Introduction - « Madame ! J’ai pas l’inspi ! » : comment déjouer le syndrome de la feuille blanche chez l’élève ?
Chaque enseignant a pu être confronté à cette phrase récurrente, désarçonnante, qui témoigne d’un blocage sincère de l’élève, en même temps que de son désir de bien faire. Nombreux sont ceux qui peinent en effet à trouver la motivation pour écrire, n’ont pas l’estime de soi suffisante pour s’en sentir capables, ou encore éprouvent une difficulté à faire du lien entre ce qui est perçu comme un exercice scolaire et l’expression d’un point de vue individuel.
Comment déjouer le syndrome de la feuille blanche chez l’élève ? Comment faire advenir une écriture plus spontanée, riche et volontaire ? Comment engager l’élève dans l’écriture ? Pour réfléchir à ces enjeux, nous avons mis en place un dispositif pédagogique qui fait le pari suivant. Pour engager l’élève dans l’écriture, il faut certes qu’il trouve un sens, une raison, une motivation à ce qu’il écrira. Mais nous avons également posé l’hypothèse que le passage par l’oral peut permettre de lever certains freins et se révéler un puissant levier d’engagement.
La séquence pédagogique proposée ici est construite en cinq étapes qui entrecroisent l’écrit et l’oral dans le but d’un enrichissement de l’un par l’autre :
- comprendre les techniques oratoires employées par des grands orateurs,
- oraliser un discours historique,
- comprendre les étapes d’un discours efficace,
- rédiger un discours personnel sur un sujet qui engage,
- proférer ce discours personnel.
Comment l’écriture d’un discours (en vue de sa profération éloquente) permet-il d’engager / de motiver les élèves ? En quoi cette écriture permet-elle de faire advenir une parole engagée ? Il s’agit ici de considérer l’élève, à l’instar de Dominique Bucheton, comme un individu qui pense, un citoyen capable de s’exprimer sur un sujet de société qui lui tient à cœur : l’élève « écrit parce qu’il a quelque chose de sensé et d’intéressant à dire » [1].
La démarche présentée s’inscrit dans la lignée des démarches pédagogiques dites engageantes [2] : elle vise à réfléchir à une manière possible de développer le plaisir de s’exprimer à l’écrit, par le biais de l’oral, dans le but final d’élever le niveau de motivation et celui du sentiment de compétences en écriture chez les élèves.
Le projet a été mené avec une classe de 3e dans le cadre d’un dispositif académique « éloquence » [3], mais il est présenté ici de telle sorte qu’il puisse être transposé à toute autre classe de 3e, notamment pour travailler à la fois la compétence argumentative, à l’écrit comme à l’oral, en vue de l’épreuve de DNB. Il est également envisageable de le décliner en classe de 4e, en adaptant les textes supports ainsi que le niveau de compétences attendu, pour une initiation à l’argumentation. Il s’agit de s’emparer du travail de l’oral et de l’écrit de façon à proposer aux élèves de « quitter une posture scolaire pour passer à une étape d’appropriation, d’affirmation pour certains, de leur langue et de leurs mots », voire, « pour les plus aguerris, [à] une forme de désir » de parole [4].
Étape 1 - Comprendre les techniques oratoires employées par des grands orateurs
La première des cinq étapes consiste à comprendre les stratégies corporelles et vocales mises en œuvre par les orateurs et les oratrices pour appuyer l’oralisation de leur discours : en quoi le corps (gestes, postures, tonalité de la voix...) entre-t-il pleinement dans la stratégie de conviction ? Il s’agit de saisir les enjeux de l’actio [5] de la rhétorique antique : commencer le projet ainsi permet de faire immédiatement prendre conscience aux élèves des pratiques oratoires, notamment en prenant pour point de référence un orateur.
Le choix a été fait de visionner un extrait de la fin du discours de Barack Obama [6] prononcé en 2004 lors de la Convention nationale démocrate. On propose aux élèves d’observer les stratégies que l’homme politique met en place pour convaincre son auditoire, tant du point de vue des mouvements de son corps et de sa gestuelle, que de la gestion de sa voix. Il s’agit d’amener les élèves à comprendre le rôle des silences, des pauses et des jeux de prosodie.
De nombreux discours peuvent servir de support à cette étape du travail : celui de Barack Obama, en langue anglaise, a l’avantage d’aider les élèves à concentrer leur attention sur ce qui relève de l’actio. En outre, cela peut également déboucher sur une collaboration avec l’enseignante de langue pour prolonger le projet. Quel que soit le discours qui sera choisi, l’objectif reste le même : la prise de conscience du potentiel éloquent de certains gestes, de certaines postures et de certaines inflexions de voix. En outre, cette activité permet d’aborder le genre oral en tant que tel et de consacrer un temps dédié à son analyse. Celle-ci peut se faire à l’oral ou à l’écrit, en partant de la simple question : comment l’orateur cherche-t-il à convaincre son auditoire ? Les élèves parviennent assez facilement à repérer les grandes catégories d’analyse : on aboutit ainsi à une liste de critères qu’on peut considérer comme incontournables et qui serviront ensuite de critères de réussite aux élèves eux-mêmes lors de leur lecture personnelle à la fin du projet :
- clarté et fluidité de la parole
- volume sonore suffisant
- articulation
- rythme varié et adapté au texte lu
- postures et gestes expressifs.
Pistes possibles :
- on peut envisager de diviser l’activité en deux moments : une écoute sans la vidéo pour se concentrer sur la voix, puis un visionnage sans le son pour se concentrer sur les gestes et les postures ;
- cette première étape peut être menée en collaboration avec des enseignants d’EPS ou d’éducation musicale, ou encore avec un collègue d’anglais, à l’occasion d’une séance en coanimation ;
- cette analyse peut être consignée dans un cahier de bord dédié au projet, personnel ou collectif, manuscrit ou numérique. Quelle que soit la modalité choisie, il s’agit de fixer des repères d’analyse grâce à un court temps de formalisation.
Étape 2 - Oraliser un discours historique : l’appel du 18 juin 1940
La deuxième étape s’appuie sur une collaboration interdisciplinaire avec l’enseignante d’histoire : elle consiste à mettre en voix un discours que les élèves ont auparavant étudié d’un point de vue historique. La sélection du discours reste à l’appréciation de l’équipe enseignante. Dans le cadre de cette expérimentation, le choix s’est porté sur le texte de l’appel du 18 juin 1940 de Charles de Gaulle.
Avec le discours de Barack Obama, les élèves ont compris que prononcer un discours implique de faire des choix d’attitudes corporelles et de gestes propres à appuyer une intention ; que la diction qu’un orateur adopte n’est pas indifférente pour convaincre. Il s’agit à présent de s’approprier des techniques en les appliquant à un texte dont les enjeux historiques ont été étudiés, et dont la profération éloquente vise également à renforcer la compréhension.
On amorce la séance en relisant le texte étudié précédemment en cours d’histoire, et en réactivant les connaissances et la compréhension de ses enjeux par quelques questions visant à guider les élèves : qui s’exprime ? À qui s’adresse l’orateur ? Pourquoi parle-t-on d’« appel » ? En prenant appui sur le contexte historique, quel est le registre de ce texte ? À l’occasion de ce questionnement introductif, il s’agit également de faire percevoir aux élèves la tonalité solennelle du discours de Charles de Gaulle, qui entend alors incarner la France libre.
Le discours prononcé par Charles de Gaulle n’est volontairement pas écouté en amont de l’activité, afin de laisser à chaque élève la latitude d’interpréter de façon personnelle le texte, sans basculer dans l’imitation, ce qui n’est pas le but de cette activité.
Une phase préparatoire consiste à annoter le texte. Chaque élève utilise pour cela un codage :
- code couleur pour surligner les groupes de mots qu’il choisit de prononcer avec insistance ou au contraire de façon moins soutenue ;
- une barre verticale pour indiquer les pauses de respiration ;
- une double barre verticale pour indiquer les longues pauses accompagnées d’un regard vers l’auditoire.
On peut choisir de distribuer un code d’annotation type, demander à chaque élève ou groupe d’élèves d’établir le sien propre, ou encore en convenir en groupe classe pour obtenir un code d’annotation commun. Le temps dont on dispose, ainsi que le degré d’autonomie des élèves, font varier la pratique selon les classes. Quoi qu’il en soit, la finalité reste la même : l’appropriation personnelle du texte écrit, dans le but d’une profération orale. Cette étape permet en outre de travailler de façon fine la compréhension syntaxique de la phrase ; en prononçant le texte ainsi annoté, l’élève peut repérer les erreurs de découpage syntaxique, car une pause respiratoire mal placée au milieu d’un syntagme sonne faux à l’oreille de celui qui prononce et/ou de celui qui écoute.
Les élèves sont invités à travailler par groupes de deux ou trois. Chacun devra proposer sa lecture expressive personnelle du texte entier. Pour éviter des prestations trop longues ou un effet de lassitude, il est judicieux de choisir un extrait du discours, ou de faire choisir un extrait significatif aux élèves.
La collaboration avec ses camarades permet à chacun et chacune de s’entraîner à de nombreuses reprises (on peut consacrer une heure entière à cette seule étape), en demandant à chaque élève de réfléchir à sa stratégie oratoire corporelle (assis / debout ; le papier à la main / posé sur un pupitre...), appliquée à ce texte-ci. La créativité doit être encouragée pour cet entraînement oral.
Ensuite, on utilise les tablettes numériques pour que chaque élève soit filmé par ses pairs.
Il s’agit là de deux maillons majeurs de l’activité :
- les conseils donnés par les pairs à partir de la liste des critères de réussite déterminés en visionnant le discours de Barack Obama permettent à chacun de réajuster son éloquence lors de la phase d’entraînement ;
- le visionnage de sa propre prestation permet de saisir les points forts et les points à améliorer en vue du passage final, qui peut, lui, être évalué par l’enseignante [7]
Cette deuxième étape du projet, fondée sur la prise de conscience du rôle du corps, contribue à révéler en chaque élève sa manière d’incarner le discours d’un grand orateur. Chaque proposition révèle une interprétation personnelle, car les choix d’annotations du texte varient – pauses et inflexions de voix diverses –, de même que les choix posturaux (l’une pose ses lunettes pour ajouter de la solennité ; l’un regarde la caméra le regard sombre et le dos penché...). Chaque élève donne une coloration personnelle et indique ainsi, déjà, une manière individuelle de s’engager qui sera la sienne lors de l’étape 4 du projet. Cette deuxième phase permet ainsi de révéler la richesse des individualités qui composent la classe.
Étape 3 - Étudier les étapes d’un discours
La troisième étape du projet consiste à faire prendre conscience aux élèves que la rhétorique est un savoir-faire, qui a été théorisé et enseigné depuis des siècles. Un discours qui se veut efficace doit être structuré en étapes qui se façonnent dans et par l’écriture. Argumenter, c’est réfléchir aux stratégies qui vont permettre de convaincre et cela nécessite un travail majeur d’élaboration tant lexicale, syntaxique que structurelle.
En ce sens, cette étape du projet s’inscrit dans les recommandations indiquées par le rapport de l’inspection générale dans le suivi de l’enseignement de l’éloquence en classe de 3e :
« l’expérimentation d’un enseignement de l’éloquence montre une originalité certaine dans les différentes formes du travail de l’oral au collège car il invite à considérer l’exercice même de la parole comme relevant de procédures qu’il importe de perfectionner et d’approfondir, et qui mérite qu’on s’y arrête [...] ; il donne le temps de considérer ce qu’implique la parole, et non pas seulement ce qu’elle dit. Il apparaît ainsi bien comme le lieu d’une prise de conscience, par les élèves, de ce qu’impliquent nombre des exercices qu’on leur demande [8]. »
La construction rhétorique de l’argumentation peut être abordée de différentes manières, et il paraît intéressant de faire réfléchir les élèves aux différents genres argumentatifs qu’ils connaissent avant d’aboutir à la présentation de la rhétorique quintilienne. L’objectif final est d’être capable d’analyser un discours en identifiant les quatre grands moments de la dispositio : l’exorde, la narration, l’argumentation/la confirmation, la péroraison [9].
Dans le cadre de ce projet mené en 3e autour du questionnement « Agir dans la cité : individu et pouvoir » et de l’étude de la Seconde Guerre mondiale, il est proposé aux élèves de lire et analyser le discours que Simone Veil a prononcé en 2005 au nom des anciens prisonniers juifs, à l’occasion de la cérémonie internationale de commémoration du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. Rappelons que les élèves ont étudié le discours de Charles de Gaulle en cours d’histoire et qu’en français, ils ont, dans une séquence précédente, lu et étudié l’autobiographie de Simone Veil : Une jeunesse au temps de la Shoah. Quelques semaines après cette séquence, l’étude du discours de 2005 permet non seulement de réactiver les connaissances, mais aussi de les mettre en perspective avec un texte postérieur.
La séance, qui dure une heure trente, est guidée par la problématique posée dès le début du cours : comment Simone Veil a-t-elle construit son discours pour le rendre efficace ? Quelles sont les grandes étapes de son discours ?
Pour lancer le travail, le texte est tout d’abord lu oralement par l’enseignante dans l’objectif de guider les élèves dans la compréhension et dans l’élucidation de la problématique de la séance. Le texte photocopié a été distribué dès le début de la séance aux élèves pour qu’ils puissent, en groupe, l’annoter, le découper (au sens figuré comme au sens propre, avec des ciseaux, pour faire apparaître les étapes structurantes). Le texte étant d’une certaine longueur, il peut être envisagé, dans un souci de différenciation pédagogique, d’en faire des coupes signalées par des points de suspension entre crochets, afin que les élèves qui le souhaitent aillent lire les extraits coupés, tout en permettant à celles et ceux qui seraient moins à l’aise de se concentrer sur les passages sélectionnés.
On laisse alors une vingtaine de minutes aux élèves en groupe pour (re)lire le texte en réfléchissant à la question posée en problématique. Une latitude plus ou moins grande peut être laissée : un « pré-découpage » peut se révéler nécessaire en cas de besoin ; au contraire, une entière autonomie peut être laissée afin de susciter le goût de l’enquête chez les élèves.
Les deux seuils du discours que sont l’exorde et la péroraison sont plutôt facilement identifiés par les élèves, qui procèdent par analogie avec l’introduction et la conclusion rencontrées dans des exercices plus canoniques qu’ils mènent en classe, que ce soit à l’écrit ou à l’oral (sujet d’argumentation du DNB ; exposés oraux). Il s’agit alors de pousser les élèves à questionner ces moments du discours comme des moments phares : capter l’attention et achever son propos permettent d’établir la communication avec son auditoire, et cela nécessite de choisir ses mots avec précision et pertinence pour en appeler à la sensibilité.
La narratio, quant à elle, est identifiable aisément par les élèves parce que Simone Veil fait le récit de faits déjà narrés dans Une jeunesse au temps de la Shoah et qu’ils ont étudiés en cours d’histoire. Après avoir fait un rappel historique sur la condition des Juifs dans les camps, l’autrice façonne son texte pour toucher le cœur du lecteur : le vocabulaire est choisi pour sensibiliser, les questions rhétoriques interpellent l’auditoire, le rythme ternaire confère un souffle au texte. Les élèves peuvent également repérer les différentes figures de style employées et identifier leur effet produit sur le lecteur : raconter les faits tout en convoquant les émotions. Un discours doit comporter une phase clé : celle où l’on touche l’individu sensible qui réside en tout lecteur / tout auditeur.
Le passage à la confirmatio [10], est marqué par plusieurs éléments repérables par les élèves :
- les arguments historiques : le rappel du jugement rendu par le tribunal de Nuremberg ;
- le connecteur logique « pourtant » ;
- le lien établi par S. Veil entre la Shoah et la période contemporaine, pour asseoir la nécessité de poursuivre le combat contre l’antisémitisme.
On peut aboutir à une fiche synthétique récapitulant les grandes étapes d’un discours.
Étape 4 - Écrire son propre discours
À ce stade du projet, les élèves ont acquis des compétences pour analyser la structure d’un discours efficace et pour en oraliser un. Le temps est alors venu de leur proposer d’écrire leur propre discours.
En analysant l’éloquence de Barack Obama, dont le propos politique est de convaincre des électeurs, l’éloquence de Charles de Gaulle, dont le propos est d’appeler à la Résistance, et l’éloquence de Simone Veil, dont le propos est testimonial et mémoriel, les élèves perçoivent les différents objectifs d’une même forme discursive. Ce spectre doit leur permettre de situer, à leur tour, leur propre parole, dans le champ de l’écriture engagée, en élaborant un texte fondé sur la raison, la capacité à convaincre et la réflexion personnelle.
Pour ce faire, il est proposé aux élèves de choisir un sujet qui leur tient à cœur : une liste de thèmes peut être proposée afin d’aiguiller ou susciter l’adhésion. Ce travail gagne par ailleurs à être mis en œuvre en interdisciplinarité, avec l’enseignante d’EMC en premier lieu, mais aussi d’autres disciplines, que ce soit les sciences, l’EPS, les langues, ou encore le latin. Les différents thèmes abordés dans ces disciplines, s’inscrivant dans le parcours citoyen, peuvent faire l’objet d’un recensement à proposer aux élèves.
Voici une liste indicative de thèmes proposés :
- la pauvreté et la faim dans le monde
- le réchauffement climatique
- les droits des animaux
- le harcèlement
- les stéréotypes de genre
- les LGBTphobies
- la grossophobie
- le racisme.
Il paraît nécessaire de laisser la liberté aux élèves de travailler seuls, s’ils en ressentent le besoin, dans la mesure où on leur demande de s’engager personnellement, ou de les laisser collaborer en groupe afin de mutualiser leurs idées sur un même thème qui devient dès lors une source de rapprochement citoyen. On observe que se créent spontanément des groupes de travail par affinité de thème, qui ne recoupent pas forcément les groupes de travail observés habituellement dans la même classe. Cette phase pendant laquelle les élèves choisissent le sujet qu’ils voudront traiter est l’occasion de découvrir les engagements personnels et subjectifs de leurs pairs : l’engagement dans l’écriture se construit ainsi sur un engagement psycho-affectif et le développement du vivre ensemble [11]
Étape 5 - Proférer son propre discours
Une fois écrit, relu, corrigé, amélioré, le discours peut enfin être prononcé. Atteindre un degré satisfaisant de profération de son discours, c’est parvenir à le faire de façon éloquente : entendons là une adéquation entre le fond et la forme, entre les arguments invoqués et la qualité orale (vocale, corporelle) de la prestation, sans omettre le plaisir éprouvé non seulement par l’élève qui s’exprime, mais aussi par la communauté qui l’écoute (élèves, enseignants). Ces éléments constituent un puissant levier de motivation intrinsèque.
Pour atteindre cet objectif, il s’agit dès lors de parvenir à s’approprier son propre écrit en le mettant en relation avec les techniques oratoires observées chez des grands orateurs, puis éprouvées dans la lecture expressive d’un discours écrit par autrui. Il est nécessaire de rappeler aux élèves que les orateurs et oratrices peuvent être des exemples, voire des modèles, dont on peut s’inspirer, mais qu’il faut éviter la pure imitation, et tendre plutôt vers l’innutrition.
Plusieurs étapes sont nécessaires :
a) d’abord seul, ou en groupe avec le ou les élèves avec lesquels le discours a été rédigé :
- annoter le texte avec le codage de l’étape 2, se répartir la lecture en cas de travail en groupe (en faisant réfléchir les élèves sur la stratégie à adopter : couper le texte en deux ne conduit pas à une lecture dynamique, privilégier plutôt un découpage de type « ping-pong » pour susciter de la vitalité) ;
- s’entraîner à lire plusieurs fois, afin de procéder aux réajustements nécessaires ;
b) ensuite, en binôme avec un autre groupe :
- lire le texte en demandant au groupe observateur de remplir une grille de coach qui reprend les critères d’un discours réussi élaborés à l’issue de l’étape 1 du projet ;
- le groupe coach propose une évaluation « sandwich » [12], bienveillante, mettant en valeur les qualités de la prestation et indiquant des pistes d’amélioration ;
- réciproquement, l’autre groupe est coaché à son tour.
c) enfin, une phase d’entraînement prenant en compte les conseils donnés précédemment permet la remédiation et l’amélioration de la lecture, avant que chaque groupe ne soit filmé, à l’aide des tablettes numériques, par un autre groupe. Cette phase peut constituer un moment embarrassant pour certains élèves. Il s’agit alors de rassurer sur l’enjeu de cette vidéo : porter un regard réflexif sur soi dans le but de prendre conscience, certes des points qui restent à améliorer, mais surtout des atouts personnels de chaque élève. Ce miroir renvoyé aux adolescents peut contribuer à provoquer un déclic, mais en aucun cas il ne serait envisageable de l’imposer : il peut être proposé aux élèves réticents de commencer par un enregistrement sonore en guise de phase intermédiaire avant la vidéo.
Ces diverses phases d’entraînement (seul, en groupe, par le truchement d’une évaluation « sandwich » et d’une vidéo de soi-même) permettent progressivement au discours d’acquérir une véritable épaisseur, avant le passage final qui constitue un moment solennel, durant lequel la parole personnelle et/ou collective se déploie. La profération du discours écrit est l’étape finale, cruciale, du projet en ce qu’elle associe deux compétences complémentaires : savoir parler et savoir écouter, savoir s’exprimer et savoir se nourrir de la parole de l’autre. Chaque élève partage ses connaissances sur un sujet qui compte pour lui, contribuant ainsi à mettre en valeur son identité, tout en se liant à l’identité collective de la classe.
Conclusion - Cultiver le plaisir de la parole
Le projet a été mené de manière intensive lors d’une séquence de deux semaines : cette modalité de travail a permis d’accroître l’intérêt des élèves, alors immergés dans une sorte de laboratoire expérimental. Cela a favorisé une imprégnation propre à développer des compétences multiples touchant l’oral, l’écrit et le vivre ensemble. En outre, envisagé comme un projet de classe comportant cinq étapes riches, exigeantes et mobilisatrices, ce dispositif envisage moins la profération d’un discours comme un « art de la parole, présenté comme un surgissement » que comme un « artisanat de la parole, avec des étapes structurées » [13]. Pour convaincre, il ne suffit pas d’être soi-même convaincu, il faut comprendre les mécanismes de la parole écrite et orale, et ce, dans une perspective quasiment méta-réflexive. On peut ainsi saisir la plus-value d’un tel projet, qui n’est pas seulement un travail de l’oral (en tant qu’outil d’expression ou de communication, comme le préconisent les programmes et le socle commun de connaissances), mais un travail d’éloquence, au sens où le définit le Rapport de l’Inspection Générale de 2019 concernant l’expérimentation de cet enseignement :
« Ce qui en revanche n’apparaît pas directement dans les programmes, c’est le fait de considérer la parole comme impliquant une culture spécifique, ou au moins des modalités linguistiques spécifiques. Or c’est précisément ce manque que peut venir combler un travail spécifique de l’éloquence, conçu comme apprentissage d’une parole originale (propre à l’élève), efficace (qui lui permette de se faire entendre), parce que consciente d’elle-même (de ses règles, de ses conditions, de sa valeur) [14] ».
L’écriture d’un discours (en vue de sa profération éloquente) permet donc assurément d’accroître l’engagement des élèves dans la tâche. Les ingrédients clés de la motivation y sont réunis : sentiment de compétence, valeur de l’activité, sentiment d’autonomie, perception de contrôle, sentiment d’appartenance [15]. Un tel dispositif est de nature à favoriser l’autonomie des élèves et un « gain de force », que la critique anglo-saxonne nomme l’« empowerment [16] », une prise de conscience de la capacité d’agir que l’on peut acquérir, en tant qu’élève et citoyen. De nombreux élèves ayant participé à cette expérimentation indiquent qu’elle a été un palier dans la conscience que leur voix peut compter, et ce, au double sens, propre et figuré, du terme.
En résumé, ce dispositif présente de nombreuses plus-values :
- du point de vue du climat scolaire, il permet de développer des liens entre les élèves sur des sujets engageants, dans un cadre de respect et de bienveillance ; il invite à exprimer des émotions plutôt qu’à les enfouir. Une place de choix est faite à l’élève en tant qu’individu pensant ;
- du point de vue de l’enseignante : sa posture et ses gestes professionnels s’en trouvent profondément modifiés. « Accompagnateur attentif », pour reprendre l’expression de Dominique Bucheton, « l’enseignant est davantage celui qui crée des espaces pour l’investissement subjectif de l’élève, qui travaille avec le temps long pour permettre la maturation de la pensée et des apprentissages [...], qui prend appui sur le rôle décisif des interactions entre pairs [17] ». La relation professeur/élève se trouve également renforcée par ce pas de côté réalisé par chacun, dans ses habitudes de travail, qui nécessite un co-engagement qui transforme la relation pédagogique ;
- du point de vue de l’usage des outils numériques : l’enregistrement vocal et/ou vidéo permet l’auto-évaluation et l’évaluation par les pairs. Un enregistrement de la prestation finale, dans un but de diffusion des discours, peut également conférer une solennité qui récompense les efforts fournis durant le projet.
BIBLIOGRAPHIE
- Dominique Bucheton, Refonder l’enseignement de l’écriture, Paris, Retz, 2014
- Françoise Boch, Catherine Frier, Fanny Rinck, « Littéracie et démarches pédagogiques engageantes », Le français aujourd’hui, 2021/1 (N° 212), p. 5-13. URL : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2021-1-page-5.htm
- Pascal-Raphaël Ambrogi, Alain Brunn, Patrick Laudet, Suivi de l’expérimentation d’un enseignement d’éloquence en classe de troisième, rapport IGESR n°2021-042, mars 2021 : https://www.education.gouv.fr/suivi-de-l-experimentation-d-un-enseignement-d-eloquence-en-classe-de-troisieme-323074
- Marion Mas, Catherine Nicolas et Anne Vibert, « Introduction. Éloquence, rhétorique, littérature. Tensions et interrogations », Recherches & Travaux [En ligne], 99 | 2021, mis en ligne le 08 décembre 2021, §34-35. https://journals.openedition.org/recherchestravaux/3854
- Bacqué, Marie-Hélène, et Carole Biewener. « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales, vol. 173, no. 3, 2013, pp. 25-32 https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2013-3-page-25.htm
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