Le salut littéraire

, par Gaëlle Chauvineau

travail proposé par Sophie Cellarius

1) Mise en place d’un rituel de lecture : « Le salut littéraire »

• Introduction

A la question sans doute trop ambitieuse « comment amener les élèves à la lecture ? », nous pensons qu’il s’agit d’abord de les faire adhérer à quelques types de textes. En faisant appel aux souvenirs de notre propre scolarité au sein de nos cours de français, nous sommes nombreux à aboutir à la même réflexion : nos professeurs ne prenaient pas assez le temps de nous lire régulièrement des textes, dans le simple but de nous lire des textes…Simplement, nous lire des textes. Aussitôt lu, aussitôt fait : c’était l’artillerie lourde de la dissection stylistique qui occupait le terrain. Et qui l’occupe TOUJOURS aujourd’hui. Hacher le texte, essayer (vainement, le plus souvent) de le décortiquer pour qu’il n’en reste pas une once de mystère, tenter tant bien que mal (surtout mal) d’interpréter la virgule, le point virgule et plus intéressant encore , les trois petits points , contorsionner notre esprit, et ceux des élèves, à imaginer ce que l’auteur à voulu dire en faisant jouer l’aposiopèse, la catachrèse, l’aphérèse, mais aussi l’homéoptote, l’hypallage, l’hyperbate, l’hyperbole, l’hypotypose ou l’hypozeuxe ; voilà, en somme, à quoi nous réduisons, le plus souvent, ce que l’on appelle « l’analyse » ou « le commentaire littéraire ». Il n’en reste pas moins que l’élève, en quête de sens, est réduit, au cours de ces analyses, à l’ennui. Et osons le dire, légitimement.

Baudelaire s’interrogeait, dans ses projets de préfaces aux Fleurs du Mal, sur l’utilité de discourir sur les méthodes, les moyens et la finalité du livre (nous pourrions dire, à notre niveau, « du texte ») :
« Mon éditeur prétend qu’il y aurait quelque utilité, pour moi comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j’ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d’amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là, peut-être l’écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer à une dizaine d’exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne superflue […]. Et puis, ma meilleure raison, ma suprême, est que cela m’ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule dans les ateliers de l’habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne ? Montre-t-on au public affolé aujourd’hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu’à quelle dose l’instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l’amalgame de l’œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l’art ? » (Projet de préface IV des Fleurs du Mal, Pléiade tome I, p.185)

Il n’est pas meilleur éloge de la gratuité de l’art. Baudelaire disait de son livre qu’il devait être, par essence, « inutile » (Projet de préface I des Fleurs du Mal, Pléiade, tome I, p. 181). Nous postulons qu’il faudrait dire la même chose des lectures faites à nos élèves. Chercher à comprendre, la loupe à la main, de quelle manière le mot a été torturé pour révéler ses éclats, n’est sans doute pas le meilleur moyen d’en apprécier la brillance. Aussi devons-nous réfléchir à une nouvelle modalité de lecture. Une lecture fréquente mais surtout, gratuite. Nous appellerons ce nouveau rituel « le salut littéraire ».

• Qu’est-ce que le salut littéraire ?

Le salut littéraire consiste, dès le début du cours, à lire un texte aux élèves.

• Pourquoi « salut littéraire » ?

Le salut littéraire procède du salut martial. En général, ce dernier s’effectue lorsque le pratiquant, déjà sur le tatami, s’agenouille en gardant le dos droit : c’est le salut assis (le za-reï). Il signifie à la fois le respect du pratiquant à l’égard du Maître (Senseï) et permet l’entrée « ritualisée » dans un espace aux règles particulières. Ce dernier point nous intéresse plus particulièrement.

2) Les objectifs et les modalités du salut littéraire

• Le salut littéraire a deux objectifs :

  permettre aux élèves d’évacuer le monde extérieur et d’entrer dans l’enceinte du cours de français, paisiblement. Le rituel est attendu par les élèves. Ils savent que l’entrée en cours de français sera un moment reposant, silencieux, et d’écoute sans contrainte.

  Faire un don aux élèves dans la mesure où rien ne doit leur être demandé suite à la lecture du texte. Ils peuvent donner (ou non) leurs impressions (en général ils le font avec plaisir). Aucune question de compréhension ou d’ordre analytique ne doit trahir ce moment de partage. C’est la règle ESSENTIELLE. La littérature doit pouvoir se savourer, sans qu’on la décortique.

• Les modalités du salut littéraire :

Afin que les élèves comprennent que ce moment n’est pas une sieste potentielle, un maintien corporel est sollicité. Les élèves doivent se tenir correctement et fermer les yeux. Ces recommandations ne sont pas anodines : le maintien corporel permet de garder le corps en éveil et donc d’en faire un réceptacle actif. Les paupières fermées rendent possible la coupure avec le monde purement scolaire et entraînent une attention accrue de l’ouïe. Le texte lu déploie alors toutes ses potentialités. Ces modalités d’application doivent être expliquées au préalable aux élèves.

3) Lire quels textes ?

Il est intéressant d’effectuer le tout premier salut littéraire au moyen d’un texte à la fois beau et interpellant. « Une Charogne » de Baudelaire est un bon début dans la mesure où il permet de faire comprendre aux élèves que seul le Verbe est à même de rendre le texte beau. Puisque le thème de la « charogne » n’a rien de poétique, il faut bien que la Beauté soit extraite de quelque part. La réaction des élèves à la lecture de ce texte est toujours la même : « c’est beau » / « c’est bizarre ». Ils saisissent donc d’emblée le décalage entre le contenu sémantique du poème (la description de la charogne) et la manière exceptionnelle avec laquelle ce thème est rendu.

Pour les lectures suivantes, il convient de faire en sorte de choisir des textes « colorés », c’est-à-dire des textes au sein desquels les images occupent une place éminente.
  Ce sont donc souvent des textes poétiques : Baudelaire, Rimbaud (« Le bateau ivre »), Hugo, mais aussi Senghor (« Femme noire »), Cendrars, pour ne citer que quelques noms, sont intéressants pour les couleurs, les rythmes, les sonorités qu’ils proposent.
  La prose peut aussi faire son effet. Mais il s’agit alors plus souvent de prose poétique (ex : Les rêveries du promeneur solitaire de Rousseau)
  La prose enfin peut être intéressante. Mais il faut, si on la choisit, qu’elle délivre un sens immédiat. Autant la poésie parvient à pallier son hermétisme grâce à la beauté de son Verbe. Et dans ce cas, les élèves admettent de ne pas comprendre le texte, et savourent tout autant celui-ci. Autant avec la prose, l’élève réclame du sens pour savourer le texte.

Les élèves prennent ce rituel très au sérieux. Il s’agit à chaque fois de mettre l’accent sur la beauté du langage et sur l’impression que le texte leur a fait. Tout est fondé sur le ressenti : aucune lecture analytique ne doit venir peser sur cet instant privilégié de complicité entre le texte, sa mise en voix, le professeur et les élèves. De surcroît, ce rituel exerce un puissant attrait puisqu’il convoque des moyens ne mobilisant pas la volition de l’élève qui se trouve dès lors purement fasciné par le texte. Le salut littéraire est un vrai don musical qui n’attend rien en retour.

Sophie Cellarius

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