Prendre davantage en compte l’oral en cours de Lettres, tel est l’un des axes forts de l’enseignement du Français au lycée. C’est bien en ce sens qu’évolue l’épreuve orale des EAF puisqu’elle accorde désormais une place privilégiée à une lecture « à voix haute juste, pertinente et expressive » en ouverture de l’explication du texte littéraire. Lieu stratégique d’une appropriation intime de ce texte, cette lecture orale participe de la construction d’une culture littéraire plus personnelle, puisqu’elle incite l’élève à s’engager dans le texte, à en traduire l’émotion, à rendre compte de sa singularité. De fait, une lecture orale bien maîtrisée pose les jalons de l’interprétation littéraire du texte en même temps qu’elle permet d’en vérifier le degré d’appropriation et de compréhension. L’expérimentation pédagogique proposée ici vise à renforcer le lien qui existe entre lecture orale et analyse. Elle a été proposée à une classe de STI2D en début d’année dans le cadre de l’étude d’un extrait du chapitre « Des cannibales » des Essais de Montaigne.
Première étape : négocier la difficulté du texte
De la nécessité de comprendre le texte pour mieux le lire.
Accéder à la compréhension d’un texte pour entrer immédiatement dans une démarche d’analyse demande un effort intellectuel soutenu qui donne parfois aux élèves le sentiment que la littérature se réduit à une expérience d’abstraction desséchante. L’exercice de lecture orale propose au contraire une approche physique, intérieure et intime du texte, il semble plus accessible et signifiant, plus affectif, plus propice à ce premier contact avec le texte.
Dans un premier temps, on propose donc aux élèves d’enregistrer une première lecture orale individuelle d’un extrait des « Cannibales » de Montaigne. Ce premier enregistrement servira de point de comparaison pour apprécier l’évolution de la lecture au cours de l’expérimentation. Si les élèves ont pu se familiariser avec le style de Montaigne dans les séances précédentes, ils n’ont en revanche pas encore été confrontés à l’extrait qu’on leur propose de lire à haute voix. Se pose alors d’emblée la question de la compréhension pour la plupart des élèves : comment bien lire si l’on ne comprend pas tout ? Cette première lecture individuelle, imparfaite et laborieuse, motive alors la première étape de cette expérimentation : négocier le sens du texte avec ses pairs, se mettre d’accord sur une paraphrase éclairante de passages difficiles pour en saisir et en traduire tous les enjeux.
On réunit alors les élèves par groupes de trois ou quatre : chacun surligne la ou les phrases qui posent difficulté. A charge pour les autres d’en discuter le sens, d’en formuler une paraphrase avec l’aide du professeur si le texte présente de trop grandes difficultés.
Ce premier « oral d’apprentissage » distinct de l’exercice de lecture expressive, repose sur une modalité de pédagogie différenciée et veut montrer que l’accès au sens ne relève pas toujours de la fulgurance. On est plus souvent amené à comprendre progressivement un texte : plus on le lit, plus on tente de le reformuler, mieux on le comprend. L’élève prend conscience que la compréhension immédiate n’est pas le seul régime de lecture possible, et que comprendre un texte demande un effort de relecture et de reformulation et requiert du temps et des échanges.
En passant de groupe en groupe, l’enseignant bénéficie d’un moment privilégié pour réfléchir avec ses élèves aux stratégies de compréhension que l’on peut mettre en oeuvre en tant que lecteur : identifier les propositions d’une phrase, en comprendre l’articulation, en percevoir les ellipses comme pour le passage « Toutes choses (...) par la dernière », sensibiliser les élèves à la polysémie, par exemple celle du mot « art » qui, opposé à la « Nature » renvoie, au XVIe siècle, à la « culture », préciser les variations de sens d’un mot grâce à son contexte, comme le mot « sauvage » dont l’acception oscille entre « cruel » et « naturel », se référer au dictionnaire pour des mots inconnus comme « arbousier », « chétive » ou « oiselet ». L’étude de la langue prend ici tout son sens : la réflexion sur le lexique et la syntaxe des propositions éclaire le texte pour en favoriser l’appropriation.
2ème étape : mettre en voix et en mots ses premiers projets de lecture.
D’une lecture chorale à une lecture linéaire.
Lorsque toutes les difficultés de compréhension sont levées, on propose à chaque groupe d’élèves d’enregistrer une lecture chorale. On invite ainsi les élèves à se répartir la parole pour proposer une lecture collective du texte. Cette étape permet d’abord de s’entraîner à lire un extrait plus court, de progresser ainsi dans sa maîtrise de la lecture orale. Mais elle permet surtout d’introduire une première réflexion sur l’analyse linéaire du texte. Ce dernier ne s’envisage plus, en effet, comme une entité figée mais comme une succession de mouvements qui induisent une progression. Ce sont ces mouvements que la lecture chorale doit mettre en valeur par un changement de lecteur.
On invite ensuite les élèves à réfléchir aux traits stylistiques saillants de chaque mouvement : quelles phrases, expressions, posture énonciative etc. leur paraissent importantes ? On les engage alors à mettre en valeur ces aspects du texte par des effets de lecture : doubler la voix du lecteur, introduire un effet d’écho, ralentir le débit de lecture etc.
Toutes ces propositions doivent être rédigées sur feuille. Ce travail écrit, ramassé en fin de séance servira de point de départ pour présenter la synthèse de la lecture linéaire.
A l’issue de ce travail, les élèves procèdent à l’enregistrement de leur lecture chorale.
3ème étape : lecture expressive et mémoire vive
Dans un troisième et dernier temps, on demande aux élèves d’enregistrer, en classe ou chez eux, une deuxième lecture individuelle du texte. L’objectif est d’apprécier l’écart qui existe désormais entre leur premier contact avec le texte et la maîtrise qu’ils en ont après ce travail de lecture chorale. La note qu’ils peuvent obtenir à cet exercice prendra donc en compte l’écart qui logiquement se laisse entendre entre les deux lectures individuelles. Il est possible également de proposer un troisième enregistrement après la synthèse collective de la lecture linéaire. Cela permettrait d’une part de scander par une nouvelle lecture orale toutes les étapes de l’analyse : découverte du texte, premiers projets de lecture, synthèse en classe. L’élève bénéficierait de plusieurs entraînements possibles sur un même extrait et en renforcerait ainsi la mémoire. Cela montrerait d’autre part à l’élève que le travail d’analyse mené en classe, qui vise une compréhension de plus en plus fine du texte, le conduit à une expression de plus en plus maîtrisée de l’extrait. Le lien entre lecture expressive et analyse linéaire en serait ainsi renforcé.