L’enquête policière : une méthode pour apprendre à lire un texte

, par SIMONOT Mélinée

Projet inscrit aux TraAM Lettres 2010-2011.

1) Pourquoi appliquer la méthode de l’enquête à la lecture ?

a. Qu’est-ce que lire un texte ?

Afin de comprendre précisément ce que nous attendons des élèves quand nous leur demandons de lire un texte, il faut d’abord nous interroger sur nos propres pratiques de lecteur. Dans son roman intitulé Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979), Italo Calvino tente de retracer le parcours du lecteur à travers les mots, les lignes et les pages d’un livre :

Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de piston couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa. Dans l’odeur de gare passe une bouffée d’odeur de buffet. Quelqu’un regarde à travers les vitres embuées, ouvre la porte vitrée du bar, tout est brumeux à l’intérieur, comme vu à travers des yeux de myope ou que des escarbilles ont irrités. Ce sont les pages du livre qui sont embuées, comme les vitres d’un vieux train ; c’est sur les phrases que se pose le nuage de fumée. Soir pluvieux ; l’homme entre dans le bar, déboutonne son pardessus humide, un nuage de vapeur l’enveloppe ; un coup de sifflet s’éloigne le long des voies luisantes de pluie à perte de vue.
Quelque chose comme un sifflet de locomotive et un jet de vapeur sortent du percolateur que le vieil employé met sous pression comme il lancerait un signal : c’est du moins ce qui résulte de la succession des phrases du second alinéa, où les joueurs attablés replient contre leur poitrine l’éventail de leurs cartes et se tournent vers le nouveau venu avec une triple torsion du cou, des épaules et de leur chaise, tandis que d’autres consommateurs au comptoir soulèvent leurs petites tasses et soufflent à la surface du café, les lèvres et les yeux entrouverts, ou bien aspirent le trop-plein de leurs chopes de bière avec des précautions extrêmes, pour ne rien laisser déborder. Le chat fait le gros dos, la caissière ferme la caisse enregistreuse, qui fait drin. Tous signes qui tendent à vous informer qu’il s’agit d’une de ces petites gares de province, où celui qui arrive est aussitôt remarqué.

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979), chapitre II.

Dans cet extrait, le processus d’identification du lecteur au héros se joue à deux niveaux :
  l’utilisation traditionnelle du point de vue interne permet au lecteur de découvrir la scène à travers le regard d’un personnage sans identité, l’homme au « pardessus humide » ;
  le texte crée une analogie entre le personnage découvrant le décor du café de la gare et le lecteur interprétant les signes qui lui permettent de reconstituer mentalement ce décor.

Le lecteur apparaît dès lors comme le héros à part entière de ce roman. Or cet extrait parodie toutes les caractéristiques du début de récit policier (l’absence de précision sur l’identité du personnage principal, le cadre, l’atmosphère, les champs lexicaux du voile et du dévoilement progressif). Le roman policier apparaît ici comme la métaphore de tout roman, défini comme un ensemble de signes, d’indices qu’il faut déchiffrer pour construire l’univers romanesque et comprendre étape par étape le sens du texte. Lire, ce serait donc mener une enquête pour retrouver les indices disséminés dans le texte et découvrir le ou les sens de l’œuvre.

b. La démarche d’investigation (d’enquête) appliquée à la lecture

La démarche d’investigation compte cinq étapes :

  • 1) l’observation précise d’un phénomène (scène, événement, texte, image etc.)
  • 2) le recueil d’indices
  • 3) la formulation d’hypothèses (passage à l’interprétation)
  • 4) la recherche de preuves (pour vérifier ou infirmer les hypothèses)
  • 5) l’énonciation de conclusions

Cette démarche adaptée à la lecture d’un texte littéraire comporte trois avantages :
  Cette démarche laisse une place à l’erreur. L’erreur atteste de l’entrée de l’élève dans un processus de travail et d’apprentissage. Elle mérite donc d’être valorisée et intégrée à la méthode de découverte d’un texte. Dans la démarche d’investigation, l’élève a le droit de se tromper, de s’appuyer sur de mauvais indices, de formuler des hypothèses erronées. C’est au moment de vérifier les hypothèses qu’il conviendra d’analyser et d’expliquer les erreurs méthodologiques qui ont été commises.
  Cette démarche peut emprunter des chemins variés et s’effectuer à divers niveaux de complexité : culture générale, références contextuelles et intertextuelles, indices lexicaux, indices grammaticaux, etc. Elle peut donc être utilisée de la sixième à la Terminale.
  Cette démarche est transdisciplinaire : elle initie l’élève à une méthode rigoureuse de lecture quel que soit le document étudié. Elle s’inscrit donc dans l’esprit du socle commun de compétences.

2) Le projet

a. Un projet annuel

L’objectif de ce projet est de permettre aux élèves d’acquérir une méthode de travail. La progression annuelle de la classe a été élaborée en fonction de cet objectif.
  Première étape : expliciter la démarche d’investigation à partir de l’étude du policier (en littérature et au cinéma)
Cette étape a fait l’objet d’un précédent article sur la Page des Lettres. -> voir cet article
  Deuxième étape : appliquer cette démarche d’investigation à toutes les séances de lecture en créant des parcours sous forme d’enquête (voir ci-dessous)
  Troisième étape : en fin d’année, demander aux élèves qu’ils créent leurs propres parcours et les présentent sous forme de courtes rédactions, de schémas, de tableaux, etc.

b. Exemple commenté de séance

Cette séance a été réalisée avec une classe de cinquième. Il s’agit du cours d’introduction à la séquence sur la poésie. L’objectif de la séance était de découvrir et de définir les caractéristiques du texte poétique à travers la lecture d’un art poétique (Pour faire le portrait d’un oiseau de Jacques Prévert). Parallèlement à la lecture du texte, un vidéo-clip, réalisé pour l’hommage à Prévert de 2007 sur France 2, est projeté sur le TNI : le poème de Prévert lu par la chanteuse Émily Loizeau et illustré par un jeune graphiste.

Pour faire le portrait d’un oiseau (doc prof)
Descriptif de la séance

3) Intérêts des TICE dans cette démarche

a. La projection à l’identique du texte sur le TNI

La démarche d’investigation s’appuie sur l’observation et sur le témoignage (déclaration de ce qu’on a observé, vu, entendu, perçu et qui sert à l’établissement de la vérité). Avant d’être une formation de l’esprit, c’est une éducation des sens, notamment du regard. C’est dans cette éducation du regard que les TICE ont un rôle à jouer. En effet, le TNI offre la possibilité de projeter au tableau le texte que les élèves ont sous les yeux, d’annoter, de surligner, de manipuler ce texte, de souligner les indices retenus et les étapes de la quête du sens. Grâce aux questions, l’enseignant pouvait guider le processus intellectuel de découverte d’un texte ; grâce à la projection et aux manipulations, il peut apprendre à l’élève à diriger son regard (analyser la disposition, la mise en page, la typographie, cerner les indices grammaticaux, repérer les réseaux lexicaux, etc.).

b. Le recours à la vidéo

La séance présentée ci-dessus (séance sur le poème de Prévert intitulé Pour faire le portrait d’un oiseau) s’appuyait en partie sur un vidéo-clip réalisé en 2007 pour France 2 : la chanteuse Émily Loizeau récitant le poème illustré par un jeune graphiste. Dans ce clip, des traits de crayon et des taches de couleur donnent forme au décor et aux actions évoqués dans le poème. Le dessin animé peut servir de support à l’enseignant pour faciliter la lecture des indices contenus dans le texte :
  le dessin de la cage figure la contrainte typographique du vers
  les taches de couleur renvoient à la fonction esthétique de l’œuvre
  l’arrivée de l’oiseau qui se pose sur le tableau permet de faire comprendre aux élèves la problématique du texte, etc.

4) Bilan et prolongements

Ce projet peut être adapté à toutes les classes de collège et de lycée.
Une méthode qui a fait ses preuves cette année.
  Elle est ludique.
  Elle permet à chacun de proposer sa lecture du texte et de jouer un rôle dans la construction du cours.
  Elle rend l’élève acteur de la démarche heuristique.
  Elle rassure les élèves en les habituant à toujours suivre la même méthode.
Les points à améliorer :
  Elle ne convient pas à des élèves dyspraxiques qui ne parviennent pas à se repérer dans l’espace.
  Il semble intéressant de ne pas utiliser systématiquement le TNI pour apprendre à l’élève à lire un texte seul.

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