Introduction : pourquoi un “mannequin challenge” littéraire ?
Constat
Certains textes littéraires résistent à la compréhension, pour des raisons variées, parfois cumulées. C’est le cas de la scène d’exposition (acte I, scène 1) de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, texte dense où les répliques s’enchaînent comme autant de tableaux variés, créant une impression de morcellement. Le procédé est évidemment significatif et il s’agit là d’annoncer la dimension spectaculaire de ce drame romantique. Cette scène multiplie les points de résistance :
- les références : le théâtre à l’italienne, au XVIIe siècle, tellement éloigné de l’univers propre aux spectateurs contemporains ; le type de personnage propre au XVIIe siècle (ex. : un « bourgeois », les dialogues croisés et la multiplicité des personnages (d’autant plus que certains personnages sont désignés de manière différente au cours de la scène)
- l’alexandrin brisé
- le vocabulaire, les références culturelles (« Et dire que c’est dans un lieu pareil qu’on joue du Rotrou, mon fils »), les métaphores
- la mise en abyme, puisque cette scène d’exposition représente un théâtre
L’enjeu est de faire comprendre, de faire sentir aux élèves de 4e qu’Edmond Rostand, spectateur et dramaturge de la fin du XIXe siècle, porte un regard amusé sur le théâtre du milieu du XVIIe siècle. Comment les amener à saisir ces complexités, ces subtilités par eux-mêmes ? Comment faire en sorte que les élèves soient réceptifs au registre comique de la scène ?
De même, la question se pose à l’échelle d’un roman comme Réparer les vivants de Maylis de Kérangal (2014). Le style du roman, à la fois réaliste et poétique, se caractérise par des phrases amples, des propositions qui s’enchaînent de façon vertigineuse puisqu’il n’est pas rare qu’une phrase s’étende sur une page entière. Sur le plan du contenu, l’élève risque de se perdre dans les digressions : par-delà l’intrigue resserrée autour d’une transplantation cardiaque, les portraits des différents personnages et les analepses jalonnent le texte, lui conférant de la profondeur temporelle mais aussi une certaine complexité. Dans la perspective de l’EAF, l’enjeu est de s’assurer de la bonne compréhension du texte par chaque élève de cette classe de 1ère. Comment le faire sans passer par le traditionnel questionnaire de lecture ? Dans quelle mesure le carnet de lecteur peut-il être mis au service d’une création collective ?
Certains élèves peinent à se projeter dans un texte littéraire, à se le représenter mentalement. La “concrétisation imageante”, cette “activité imageante par laquelle le lecteur s’emploie à se figurer les personnages et les événements rapportés par le texte” (Paul Ricoeur, Temps et récit 3, 1985), est une condition préalable à la lecture intégrale de l’oeuvre et, surtout, au plaisir du texte : comment avancer dans l’oeuvre et aller plus loin dans l’analyse si la “concrétisation imageante” pose problème ?
Objectif
L’objectif est non seulement la compréhension immédiate de l’extrait en vue d’une analyse en classe, mais aussi de fournir suffisamment d’éléments et de méthodes pour permettre aux élèves de poursuivre leur lecture autonome de l’oeuvre. Il s’agit aussi d’exercer les élèves à l’interprétation du texte.
Le professeur pourrait livrer le sens de l’extrait ou s’appuyer sur une adaptation cinématographique qui existe pour la pièce (adaptée par Rappeneau en 1990) comme pour le roman (adapté par Katell Quillévéré en 2016). Cependant le défi d’une création collective du type « mannequin challenge » (cf. {}infra la définition) a pour ambition de rendre l’élève actif dans la compréhension, le décodage du texte, et l’appropriation des particularités de son écriture. Il s’agit avant tout de développer la capacité à se projeter mentalement dans un texte, à le visualiser ; mais aussi de « partir de la réception des textes par les élèves » pour aller vers une construction collective du sens (cf. Anne Vibert, Faire place au sujet lecteur en classe : quelles voies pour renouveler les approches de la lecture analytique au collège et au lycée ?).
Les compétences cibles sont les suivantes :
- S’engager personnellement dans la compréhension du texte (domaine 1 du Socle) ;
- S’investir dans une activité de groupe, de création et d’interprétation (domaines 2 et 5 du Socle).
Origine de l’idée
L’idée est de réinvestir un mode d’expression en vogue sur les réseaux sociaux : le mannequin challenge (« défi mannequin »). Le principe du mannequin challenge est de figer collectivement des mouvements, sur un thème précis : la caméra circule parmi les participants, comme si on avait mis la scène sur pause. Et si les élèves figeaient un extrait de récit ou de pièce de théâtre ?
Les sources d’inspiration sont sur les réseaux sociaux. Parmi les “mannequin challenges” les plus célèbres, figure celui de l’UNICEF, dont la mise en scène construit une dénonciation de l’excision. Concernant l’étude du récit de Maylis de Kerangal, l’idée est partie d’une volonté de sensibiliser les élèves à la tension entre l’individu et le collectif au coeur du roman ainsi qu’à la singularité du temps romanesque chez Maylis de Kérangal, entre suspension et urgence.
Concernant l’étude de Cyrano de Bergerac, l’idée est partie du mannequin challenge proposé par David Perissinotto, professeur d’EPS du même collège, qui a proposé ce défi aux 3e médias, dans le cadre de la journée du direct organisée par le CLEMI. Dans cette vidéo, les élèves de 3e choisissent, pour le figer, un mouvement représentatif de l’activité liée à la discipline scolaire, ce qui impose une interprétation de l’activité. Il a paru que la nécessité de choisir un moment à figer était intéressante pour stimuler l’interprétation : quel mouvement représente le mieux tel personnage à ce moment de la pièce ? De même, il a semblé que l’exercice du “théâtre-image” stimulerait la “concrétisation imageante” et faciliterait la compréhension de cette scène complexe.
Déroulé et analyse des projets
Exemple 1 : un “mannequin challenge” pour entrer dans l’interprétation
Compétences littéraires
- Construire de manière autonome sa compréhension du texte
- S’approprier les codes d’écriture de la pièce
- Echanger et confronter son interprétation avec celle d’autrui
- Devenir un lecteur autonome
Compétences transversales
- Argumenter au sein d’un groupe
- Participer à un projet de classe
- Utiliser le langage du corps pour s’exprimer
1. À bras-le-corps avec le texte : de l’incompréhension à la “concrétisation imageante”
La première lecture est faite en classe. Dans un premier temps, les élèves ne comprennent pas la scène d’exposition, notamment en raison des dialogues croisés. Une lecture collective est faite de la didascalie de l’acte I : la définition et les modalités du théâtre à l’italienne permettent de visualiser le lieu, notamment à l’aide d’un schéma.
Dans un moment dialogué du cours, des hypothèses sont émises quant à ce qui est représenté dans l’acte I : les actions, les dialogues, les personnages. L’ensemble des échanges témoigne d’une grande confusion. Qui sont les personnages ? Quelle fonction occupent-ils ? Que font-ils ? À qui parlent-ils ? Quel est l’intérêt de cette scène, qui ne donne aucune information sur la pièce, dont les personnages semblent insignifiants, qui semble ne pas jouer son rôle de scène d’exposition et qui ne provoque aucune réaction chez les lecteurs (que sont les élèves) ? L’échange avec les élèves amène ce constat : la scène serait plus significative si elle était vue, voire jouée. C’est ainsi ce qui est proposé.
2. La réalisation du projet : création collective d’un moment/d’une figure à figer (théâtre-image)
Le mannequin challenge utilise la même technique que celle du « théâtre-image » : figer une image, une expression, un moment. Avec cette différence que le mannequin challenge se fait en groupe et qu’une caméra circule dans cette scène figée par le temps.
Etapes :
- Les élèves font la liste des personnages présents dans cette scène. En constituant cette liste ils sont amenés à constater que certains noms de personnages sont repris par d’autres groupes nominaux. Par exemple, les « cavaliers » deviennent les « bretteurs » dans les didascalies. La diversité des groupes nominaux permet de revenir sur la construction du référent à travers les différentes reprises.
- Par une schématisation, les élèves assemblent les personnages qui parlent entre eux. Ils se rendent ainsi compte que le fait que deux répliques se suivent ne signifie pas que les deux personnages se parlent, comme dans l’exemple ci-dessous.
Nous pouvons ainsi à la fois expliquer ce qu’est un dialogue croisé mais aussi un alexandrin brisé.
- Une fois dressée, celle-ci est mise en relation avec le nombre d’élèves : il y a autant de personnages que d’élèves. Par conséquent, chaque élève pourra jouer un personnage.
- Par groupes de conversation, les élèves préparent le mouvement figé. Des consignes pour les guider sont mises à disposition sur des tablettes : les élèves doivent créer une copie de ce document pour pouvoir le compléter via un traitement de texte collaboratif, ce qui leur permet de le retrouver et de le compléter de chez eux, individuellement. Ainsi la continuité entre le travail en classe et le travail à la maison est assurée, et la collaboration des élèves peut se faire de manière à la fois distanciée et asynchrone. Les consignes, fournies en pièce jointe, invitent les élèves à :
- extraire leur groupe de conversation de la scène, ainsi que les didascalies qui sont liées à ce groupe
- relever ce qu’on sait des personnages, à travers les répliques et les didascalies : leur identité, leurs actions, leurs habits, leur gestuelle, le ton…
- proposer des éléments personnels en vue de la mise en scène : la transposition à l’époque contemporaine peut être envisagée (par exemple, les « cavaliers », qui s’entraînent au fleuret, peuvent être des militaires qui s’exercent au combat)
- choisir le moment à figer et justifier ce choix : en effet un des moments les plus intéressants de la séance de préparation est la négociation, voire le débat, autour du moment à choisir dans l’ensemble des actions menées par les personnages. Quelle action mettre en valeur particulièrement ? Quel geste est le plus représentatif du personnage ? Quelle expression du visage renvoie le mieux à son attitude, à son état d’esprit, à ses propos ? Quel moment reflète le mieux son rôle au sein de la scène ? Enfin, comment faire en sorte de résumer le personnage et son action en un mouvement ? Des confrontations entre les élèves naissent des pistes d’interprétation sur le rôle de ce personnage, et les élèves commencent à saisir le comique, voire le burlesque, de la scène, dans la mesure où la plupart de ces personnages adoptent un comportement inapproprié par rapport au lieu, surtout pour le spectateur de la fin du XIXe siècle, comme pour celui du début du XXIe siècle.
- En ligne, de chez eux, les élèves sont amenés à :
- proposer un placement des personnages, sur un document collaboratif : quels personnages seront plus proches de la scène, du buffet, de l’entrée, des galeries ? En effet on peut supposer que le bourgeois et son fils, qui font partie des rares spectateurs venus pour regarder La Clorise, vont tout faire pour être près de la scène, tandis que les mangeurs et les cavaliers, qui sont occupés à autre chose, pourront être éloignés de la scène. Les élèves sont amenés à réfléchir à la configuration d’un théâtre à l’italienne. En effet les marquis peuvent se rejoindre directement sur scène tandis que les pages se placent dans les galeries pour cribler de pois les spectateurs et “pêcher” des perruques. Ces éléments culturels, étrangers aux élèves, sont pris en compte par ceux-ci, comme dans la capture d’écran suivante :
-
- créer une affiche, qui permettra d’illustrer la pièce jouée dans la pièce (La Clorise). Par la constitution de cette affiche, les élèves prennent conscience que dans la pièce Cyrano de Bergerac, une autre pièce doit avoir lieu, ce qui leur permet de prendre conscience de la mise en abyme, en oeuvre dans cette scène (sans compter que l’objet du véritable spectacle… ce sont les spectateurs).
Le suivi asynchrone et en ligne du projet permet d’individualiser la compréhension de la scène et le guidage vers l’interprétation, par le biais des commentaires.
3. « Distanciation » (Dufays) par les propositions et la création : vers un débat interprétatif
Les élèves construisent progressivement leur interprétation, en se confrontant aux choix de leurs camarades. Les disparités voire les désaccords (concernant le placement, le moment à figer, les ustensiles...) génèrent du débat entre les élèves, au sein du groupe. Au contact les uns des autres, la compréhension s’affine et l’interprétation prend forme. Les propositions sont autant d’interprétations de la scène.
Régulièrement, des retours collectifs sont effectués par le professeur, pour mettre en valeur et questionner les propositions des uns et des autres. Ces moments dialogués amènent les élèves à s’interroger sur l’impact qu’ont certains choix sur le sens de la pièce. Ils prennent progressivement conscience du rôle de la mise en scène sur le sens de la pièce. Le placement des personnages, l’expression du visage, la posture, les choix d’objets, la tenue vestimentaire, le choix du moment à figer, sont autant d’interprétations différentes, sujettes à débat. Les choix seront pris en fonction de la pertinence et de la précision des arguments.
Deux classes ont participé à ce défi. Le tournage prend une vingtaine de minutes (musique supprimée pour des raisons de droit).
A l’issue de ce tournage et après le montage (qui ne nécessite que l’ajout de la musique), une séance est consacrée au visionnage et à la synthèse. Les élèves découvrent la prestation des autres groupes et de l’autre classe. On identifie d’abord les groupes de conversation de la scène 1 puis les choix interprétatifs des groupes sont commentés, ce qui permet aux élèves de prendre conscience de la liberté d’interprétation offerte par le texte et, de surcroît, par la mise en scène.
Voici quelques exemples :
La trace écrite s’organise autour du registre comique de la scène, de la mise en abyme et des modalités d’écriture propres à la pièce (didascalies précises, alexandrins brisés, dialogues croisés). On revient également sur le théâtre à l’italienne, qui conditionne toute la compréhension du premier acte.
Exemple n°2 : Un “mannequin challenge” pour analyser une oeuvre intégrale
Compétences littéraires
- Etre capable de résumer un roman
- Analyser le rôle et la construction d’un personnage de roman
- Approfondir la réflexion sur certains aspects du roman : le corps, le temps dans le roman, le choix du point de vue
- Echanger son point de vue de lecteur avec d’autres lecteurs
Compétences transversales
- Argumenter au sein d’un groupe
- Participer à un projet de classe
- Utiliser le langage du corps pour s’exprimer
Le projet du mannequin challenge s’inscrit dans l’objet d’étude “Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours”. Avec une classe de 1ère S, nous étudions en oeuvre intégrale le roman Réparer les vivants (2014) de Maylis de Kérangal. La problématique de séquence est axée sur la représentation des liens entre les vivants et les morts. Alors que nous pensions que la lecture du roman serait aisée pour des élèves de filière scientifique, elle s’est avérée complexe pour les raisons énoncées plus haut. D’où l’idée d’un projet stimulant et fédérateur, susceptible de permettre à tous les élèves de s’approprier le roman et d’en comprendre les épisodes majeurs ainsi que les enjeux.
1. Comprendre les enjeux du projet pour mieux s’investir (1 heure)
Le lancement du projet s’est effectué après l’étude de deux extraits en lecture analytique, soit en milieu de séquence, alors que les élèves avaient déjà pu découvrir quelques caractéristiques du style si particulier de Maylis de Kérangal.
La première séance vise plusieurs objectifs :
- faire le point sur les caractéristiques d’un mannequin challenge ;
- susciter la motivation des élèves afin qu’ils s’investissent dans le projet collectif ;
- leur faire prendre conscience des enjeux de ce projet qui, par-delà la dimension ludique, est au service d’une analyse approfondie du roman.
La séance s’ouvre sur un brainstorming autour du mannequin challenge. Il s’agit ainsi d’évaluer les représentations de ce phénomène viral qui ne semble pas connu de tous les élèves. Soumettre à l’analyse un support qui pourrait sembler sans intérêt, donner du sens à ce qui pourrait passer pour une activité sans profondeur, c’est à la fois surprendre les élèves et annoncer que le projet se veut sérieux.
Afin que chacun puisse s’en faire une idée exacte, le mannequin challenge de l’Unicef est diffusé. C’est l’occasion de préciser les caractéristiques du dispositif, mais aussi de souligner que cette forme peut se mettre au service du sens, voire d’une cause. La dimension sérieuse et significative se précise.
Suite à ce visionnage, les caractéristiques sont listées et des liens avec le roman au programme émergent déjà : la dimension collective du travail, l’idée que chacun participe à l’effort commun et se sent responsable de la réussite du projet, le temps suspendu…
Dans un 2e temps, les élèves par groupes sont confrontés à un défi : en s‘aidant du carnet de lecteur, ils doivent sélectionner les épisodes majeurs du roman pour mobiliser trente-cinq élèves. La contrainte rend l’exercice difficile mais stimulant puisqu’il s’agit de s’interroger sur les épisodes et les personnages les plus importants, ce qui oblige à faire des choix. La diversité des propositions rend compte d’approches subjectives diverses : ainsi, certains sacrifient le personnage de Juliette (petite amie de Simon, personnage qui meurt au début du roman et dont les organes seront prélevés), jugeant qu’elle est secondaire, quand d’autres souhaitent lui donner une place dans le mannequin challenge, partant du principe qu’elle faisait “battre le coeur” de Simon lorsqu’il était en vie. Certains insistent sur la douleur et l’hésitation des parents face au don d’organes, quand d’autres évacuent le dilemme parental pour mettre l’accent sur le travail des médecins une fois le don accepté. Autant d’approches qui attestent de la variété des lectures subjectives et de leur importance.
2. La symbolique des couleurs au service d’une analyse des personnages (1 heure)
Pour des questions de temps, les propositions ont été évaluées par le professeur qui a choisi le travail le plus pertinent. Avec plus de temps, on pourrait envisager une co-évaluation par les élèves, activité d’autant plus fructueuse qu’elle permettrait de prendre en compte les différentes lectures, de les mettre en débat et de créer, ensuite, une communauté interprétative.
Le choix s’est fait selon les critères suivants :
- le travail implique 35 élèves
- la proposition rend compte de la totalité du livre, de la première à la dernière page
- les scènes choisies respectent l’ordre chronologique du roman
- les scènes choisies rendent compte d’éléments importants du livre
- les scènes choisies permettent à un spectateur n’ayant pas lu le livre de comprendre ce que s’y joue
En classe, le plan de travail sélectionné est distribué aux élèves. Le groupe ayant conçu cette organisation a d’ailleurs eu l’idée d’ouvrir le mannequin challenge sur le plan d’une montre indiquant l’heure matinale à laquelle se lèvent les surfeurs : 5h50. Le plan sur une montre affichant “5h49” clôturera alors la vidéo, pour bien souligner que l’action dure 24 heures.
Une fois la liste des personnages établie, les élèves vont travailler en groupe sur un personnage de sorte que douze personnages du roman fassent l’objet d’une analyse. Un document numérique, qui constituera par la suite un outil de révisions mis en ligne sur le blog elyco ( ENT des lycées et collèges en Pays de Loire) de la classe, est mis à leur disposition. La tâche est la suivante :
- travailler sur l’onomastique
- définir les caractéristiques du personnage et son rôle dans le roman
- déterminer une couleur à associer à ce personnage, couleur dont il faudra justifier le choix au regard des analyses menées
Les objectifs de la séance sont les suivants :
- préparer la mise en scène visuelle du mannequin challenge en définissant un code couleurs significatif, propre à chaque personnage
- comprendre que les détails font sens dans un roman, à commencer par les noms des personnages
- travailler sur le rôle de chaque personnage de façon précise
- établir des fiches-personnages qui constitueront des outils de révisions pour le bac
Dans un roman où les figures de médecins se multiplient non sans risque de confusion, l’exercice a le mérite de distinguer chacun d’entre eux. Dès lors, l’élaboration du mannequin challenge se met au service d’une compréhension plus fine du roman et justifie l’analyse des singularités de chaque personnage. Ici, le projet permet donc de se conformer au programme officiel tout en donnant du sens à une activité qui, sans cela, se serait apparentée à la création (probablement laborieuse) de fiches sur les personnages.
Une fois le document rempli, les élèves ont présenté à l’oral leurs hypothèses sur l’onomastique et le choix de la couleur. Si dans un premier temps, les couleurs se sont multipliées en lien avec des symboliques diverses, le projet final a pris une tournure inattendue lorsqu’un élève a proposé d’étiqueter les personnages suivant trois catégories :
– en noir, les proches du défunt qui sont en deuil
– en blanc, le donneur (Simon) et la patiente recevant la greffe (Claire) pour souligner le lien vital qui les unit. Cela permet de ne pas reléguer Simon dans le domaine de la mort. En un sens, il continue à vivre par ce don.
– en gris, les médecins qui sont des passeurs entre la vie et la mort.
La proposition est d’autant plus pertinente qu’elle apporte des éléments de réponse à la problématique de séquence sur les liens entre les vivants et les morts.
3. La symbolique des gestes et de l’accompagnement musical au service d’une compréhension détaillée et globale du roman (1 h)
L’étape suivante consiste à se répartir les « scènes » du mannequin challenge et à préparer les gestes. Ce temps exige une négociation au sein du groupe concernant la sélection du moment, la symbolique des gestes, la place des uns par rapport aux autres, l’expression du visage. Certains épisodes requièrent de la créativité : par exemple, comment représenter l’accident en van des trois jeunes ? comment montrer en une seule image que les parents de Simon accordent le don, tout en restant tristes et apeurés ?
Une photo est prise pour permettre à chaque groupe de s’évaluer.
La dernière partie de la séance est consacrée au choix de la musique qui pourrait accompagner le mannequin challenge. Bien que les mannequin challenges diffusés sur Internet soient souvent accompagnés du morceau “Black beatles” de Rae Sremmurd, il nous semblait important de donner une portée significative au choix de la musique.
Dans le carnet de lecteur rempli par les élèves au fil de leur lecture, il leur était demandé de proposer une musique à écouter pendant la lecture du roman. Des propositions ont donc été tirées de leur carnet puis soumises à un sondage en classe. Voici quelques titres :
- Keaton Henson, “You”
- Kye Kye, “Dreams”
- Liszt, « Hungarian rhapsody n°2 »
- Johannes Bornlof, “Let’s run away together”
Le titre “Dreams” de Kye Kye a été jugé adéquat en raison de l’imaginaire de la mer qu’il suscite (et qui entre en résonance avec la session de surf qui ouvre le roman) et de l’aspect “planant” qui coïncide avec l’impression de temps suspendu qui se dégage du roman.
Bien que les droits de diffusion constituent un obstacle à l’utilisation de ce morceau, l’activité permet de passer d’une approche sensible et subjective à une analyse globale du roman. (nous avons écrit au groupe pour lui demander l’autorisation d’exploiter le morceau. Le message est resté sans réponse).
4. Le mannequin challenge, support d’une réflexion sur les enjeux du roman (1h30)
Les photos prises lors de la séance 3 ont été rassemblées dans un PowerPoint pour constituer un storyboard. Avant le tournage, ce storyboard est diffusé à la classe pour évaluer la pertinence de la mise en scène. Les élèves peuvent ainsi prendre connaissance du travail des autres groupes et leur prodiguer des conseils pour peaufiner la pose.
Le tournage s’est effectué en trente minutes. Le plan-séquence exige le sérieux et l’investissement de chacun puisque la vidéo se fait en une seule prise. Le tournage avec la1ère S a exigé trois prises, dans la mesure où tout mouvement ou sourire compromet la qualité du résultat final.
Il semblait important de rappeler aux élèves les enjeux de ce projet qui leur a semblé particulièrement ludique. D’où un dernier temps consacré à la prise de recul et à l’analyse des enjeux du roman autour de trois questions :
1/ Quels liens percevez-vous entre les caractéristiques du mannequin challenge et le roman de Maylis de Kérangal ?
2/ Finalement, qui est le héros de ce roman ?
3) Qui se répare dans ce roman ?
La photographie du tableau initial a permis de revenir sur les hypothèses formulées au début du projet pour les approfondir et les compléter. Les élèves ont réfléchi par binômes à ces questions avant de proposer une réponse argumentée devant la classe. La deuxième question a donné lieu à de nombreux débats, notamment autour du statut (héroïque ou non) de Simon. La troisième question oblige à revenir sur le sens du titre pour mettre au jour la polysémie du terme “réparer”.
En réalité, le mannequin challenge constitue quasiment une “forme-sens” tant il entre en résonance avec les caractéristiques et les enjeux du roman de Maylis de Kérangal :
- Le mannequin challenge, en raison de l’immobilité mais aussi du mouvement de caméra, crée un temps contradictoire entre dilatation et urgence, suspension et accélération. Dans le roman, le temps est quasi suspendu (en raison de l’écriture poétique et des digressions ou des pauses méditatives), mais il relève aussi de l’urgence car tout se joue en vingt-quatre heures (urgence qui se traduit par des phrases amples et une ponctuation relevant des virgules plus que des points). Le rapport au temps devient étrange, comme distordu.
- La multiplicité des acteurs dans le roman comme dans le mannequin challenge suscite une même impression : le héros est individuel et collectif, les êtres sont à la fois individualisés et pris dans un réseau. L’essentiel se joue dans les liens entre ces êtres, embarqués dans un même projet.
- La caméra migre de personne en personne, à l’instar du don d’organes qui engage un processus fluide et dense : la transplantation relève d’un transfert de mains en mains, de lieu en lieu de quelque chose de précieux. Cette idée de déplacement fluide d’un point à un autre, qui s’illustre dans le mannequin challenge, peut faire écho à la métaphore filée de l’oiseau qui sous-tend le roman.
- Dans le mannequin challenge, la caméra est à la fois proche et distante, au cœur des choses mais aussi en recul, tout comme le narrateur du roman est à la fois dedans et dehors, oscillant en permanence entre l’intériorité et la surface.
- Enfin, la musique qui accompagne les images peut renvoyer à la musicalité propre au roman poétique de Maylis de Kérangal. L’ampleur des phrases et les jeux de sonorités confèrent un souffle et un rythme singuliers à ce roman que l’auteure considère comme une “chanson de geste” contemporaine.
En un sens, le mannequin challenge permet même aux élèves d’éprouver ce que vivent les personnages :
- la précision des gestes, l’engagement des corps est exigé des élèves comme des médecins dans la greffe d’organes
- Le mannequin challenge, comme le don d’organes, implique un travail collectif où chacun est un maillon nécessaire : si l’un n’accomplit pas correctement sa tâche, tout est perdu.
Bilan du projet pédagogique
Compétences développées, plus-value pédagogique
Ce genre de défi s’est avéré un moyen efficace d’entrer dans le texte, à la fois dans sa compréhension et dans son interprétation. Dans l’immédiat, les élèves manipulent le texte, affrontent les multiples difficultés et points de résistance. Le “mannequin challenge” mélange la réflexion propre à la mise en scène et la nécessité d’un choix unique, propre au théâtre-image : ainsi les élèves saisissent sensiblement la différence entre didascalies et choix de mise en scène, et proposent collectivement plusieurs pistes d’interprétation. De plus, ce type d’activité, faisant appel à leur interprétation, à leur créativité et à leur sens de l’émulation, représente une entrée stimulante dans l’oeuvre littéraire.
Dans cette activité, il est nécessaire de distinguer l’objectif de la production. La production est la réalisation de ce “mannequin challenge”, mais l’objectif est bien de permettre aux élèves de prendre à bras le corps la difficulté du texte et, à long terme, d’adopter certains réflexes, certains gestes face à un texte littéraire :
- se poser des questions, ne pas rester passif (voire défaitiste) face à la difficulté ou face à l’opacité d’une oeuvre, ni attendre sur le mode de la consommation l’explication experte du professeur ;
- interagir, échanger pour croiser les regards sur le texte ;
- s’approprier une oeuvre, de telle sorte que la compréhension devienne une préhension physique et sensible.
Il s’agit bien, à long terme, de permettre aux élèves d’incarner l’oeuvre littéraire et de développer leur autonomie de lecteur face aux textes littéraires.
Comme pour toute compétence, cette approche s’inscrit dans un ensemble cohérent, qui vise à développer l’autonomie en lecture littéraire, mais aussi le plaisir du texte. D’autres défis collectifs sont lancés à la classe lors de cette séquence et, tout au long de l’année, les élèves sont constamment sollicités au sujet de leurs lectures par des débats, des webradios, des carnets de lecteurs, des bandes annonces, des affiches (cf. Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée de Sylviane Ahr)... Dans tous les cas, les questionnements, les hypothèses et les interprétations des élèves sont convoqués dans une perspective de co-construction du cours, mais aussi du sujet lecteur.
A travers ce genre d’activité, il s’agit aussi de favoriser l’appropriation d’une culture patrimoniale, tout en suggérant que l’enseignement du français peut s’inspirer des pratiques sociales contemporaines. On peut espérer que le plaisir pris à l’activité stimule l’intérêt porté à l’extrait ou à l’oeuvre étudiée. S’agissant de Réparer les vivants , les élèves de Première semblent désormais plus à l’aise avec le roman, voire désireux de pouvoir en rendre compte à l’oral du bac. En ce qui concerne Cyrano de Bergerac, faisons le pari que ce défi stimulant aura permis un ancrage plus durable de la scène d’exposition dans la mémoire des collégiens.
Variantes et prolongements possibles
D’autres activités pour engager le lecteur par le corps / incarner l’oeuvre littéraire
Parmi les approches permettant d’incarner l’oeuvre littéraire en classe, nous pouvons citer :
- le théâtre-image
- la mise en scène
- le mime
- la lecture expressive
- la mise en relation avec l’EPS (notamment l’acrosport) dans le cadre d’un projet que l’on peut mener au collège, comme au lycée
D’autres usages pédagogiques du “mannequin challenge”
Voici quelques exemples d’usages pédagogiques du “mannequin challenge” :
- Mettre en valeur le projet d’établissement (lycée Jean Drouant, école hôtelière de Paris)
- Synthétiser une séance, y compris de manière humoristique (collège Pablo Picasso, Montesson)
- Rendre compte d’une démarche et/ou d’une méthode (lycée Maurice Genevoix, Bressuire)
- Rendre compte du fonctionnement d’un cours, comme la classe inversée (Lycée de l’Authie, Doullens)
Aurélie Palud, Académie de Nantes
Lionel Vighier, Académie de Versailles