Enseigner la lecture analytique est un défi pédagogique qu’il n’est pas toujours aisé de relever. Présentée dans les programmes comme « une construction progressive et précise de la signification d’un texte, quelle qu’en soit l’ampleur », elle fait l’objet de nombreux reproches qui caricaturent, jusqu’à la rendre absurde, une pratique pourtant riche de sens. Jeu de dupes qui consiste à formuler une interprétation largement suggérée par l’enseignant, rhétorique formaliste, approche techniciste et désincarnée de la littérature, bref, exercice scolaire au mauvais sens du terme, la lecture analytique ne manque pas de détracteurs.
Comment répondre à de telles accusations qui affectent la question du sens et empêchent la lecture de participer à ce que Michèle Petit [1] nomme « la construction de soi » ? Le développement des théories de la réception associées aux récentes recherches en didactique de la lecture ouvrent la voie à de nouvelles approches qui sont autant de réponses concrètes pour ajuster la lecture analytique à la libre expérience du lecteur et non plus seulement à celle, trop contrainte, d’un élève. Car, si variés soient-ils, les reproches formulés font état d’un même constat, celui d’ignorer au sein même de la lecture, l’existence réelle et empirique d’un « sujet lecteur ».
Or, Sylviane Arh [2] , dans le sillage de Jean-Louis Dufays [3], rappelle que la lecture littéraire, cursive ou analytique, doit être considérée comme un va-et-vient dialectique entre distanciation et participation, [qu’elle est] un processus dialectique qui requiert implication (lecture subjective) et distanciation (lecture objective).« Il n’est pourtant pas facile de construire au sein du groupe classe cette dialectique qui suppose la prise en compte de la subjectivité de chaque élève. On se propose donc d’expérimenter ici un dispositif pédagogique, celui des »échanges en ligne« qui permettent de recueillir la lecture subjective des élèves pour les accompagner vers une »lecture subjective objectivée". Cette expérimentation a été menée sous la direction de Pierre Moinard [4] , chercheur en didactique de Lettres à l’Université de Cergy-Pontoise.
Les échanges en ligne, un espace dédié à l’émergence du sujet lecteur.
Comme l’expression le laisse entendre, les « échanges en ligne » consistent à mettre en place sur une plateforme de blog ou sur un forum, un espace d’échanges, de discussions, de confrontations même, où chaque élève est invité à proposer, cautionner ou invalider un propos énoncé sur un texte. Ce propos, libre et spontané laisse, au moins dans un premier temps, une grande part à la lecture subjective, point d’ancrage nécessaire pour toute lecture littéraire.
En effet, comme l’explique Jean-Louis Dufays dans son article « sujet lecteur et lecture littéraire : quelles modélisations pour quels enjeux ? », « la reconnaissance de l’élève lecteur permet de mieux connaître ses fonctionnements effectifs et de remédier à ses difficultés [...] , de donner un sens personnel à ses lectures ».
Pour mener cette expérimentation, le professeur crée dans un premier temps un blog sur le site de l’académie de Versailles et initie en salle média une première série d’échanges pour familiariser les élèves avec le dispositif. Dans un second temps, on demande à chaque élève de poursuivre ces échanges chez lui grâce à l’adresse mail du blog qu’on lui communique. Les paramètres du site permettent selon les classes de modérer ou non la publication de ces commentaires sans qu’il soit nécessaire de créer un compte utilisateur pour chaque élève. Le professeur reçoit dans sa boîte mail chaque commentaire et décide si le commentaire peut ou non être publié. Ce dispositif évite donc tout risque de dérapage.
Extrait d’un échange entre des élèves d’une classe de 1ère ST2S (série technologique) à propos de la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau ».
Dans ces échanges, la notion de « lecteur modèle » tend à s’effacer au profit d’une lecture plus intime fondée tout autant sur une expérience individuelle que collective. Les commentaires des élèves qui interprètent librement le texte conjuguent ainsi plusieurs postures de lecture [5]. La fable est d’abord l’objet de commentaires sur l’incohérence du dialogue (texte objet), laisse libre cours ensuite à une réflexion personnelle du type »le dialogue me fait penser à« (texte tremplin), puis induit un questionnement sur les motivations des personnages (texte action) pour devenir progressivement la métaphore d’un message que l’auteur veut donner : »la force de la société fait qu’il ne suffit pas d’être innocent pour gagné (sic)« (texte signe). Ces commentaires perçoivent intuitivement un aspect fondamental du texte : la dimension tragique d’une parodie de procès qui vise la dénonciation d’un pouvoir autoritaire et arbitraire. Ils constituent de ce fait le terreau dans lequel pourra s’enraciner en classe la »construction précise et progressive du texte".
Comment initier ces échanges ? La question de l’inducteur.
Reste qu’il n’est pas toujours évident pour l’élève d’investir pleinement le texte de cette libre subjectivité de lecteur, en partie, semble-t-il, parce que cette lecture reste étroitement associée au cadre scolaire. Les questions ouvertes fondées sur l’appréciation « quel texte préférez-vous ? », ou sur l’émotion « que ressentez-vous à la lecture du texte ? » ne sont parlantes que pour les bons élèves et ne permettent de toute façon pas d’impliquer réellement leur subjectivité créatrice. Anne Vibert [6] rappelle « qu’il ne suffit pas de dire aux élèves de réagir à la lecture d’un texte : ils ne savent en général que dire, faute de percevoir ce qu’on attend d’eux. Il est donc préférable de modifier le type de questionnement pour susciter un engagement plus important dans la lecture ».
Sur quelles questions s’appuyer, alors, pour initier un engagement authentique d’élève-lecteur dans la réflexion sur le texte ? On peut tout d’abord explorer les pistes proposées par Sylviane Ahr
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On peut par exemple renforcer le processus d’identification par des questions comme : comprenez-vous les réactions de Pierre dans Pierre et Jean de Maupassant ? Jacques Lantier est-il coupable du meurtre de Séverine ? L’agneau de la fable avait-il une chance de s’en sortir ?
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On peut également favoriser les jeux d’association sur le mode du portrait chinois. La question « quelle(s) couleur(s) ou musique pourriez-vous associer à cet extrait ? » par exemple, engage les élèves à réfléchir à la notion d’atmosphère du texte et, par là même, à la vision du monde que propose l’écrivain. Un autre inducteur comme « à quels animaux pouvez-vous comparer les personnages de cet extrait ? » permet parfois de clarifier les enjeux d’une confrontation. Cette question posée à une classe de seconde pour initier l’analyse de l’extrait qui oppose Célimène et Arsinoé à l’acte III, scène 5 du Misanthrope de Molière a donné lieu, par exemple, à une réflexion riche sur le personnage de comédie. L’un des élèves reprenant la proposition de « lionnes » d’un camarade a en effet préféré associer ces deux rivales à des « hyènes », arguant que ces personnages sans noblesse se livraient un combat aussi ridicule que violent. L’élève montrait par là qu’il percevait l’ironie fielleuse d’un dialogue dénué de toute noblesse, sans se laisser duper par l’élégance du style classique versifié.
On peut aussi s’inspirer de la « critique interventionniste » préconisée par Pierre Bayard, qui postule que la créativité du lecteur est aussi légitime que celle revendiquée par l’écrivain. -
On invitera alors les élèves à reconfigurer le récit, à « rescénariser des éléments d’intrigue » à partir de leurs attentes, impatiences, déceptions ou frustrations. Des questions comme « auriez-vous envie de supprimer un personnage qui vous semblerait inutile ? », « la réussite de George Duroy à la fin de Bel-Ami vous semble-t-elle possible ? », « auriez-vous espéré une autre fin ? », « l’ascension, la chute, la mort etc... du personnage vous paraît-elle décevante, crédible, prévisible ? », « auriez-vous envie que l’auteur écrive une suite à son récit ? », sont autant d’interrogations qui sollicitent l’activité fantasmatique du lecteur et permettent d’interroger la portée éthique et esthétique des choix effectifs opérés par l’écrivain.
Extrait des échanges en ligne portant sur Histoire d’un bon bramin de Voltaire (1761). A la question : préféreriez-vous mener la vie du bramin ou celle de la vieille femme ? Voici ce que les élèves répondent :
Extrait des échanges en ligne portant sur la dernière page du dernier jour d’un condamné de Victor Hugo. Les élèves de 1ère ST2S répondent à la question suivante : « auriez-vous pu vous joindre à la foule que décrit Victor Hugo ? »
On voit que l’implication subjective des élèves ouvre dans les deux cas la possibilité de mettre en place un autre régime de lecture plus proche de la construction du sens que de l’illusion référentielle.
De la lecture subjective à l’interprétation raisonnée : construire la lecture analytique.
Comme le rappelle Jean-Louis Dufays « on ne peut pas cantonner l’usage scolaire de la lecture à un partage de subjectivités où l’élève resterait enfermé dans son propre horizon ». Il est donc nécessaire d’accompagner le changement de posture qui permet de passer de l’immersion référentielle à l’analyse critique.
Dans l’expérimentation menée, on envisage la classe et les échanges en ligne comme des espaces hybrides qui entrent en résonance l’un avec l’autre. Les échanges en ligne trouvent ainsi un juste prolongement dans l’espace de la classe où le débat participatif n’est plus virtuel mais réel et permet de valider et d’organiser les différentes propositions de lecture. La lecture subjective est donc objectivée en classe. On peut proposer ensuite aux élèves de mener en ligne, de manière collective ou non la nécessaire rédaction des paragraphes du commentaire.
Extrait d’un paragraphe rédigé par des élèves de 1ère ST2S sur le blog après qu’a eu lieu en classe un débat interprétatif. Le texte commenté représente l’étude du prologue d’Antigone d’Anouilh. On perçoit dans ces paragraphes la volonté d’adopter une posture plus distanciée, plus argumentée. Ces paragraphes ont ensuite fait l’objet d’exercices d’écriture en classe pour les rendre plus conformes aux exigences formelles de l’exercice et permettre d’instituer des séances de remédiation en maîtrise de la langue.
Bilan de l’expérimentation et ouverture : pour une approche moins formelle de l’exercice de dissertation
Cette expérience menée sur deux années dans quatre classes différentes a montré que la pratique des échanges en ligne est souvent bien accueillie par les élèves, surtout par ceux qui éprouvent des difficultés à entrer dans la lecture des textes. La possibilité offerte aux élèves de lire d’autres commentaires, de confirmer en partie leur compréhension des textes, de prolonger l’étude des extraits par leurs propres références semble être une nouvelle source de motivation pour les plus rétifs d’entre eux. Il est par ailleurs assez aisé de vérifier en fin de trimestre quel a été l’investissement de chacun dans ce travail de construction du sens : une rapide recherche des billets par auteur permet de rendre visible le nombre de commentaires publiés par chacun.
L’intérêt de ces échanges ne se limite pas au seul exercice de la lecture analytique. Le support numérique permet d’y intégrer des tableaux, des extraits de film, des lectures audio qui permettent de diversifier les expériences esthétiques sans enfermer le cours de français dans la seule lecture des textes.
Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses avantages, les échanges des élèves constituent un vivier non négligeable de sujets d’invention ou même de dissertation. On terminera cet article par un dernier exemple, celui d’une confrontation de points de vue entre les élèves sur l’identité héroïque de l’Antigone d’Anouilh, confrontation qui a ensuite donné lieu à une proposition de dissertation que ces élèves ont abordée comme s’ils en étaient à l’origine.
Echanges en ligne et dissertation : extrait du commentaire des dernières répliques d’Antigone d’Anouilh
Relance des échanges à partir de la question suivante : Antigone est-elle une héroïne dans la pièce de Jean Anouilh ?