite à interpréter a posteriori des éléments antérieurs ;
- d’appréhender la spécificité du texte de théâtre comme « texte troué » (Anne Übersfeld) [3] ;
- de réfléchir à des éléments de scénographie et de « visualiser » le texte théâtral ;
- de déconstruire certains a priori sur la difficulté de compréhension d’un texte ;
- d’établir, par le recours aux inférences, des liens avec l’univers des élèves et de montrer que celles-ci peuvent être des leviers de compréhension.
L’expérimentation a emporté l’adhésion de l’ensemble des élèves, qu’ils soient en seconde ou en première. Leurs propositions d’interprétation étaient moins figées que pour un texte dit « patrimonial » et des élèves, qui habituellement ne participent pas, se sont sentis plus légitimes pour le faire car l’extrait leur semblait plus ouvert. Il a été pédagogiquement intéressant de voir avec les élèves que par endroits le texte résistait mais qu’il n’empêchait pas pour autant différentes hypothèses.
Elle a fait émerger cependant un point de vigilance : elle a témoigné en effet non d’une distinction nette, mais d’une certaine porosité entre compréhension et interprétation pour lire ce texte « proliférant ». Le jeu interprétatif apparaît comme une manière de comprendre le texte. Il est, comme l’affirme Fallardeau [4] , « une spéculation sur le pluriel du texte » ; « les deux opérations sont complémentaires, l’une enrichit l’autre et inversement ». Dans le cas de ce texte, c’est le jeu interprétatif, qui, examinant les possibles, a permis de lever des implicites ou d’établir des inférences, nécessaires à la compréhension.
À l’issue de ce travail, il semble donc nécessaire pour l’élève de verbaliser et de ressaisir la compréhension de la scène par un travail de synthèse écrite fixant un sens pour mieux s’autoriser des pistes interprétatives.
Prolongements possibles
- Faire écrire la note d’intention du dramaturge, puis faire lire la note d’intention de Mauvignier « Quelques indications » (en préface de sa pièce)
- Expérimenter une mise en voix mettant en évidence les pistes mises au jour par le travail mené en classe