La genèse du projet
A la fin de l’année scolaire 2014, je prends connaissance de la constitution de mes futures classes de quatrième et je fais le lien entre les compétences travaillées avec la plupart d’entre eux en cinquième et une nécessité nouvelle : mettre en appétit deux classes de quatrième, faire naître une envie de travailler ensemble dans le cadre d’une discipline de projet.
En effet, ces classes comprendront chacune pour moitié des musiciens de la classe orchestre et, d’autre part, des élèves de niveaux très disparates, dont certains sont issus d’UPE2A : comment créer une dynamique de groupe, les faire travailler tous efficacement, et renforcer les pratiques d’écriture, dans ma matière, les lettres ?
L’idée globale à laquelle je m’étais intéressée depuis longtemps trouvait là un écho favorable : je m’intéresse aux cartes postales, chromos et stéréogrammes du début du XXème siècle, et j’ai lu un certain nombre d’ouvrages sur l’enthousiasme de la Belle Epoque, sur l’Art Nouveau, sur la croyance en une nouveauté qui devait sauver le monde… illusion que la première guerre devait dissiper cruellement !
C’est qu’en 1900, on croit au progrès que l’on donne à voir dans des Expositions Universelles. On fait concourir ainsi villes et pays dans une émulation permanente et multiple !
Paris, lieu du rendez-vous d’un carrefour de nationalités, se fait ainsi « orbis terrarum » en exposant les pavillons des pays étrangers, les inventions. L’Exposition Universelle de 1900 à Paris, avec ses 50 millions de visiteurs, laissera des témoignages nombreux, sur des supports variés : les inventions nouvelles vont graver image et son ; trois réalisateurs prestigieux y « écrivent avec de la lumière » ce Paris du mouvement et de la nouveauté, un Paris qui se met en abyme et en scène, qui s’invente aussi.
Dès lors, j’évoque le projet alors embryonnaire auprès de mon collègue de musique : en imitant Méliès, Les Frères Lumière et Thomas Edison, nous allons réaliser un court-métrage dont l’objectif sera de « ressusciter les morts », comme le disaient ces premiers cinéastes.
Franchissant les époques, nous arpenterons le Paris de l’Exposition de 1900 en faisant un va-et-vient visuel avec le Paris de maintenant. Notre bande-son sera entièrement l’œuvre des élèves : les musiques de la Belle Epoque qu’ils joueront, les chansons qu’ils chanteront et les textes qu’ils écriront sur ce Paris totalement ignoré d’eux.
Les aides et ressources proposées vont être sollicitées et mises à profit à l’intérieur d’un cadre des TRAAM, Travaux Académiques Mutualisés : « en 2014-2015, l’accent sera mis sur le travail de l’oral, de la parole et de la voix chez les élèves. »
L’objectif est de présenter des scénarios d’usages simples d’outils et de ressources numériques pour faciliter le développement des compétences visées dans les programmes.
- Quelles utilisations pertinentes du numérique au service des apprentissages ?
- Quelles démarches pédagogiques pour enseigner à des publics différents ?
- Quelles activités proposer pour enrichir le travail personnel des élèves et favoriser les démarches collaboratives ?
Le Conseil général des Hauts de Seine accepte, finance et soutient le projet à travers le dispositif SIEL.
La Ville de Suresnes prête son concours en mettant à notre disposition un équipement de prise de son et l’aide de ses professionnels du SIJ (Suresnes Information Jeunesse). Notre film sera d’ailleurs présenté et récompensé lors d’une projection au cinéma de Suresnes, Le Capitole, à la fin de l’année scolaire.
Les professeurs de musique du Conservatoire de Suresnes qui enseignent la pratique d’instruments au collège nous assurent de leur concours. Dès lors, un livret de partitions est évoqué :
- L’Ouverture de La Force du Destin, de Verdi,
- Limonaire, air de 1900,
- Un air japonais pentatonique, destiné à illustrer un haïku,
- Des chansons de 1900 chantées par les élèves.
Un réalisateur, Guillaume Jousse, qui fait de la création digitale, se propose de nous aider, pour un prix en rapport avec l’aide du projet SIEL, car nous ne sommes ni les uns, ni les autres, techniciens de l’image et du son, et encore moins monteurs. Son concours se révèlera essentiel car notre travail a pu acquérir un lustre « professionnel » grâce à son talent.
– 1 A la rencontre d’imaginaires littéraires pour rendre la réalité imaginable
L’histoire d’un projet se bâtit dès le début de l’année. La mise en place des outils indispensables pour apprendre à voir, à décrire et à raconter : trois séquences sont mises en place successivement, en rapport avec le programme de la Quatrième.
– 2 Travail sur un choix de poèmes « parisiens », Existe-t-il un lyrisme propre à la ville de Paris ?
Nous étudions l’évocation de la ville à travers des formes brèves, traditionnellement associées au registre épidictique :
- Le sonnet, forme dont on étudie l’histoire européenne, les variantes : nous accordons une importance particulière au thème de Paris métaphorisé en figure féminine séductrice, car cette image est récurrente dans le Paris de l’Exposition Universelle.
- Le haïku, poésie lyrique et descriptive venue d’ailleurs. Notre travail d’écriture se trouve facilité par l’imitation de ces pièces de 17 syllabes, exercice auquel les élèves se plient volontiers, quelles que soient leurs difficultés. Cet air venu du Japon associe l’idée de Paris et du voyage : c’est là un aspect que nous voulons transmettre dans notre projet.
Par l’étude de la poésie de Paris, les élèves observent et expérimentent l’évocation de soi et de ses sentiments, d’un lieu aimé. Ils comprennent peu à peu les techniques de la description. Cet aspect se révèlera fondateur car les élèves découvrent le plaisir de l’écriture à travers la poésie.
Le premier travail d’écriture commence : un éloge de Paris s’appuyant sur la figure de l’anaphore servira d’invitation pour entrer en littérature et en Exposition. Il s’agira de mettre en valeur Paris dans le mouvement, la modernité, la lumière et la joie.
Voici le premier travail, que je rends aux élèves sous le titre de « Trouvailles et pépites des quatrièmes » :
– Yacine
Paris d’en-haut en montgolfièreParis en-haut de la tourParis d’en bas dans ton métro tout neuf : je me glisse dans tes galeries secrètes
– Osama
Paris multicoloreJeune et vieille à la foisVille d’espritRiche de tous les pays du monde
– Sofiane
Une ville, une histoire, un mythe, une magie !
– Léa
Paris est une ville qui devient le mondeParis est une ville luminaireParis, monde en miniatureParis en mouvementParis grande ville sentimentaleParis Encyclopédie Universelle à ciel ouvert pour 365 jours !
– Inès
Paris muni de sa grande tourParis s’amuse et fait des enfantillagesParis où l’on tombe amoureuxParis attachantParis qu’on ne sait plus quitter
– Steven
Paris lumineuse dans la nuitComme une luciole géante
– Titouan
Paris expose son passé et nous montre le futur par ses inventions extraordinairesLes images animées du cinématographeLe son conservé dans des bobines de cireL’infiniment petit et l’infiniment grand à votre portée !Des constructions fantastiques sorties d’un rêve fait pour durer un an
– Hugo
Paris qui illumine les autres cités de son grand phare, la Tour Eiffel : elle surveille les passants du monde entierParis ville refaite aux couleurs de toutes les villes
– Odilon
Paris paradis, attraction ouverte, grand terrain de jeu
– Tiago
Paris cache tant de secrets ; venez connaître le passé et le futurParis ; petit pays et grande ville
– Samy
Petits trains, petits pavillons, petit monde mais grande cité !
– Claude Naomie
Paris est devenu un mondeParis est devenu le mondeParis nous renseigne sur le mondeParis est le livre du mondeParis abrite 50 millions de visiteurs
– Garcia
Paris, son glorieuxParis sculpteur de sa propre puissanceParis-pythie : tu nous laisses voir le futur
– Zohra
Plein la vue !Avec du trompe l’œil à s’y méprendre
– Christopher
Paris ville cinématographiqueVille phonographiqueVille modèleVille de la modeVille éléganteVille pépiteVille aux éclats d’or
– Angélique
Paris ville électriqueVille rapideVille en mouvementVille miroir du monde
– Léo
Il y a des gens partout, ils avancent sur des trottoirs qui bougentIls survolent en tapis roulant l’expoIls voyagent dans de petits wagons qu’on appelle « métropolitain »
– Antony
Cité de toutes les cités avec les drapeaux de tous les paysCité moderne, cité musée
– Andreea
Ville encyclopédie du monde, tu connais toutVille lumière, comme un port qui accueille les voyageurs, guidés par son grand phareVille du Tour du monde en un seul jour !
– 3 Lecture d’une œuvre intégrale, Au Bonheur des dames : une ville en mouvement
Nous employons largement l’exposition virtuelle de la BNF. Nous découvrons à quel point l’essor industriel et commercial de Paris veut se vendre auprès du monde entier : c’est là une des raisons d’être des expositions. Les bases du capitalisme sont abordées en cours de français et, conjointement, en technologie et en histoire.
Zola nous apprend à regarder Paris, à en mesurer les évolutions imputables au Baron Haussmann : les élèves apprennent à observer les lieux du roman dans leur réalisme et établissent des itinéraires des personnages à travers les plans successifs de Paris au Second Empire (images de l’IGN).
Une partie des images sont téléchargeables et utilisables via Eduthèque.
Nous étudions très précisément l’incipit du roman que nous lisons de façon synoptique avec deux débuts d’adaptations cinématographiques du roman : l’image, la bande-son (quand elle existe), les choix de prise de vue, la caméra objective / le point de vue interne… chez Duvivier (1929) et Cayatte (1943). Les élèves se familiarisent donc avec la « grammaire » du cinéma, s’initient au vocabulaire technique et sont invités à justifier leurs préférences entre les deux œuvres dans de courts paragraphes dissertatifs qui leur apprennent les rudiments de l’argumentation.
Nous en concluons que Paris se construit et se modifie sous la plume du romancier et sous l’œil de la caméra : Paris serait donc devenu un personnage ?
– 4 Travail transversal sciences-lettres : qu’est-ce que la persistance rétinienne ?
Le cinéma s’appuie sur une imperfection de notre œil : celui-ci croit au mouvement quand il voit des images en série qui défilent devant lui. On écrit une synthèse sur le phénomène avec le vocabulaire scientifique, on le compare avec d’autres récits d’expériences d’une époque à une autre.
Les élèves fabriquent des « flip books », très facilement réalisables avec un paquet de post-it !
Les élèves se préparent à visiter une exposition sur les Frères Lumière ; il faut s’assurer de leur compréhension de l’évolution des techniques, de la lanterne magique aux premiers films du cinématographe. Ils lisent des articles de l’époque sur cette invention et mesurent combien une dynastie de compétences a été nécessaire pour triompher de l’impossibilité de représenter le mouvement.
Qu’est-ce que cette invention change à la représentation des choses ? A la littérature ? A l’art ?
On voit donc, que pour un projet d’une telle ampleur, on a construit peu à peu, mais en continu, des références culturelles et pratiques variées : savoir traduire ses émotions, décrire, expliquer une technique, comprendre comment l’histoire littéraire s’inscrit dans l’Histoire.
Devenir créatif et réinventer : « l’esprit de Paris, l’esprit de l’Expo »
Nous examinons de près les documents cinématographiques de 1900, les élèves sont émerveillés par la richesse, la diversité et l’aspect moderne et pratique des inventions et manifestations de l’Expo.
On voit des gamins sur les trottoirs roulants, et on se demande ce qu’ils pensaient : on pénètre dans l’histoire en voyant à travers les yeux d’une autre personne, présente dans l’image projetée par la magie de la caméra et d’internet.
Les élèves deviennent producteurs de textes : ils ont une responsabilité littéraire qui les rend attentifs à des gens, pas tout à fait morts puisque l’image animée et leur écriture les font sortir de l’ombre. Les désigner a été difficile : personnes, personnages, acteurs, figurants ?
Le langage est donc épiphanie et témoignage empathique : en faisant semblant d’être ce monsieur à gibus, cette belle élégante corsetée ou ce gamin farceur, les élèves rentrent dans un monde aussi étrange qu’étranger et pourtant, la distance s’efface par le lyrisme de l’exercice d’écriture. Comme l’a dit Quevedo, « je vis en conversation avec les défunts et je communique avec eux par l’œil ».
Voici des extraits du deuxième travail d’écriture : « Les cartes postales de l’Expo ». La consigne est : « Vous êtes un de ces visiteurs de l’Expo et vous décrivez l’une des attractions de l’exposition dans une carte postale que vous envoyez à votre famille restée au pays. »
Palais de l’électricité, le 16 Avril 1900
Chers amis,
Aujourd’hui je suis entré dans le Palais de l’électricité : il y avait des quantités de machines fabuleuses : des dynamos, des moteurs puissants et légers, des fontaines multicolores !
Notre futur en sera transformé : on dit même que les villes seront toutes un jour éclairées par l’électricité, et que le climat sera un jour maîtrisé grâce à cette nouvelle force.
Un nouvel outil, le téléphonoscope, permettra même d’enseigner à distance, selon les organisateurs…
Chers parents,
Me voici devant une grande maison que les organisateurs de l’Expo ont appelée « le cinématographe ». Retenez ce mot !
C’est une des plus incroyables inventions jusqu’à présent. Comme tout le monde, par curiosité, je suis allée voir cette nouveauté.
Une grande salle, peu de lumière, beaucoup de fauteuils et un grand drap blanc tendu : des photographies étaient projetées, mais ces vues étaient en mouvement !
Les inventeurs sont deux frères, qui portent le nom prédestiné de Lumière, et leur invention écrira avec de la lumière la mémoire du monde !
De l’idée au film
Une série de coïncidences heureuses et de conseils avisés permet d’imaginer la mise au point et la réalisation du film.
Le SIJ, composé d’animateurs professionnels de la commune de Suresnes, très versés dans les techniques de prise de son vient enregistrer les élèves lisant leurs textes, puis en train de jouer en formation d’orchestre.
Enfin, un vendredi 10 avril, les classes sortent à Paris et vont sur les lieux de l’Expo, en se guidant avec un fac-similé du plan original qui était donné aux visiteurs de 1900 à l’entrée de leur parcours (voir ci-dessus). Ils vont visiter le Grand Palais, et visitent une rétrospective sur les Frères Lumière, « Les opérateurs Lumière : offrir le monde au monde ».
« A l’heure où une révolution de l’image chasse l’autre, retour aux sources même du cinéma à l’occasion du 120ème anniversaire de son invention par les Frères Lumière. Au fil d’un parcours conçu par Thierry Frémaux et Jacques Gerber, l’exposition proposée par l’Institut Lumière au Grand Palais nous invite à découvrir ou redécouvrir les multiples innovations artistiques et technologiques de la famille lyonnaise. Après s’être laissé charmer par la magie de ces premières images, le visiteur sera également invité à s’interroger sur l’héritage que ces pionniers ont légué aux cinéastes contemporains. »
Puis, de retour au collège, les élèves se rendent compte que 2h30 d’enregistrement audio, une centaine de photographies d’époque, 1h30 d’enregistrement vidéo et quelques 30 minutes de bandes son exclusivement musicales sont bien trop lourdes pour un court-métrage ! Que garder ? Que supprimer ?
Nous imaginons un parcours en évitant les redites, en serrant le plus possible le sens, le message du film : les élèves de maintenant arpentent le Paris de l’expo et revisitent les attractions, la bande-son se veut l’écho d’un brouhaha des voix disparues appartenant aux visiteurs du passé qui échangent leurs impressions émerveillées.
Nous nous attachons aux trois idées-phares qui ont dominé notre étude :
- Mouvement, celui de la vie trépidante, des trottoirs roulants, des images en mouvement
- Modernité des inventions
- Joie, gaîté de la fête
Tout ce qui n’est pas rattaché explicitement à ces thèmes est rejeté sans pitié. En cas d’hésitation entre deux images, nous sélectionnons la plus belle, la plus nette ou la plus remarquable.
C’est Guillaume Jousse, notre monteur, qui avec son sens esthétique, réalisera le film en comprenant parfaitement ce que nous voulions transmettre.