L’Avocat du Loup Argumenter au collège

, par Marie-Sophie LUDWIG

Dans Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Yves Citton a défini – et promu – une démarche interprétative, fondée sur l’actualisation des textes littéraires anciens, soit « l’opération par laquelle un objet ou une procédure hérités du passé reçoivent une utilisation ou une signification inédites de par leur application à une situation présente ».
En s’inscrivant dans cette logique, le professeur a imaginé de proposer à ses élèves de rentrer mieux dans l’interprétation du texte, d’entrer en écriture et de s’approprier une parole, en les lançant dans une démarche d’actualisation de la fable de La Fontaine Le Loup et l’Agneau.
La classe est invitée à expérimenter la défense de « l’indéfendable », en se glissant dans la robe de l’avocat du loup. Et si c’était le loup qu’il fallait défendre ? Au nom de quoi le défendre ? Comment ? Quels arguments pourrait retenir un avocat aujourd’hui pour défendre un loup dévoreur d’agneau ?

Le projet qui va être développé se veut adaptable à tous les niveaux du collège. Les compétences étudiées dans les domaines du raisonnement et de l’apprentissage de l’abstraction s’inscrivent de façon spiralaire tout au long du collège.

Dans le cas précis, le travail appelé « l’Avocat du Loup » s’est effectué dans le souci de toucher le plus de compétences possibles dans le temps restreint de l’AP avec des élèves de sixième. L’idée d’un projet au long cours, un « work in progress » a motivé le groupe très hétérogène qui attendait ce rendez-vous avec l’animal de la fable et avec le droit, la loi.

La démarche se veut attentive à l’accompagnement dans les différents niveaux de compréhension de la lecture qui est

  • Littérale, c’est à dire explicite,
  • Inférentielle : elle met au jour les non-dits du texte, l’implicite,
  • Critique, car elle permet de porter un jugement sur le texte,
  • Créative, car elle autorise une application critique en lien avec l’actualité, et la vie personnelle des jeunes lecteurs.

Les gestes professionnels du professeur se sont donc articulés autour des questions suivantes :

  • Comment amener le groupe-classe à argumenter en fonctionnant dans un micro-modèle démocratique ?
  • Comment faire pratiquer à chacun l’exercice de sa parole individuelle face à la pluralité des points de vue ?
  • Comment faire de ces séances un moment d’acculturation et de plaisir d’écrire, de « dire » et de se produire devant le groupe ?
  • Comment utiliser la vidéo comme outil réflexif afin de mesurer les progrès de l’oral ?

Précaution importante, si vous souhaitez filmer ou enregistrer vos élèves, faites signer aux familles une autorisation que vous conserverez : http://eduscol.education.fr/internet-responsable/ressources/boite-a-outils.html.

Les compétences évaluées tout au long du travail

  • LIRE
    • Contrôler sa compréhension, être un lecteur autonome,
    • Comprendre un texte littéraire et l’interpréter,
    • Identifier les informations importantes du texte (lu ou entendu), repérer les personnages, les connecteurs, mobiliser des connaissances lexicales ou liées à l’univers évoqué, identifier le genre et ses enjeux (caractéristiques des genres)...
  • ECRIRE
    • Formuler ses impressions, sa compréhension, des hypothèses,
    • Articuler des idées, hiérarchiser, lister,
    • Savoir reformuler, produire une conclusion provisoire ou résumer, expliquer une démarche, justifier une réponse, argumenter,
    • Produire : savoir écrire en plusieurs temps, savoir mettre à distance son texte pour l’évaluer, partager des écrits produits (travail à deux ou en groupe), réécrire un texte d’après une nouvelle consigne, savoir enrichir son texte,
  • DIRE
    • Parler en prenant en compte son auditoire,
    • Adopter une attitude critique par rapport au langage produit.
  • La formation de la personne et du citoyen
    • Maitriser l’expression de sa sensibilité et de ses opinions, respecter celle des autres, comprendre la règle et le droit, exercer son esprit critique, faire preuve de réflexion et de discernement.

Le Loup et L’Agneau : une fable canonique

« Le Loup et l’Agneau » est une fable tirée du livre I des Fables de la Fontaine, publié en 1668 : peinture de la cruauté dans une scène bucolique ordinaire, elle exhibe l’ironie du fabuliste qui conclut que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Mais meilleure comment ?

On peut penser, que dans cette philosophie pessimiste, la logique et la rhétorique sont mises en échec devant la force. C’est ce qu’en concluent les élèves après une étude détaillée du texte de La Fontaine.

On fait une contextualisation sur la figure du loup dans la France du XVIIe siècle, on rappelle les représentations de celui-ci dans les proverbes, les contes et l’ensemble de la littérature.

Reconnaître et classer des arguments

On établit la compréhension des enjeux de la fable : les élèves apprennent à classer la nature des arguments déployés par les protagonistes de la fable.

  1. L’argument logique de la déduction « que je me vas désaltérant plus de vingt pas au-dessous d’elle et que par conséquent je ne puis… ». Il a été nécessaire de faire un schéma au tableau en dessinant l’amont, l’aval, le sens du courant, la place des personnages.
  2. Les arguments rationnels fondés sur la preuve « je n’étais pas né », renforcés par : « je tête encore ma mère », accentuent la vulnérabilité, la faiblesse, qu’on doit respecter (morale chrétienne).
  3. Enfin « je n’en ai point », accentué par une négation définitive et fortement appuyée, souligne la solitude de l’agneau, sans fratrie pour le protéger.

Les arguments de l’agneau sont donc logiques, irréfutables et étayés. Or dans ce débat, la raison et l’évidence sont inférieures à la force cruelle et à la mauvaise foi du loup.

Celui-ci ne produit en revanche que des arguments d’autorité : « troubler mon breuvage, tu la troubles », qui sont illogiques : l’eau ne peut pas remonter le courant. Le loup ne craint ni le hors-sujet ni l’absence de preuve : « tu médis de moi, c’est ton frère ».

Enfin il se fonde sur une accusation floue et imprécise : « on me l’a dit. » Qui l’a dit ? On, pronom indéfini, qui désigne la vox populi des autres loups, ennemis héréditaires de « vous, vos bergers et vos chiens ». L’agressivité du loup domine d’ailleurs par des interruptions brutales : il a déjà réglé le sort de l’agneau, malgré l’extrême politesse et l’intelligence de celui-ci.

Les élèves concluent facilement que les arguments du loup sont faibles, sans mots de liaison, contrairement au discours de l’agneau qui exhibe une stratégie issue du genre judiciaire, avec des connecteurs logiques (mais plutôt, et par conséquent, comment, si…).

Le sujet-enquête

Le sujet-enquête, destiné à améliorer les compétences « écrire » et « dire » proposé au groupe, s’inspire des procès du Moyen-Age contre les bêtes réputées nuisibles.

Après la disparition tragique du jeune agneau, le loup est capturé et traduit devant un tribunal où on va le juger. Vous êtes son avocat. Imaginez les arguments que vous allez développer afin de le sauver…

Un débat entre pairs

Le professeur lance le débat : pourquoi défendre ce loup puisqu’il est coupable ? Il mérite la mort sans procès. Il est indéfendable !

Il s’ensuit une discussion sur la défense du « coupable » entre les élèves, qui s’expriment librement. L’oral n’est pas repris ni corrigé par l’enseignant dans cette étape, puisque la situation de communication du débat autorise interaction et coopération. La validation émane des pairs, de façon horizontale.

« Les dimensions interactionnelles mettent en jeu l’écoute et la prise en compte des discours des autres locuteurs. Les élèves peuvent ainsi apprendre à reformuler l’argument d’un autre élève, à accrocher leur prise de parole à celle des autres interlocuteurs, à réfuter un argument ou à faire une concession, à récapituler les thèses défendues. Cet apprentissage est à la fois un apprentissage linguistique mais aussi un apprentissage social et participe à la construction de la citoyenneté » (Garcia-Debanc, 2016).

Ensuite seulement, le professeur valide « verticalement » en reprenant les arguments sur la justification des tribunaux, de la loi, en employant un vocabulaire précis qui est consigné au tableau par des élèves « secrétaires ».

Voici les questions notées par ceux-ci :

Pourquoi fait-on des procès, quelle est l’utilité de défendre un coupable ? Mais que se passerait-il si on décrétait que quelqu’un ne mérite pas de procès ?

Pourquoi la liberté de tous et la démocratie seraient-elles menacées si on refusait une représentation à certains prévenus « indéfendables » ?

Comment un procès peut-il servir à lever des ambiguïtés ? C’est le problème de l’erreur judiciaire : expliquer, traduire, c’est aussi le rôle de l’avocat.

Il est nécessaire de comprendre comment « on en est arrivé là » pour faire des lois nouvelles afin de protéger par anticipation la société.

L’avocat ne défend pas une cause, mais un homme (exemple des procès des nazis).

Il faut donner à TOUS un avocat : on explique pourquoi il y a des avocats « commis d’office ».

Les victimes attendent d’un procès qu’il mette en évidence une explication, une reconnaissance, et une réparation.

Ainsi les règles du débat en classe ont-elles « copié » celles du débat de la démocratie. La compétence à arbitrer s’appuie sur des valeurs issues de l’éthique de la responsabilité fondée sur les conséquences imaginées : « Que se passerait-il si on laissait les victimes se venger, au lieu de faire des procès ? »

A la fin du débat, les élèves ont modifié leur point de vue « viscéral » du début. Avec l’exercice de la confrontation des points de vue et l’écoute mutuelle, ils ont perçu l’utilité d’une justice qui arbitre les violences pour en éviter d’autres, bien pires. Du terme de « coupable », ils sont passés à celui de « justiciable ». Leur compétence verbale, dans ce cas, s’appuie sur la référence à un code, à un ensemble de lois. Ils s’inquiètent donc des responsabilités morales du jugement.

Le sujet « l’avocat du loup » leur est proposé à nouveau : c’est un défi, qui exige du recul par rapport aux certitudes qu’ils nourrissaient sur le bien et le mal. Le professeur explique ce qu’est un changement de posture : on va se déplacer du point de vue axiologique à une distanciation qui prend en compte le juste et l’injuste.

Le professeur explique ce que sont le genre judiciaire et l’art de la rhétorique : on étudie les fonctions du discours selon Aristote. Les élèves comprennent très bien les trois buts de la formation de l’orateur selon Quintilien : le devoir d’éducation (docere), la capacité à émouvoir et à toucher la sensibilité (movere), l’art de plaire et de séduire (placere) .

Un jeu d’imitation, de simulation

Les élèves sont amenés à devenir des avocats, jeu d’imitation qui les amuse : ils comprennent qu’ils devront mettre en évidence les vertus du langage judiciaire qui vient d’être expliqué dans son histoire, et développé par des exemples.

Ils peuvent désormais réfléchir de façon rationnelle et dépassionnée. Au brouillon, par binômes, ils affûtent leurs arguments. On mesure l’efficacité du travail à partir de ce moment du débat où la communication exige une compétence langagière accrue. Les « petits parleurs » se lancent, rassurés par la réflexion qui vient d’être menée. On remarque l’évolution des phrases dans un oral qui se structure parce que la simulation « vous êtes l’avocat » implique une posture de parleur « expert ».

A ce moment, les élèves s’auto-corrigent et classent leurs arguments selon la typologie étudiée précédemment :

L’argument par la cause Le loup est carnivore ; il n’est pas raisonnable de le condamner à cause de son régime alimentaire.
L’argument par la conséquence Les loups sont peu nombreux, en danger. Les agneaux, très nombreux : que deviendra la diversité du monde si certaines espèces n’existent plus ?
L’argument par l’analogie L’homme mange des gigots, les poules mangent des vers, or on ne leur fait pas de procès…
L’argument de nécessité La faim !
L’argument fondé sur les a priori La discrimination et la « mauvaise réputation » du loup, forcément coupable de tous les crimes. Pourtant, le loup n’est-il pas la véritable victime d’une persécution ?
L’argument d’autorité Mange-t-on moins bien en France à cause de la concurrence du loup ?

Un oral structuré, un oral efficace ?

Comment adapter son oral à une situation de communication particulière, du débat à la construction du discours argumenté ?

Avec des tablettes, les élèves procèdent à la capture vidéo de leur première plaidoirie. Ils coopèrent par binômes en jouant et en se filmant à tour de rôle.
L’intérêt du numérique se justifie car l’utilisation des tablettes permet une construction de brouillons , ce qui favorise la réflexivité en-dehors du regard et du jugement du groupe de la classe.

De plus, les élèves doivent « apprivoiser » leur voix. En effet, il est difficile, même pour un adulte, d’écouter sa propre voix enregistrée ! Tout simplement parce que nous reconnaissons mal cette voix qui est bien plus aigüe que notre voix « intérieure ».
En observant sur les tablettes les prestations enregistrées des uns et des autres, ils s’évaluent eux-mêmes en grille d’analyse mutuelle (précision, capacité à convaincre, effet produit sur le public, gestuelle, originalité). Encore une fois, on n’évalue pas ce qui est « bien ou mal », mais « conforme ou non » à l’éthos et au logos rhétoriques.

Ils observent qu’ils éprouvent des difficultés à se départir de l’écrit. Alors que le débat de classe sur le rôle de la justice les avait rassurés, les élèves ont l’impression d’avoir régressé. L’effet miroir de la vidéo est assez cruel : ils ne regardent pas l’auditoire, ils manquent de conviction et de confiance en eux. Ils réalisent grâce à la vidéo qu’ils hiérarchisent mal et enchaînent trop peu les arguments. Ils sont déçus des performances obtenues !

Il est donc nécessaire de faire un travail spécifique sur l’oral, mais comment ?

L’intervention d’un professionnel de la Justice

Une avocate, Maître Simon de Bessac, accepte de se déplacer au collège : elle interviendra pour aider les élèves en qualité de professionnelle de la parole.

Ceux-ci lui posent des questions citoyennes

  • sur son propre point de vue concernant des clients difficiles à défendre, comme le fameux loup,
  • sur les leviers et les obstacles qu’elle rencontre,
  • sur la préparation d’un dossier,
  • sur les délais entre le délit et le traitement judiciaire de celui-ci.

Des questions de technique en rapport avec leur souci de rapport au texte écrit sont posées : comment fait-elle pour ne pas lire ses notes ? Elle évoque alors l’important travail de préparation d’un dossier qui anticipe et soutient la mémoire lors de la prestation orale.

Elle se plie à son tour à l’exercice de la défense du Loup ; elle reprend des arguments imaginés par les élèves et les plaide comme si elle était véritablement au tribunal !

Maître Simon de Bessac plaide la cause du Loup devant les élèves de Sixième du collège Bergson, à Garches :

Maître Simon de Bessac plaide la cause du Loup devant les élèves de Sixième du collège Bergson, à Garches.
Marie-Sophie Ludwig, 2017

Les élèves observent sa posture, sa gestuelle, le ton de sa voix, la précision de son vocabulaire, l’insistance sur des mots-clés, la transmission des émotions (prétérition, pitié, colère, emphase, distance amusée, ironie, prise à témoin de l’auditoire), l’emploi des figures de style de l’exagération, de questions oratoires, d’allitérations…
Elle leur montre comment poser leur voix, comment mettre en scène le corps entier, « effets de manche » compris !

Son intervention met en lumière que l’oral n’est pas « un écrit mis en voix »
Les élèves analysent leurs brouillons vidéo et réfléchissent sur les corrections à
apporter à leur essai. Ils proposent une analyse plus fine de l’enregistrement n°1 et élaborent un guide sous forme de tâches verbales pour obtenir le dernier travail .

Mes idées sont présentes, mais s’enchaînent-elles logiquement ? Connecteurs logiques.
Ma parole est-elle audible ? Volume, débit, rythme, intonation.
Mon interlocuteur peut-il comprendre mon discours ? Correction linguistique, pauses, silences, intonation.
Ai-je réussi à transmettre mon opinion, mes sentiments ? Posture, intonation.
Ai-je communiqué avec mon corps ? Le non-verbal est indispensable, il est traduit par les gestes, leur sens, le regard / public.

Vous pouvez constater les progrès des élèves en visionnant la séquence suivante. Le discours est orné de figures de style dans ce travail final car ils ont vaincu la difficulté du cognitif et peuvent se consacrer au travail rhétorique.

Les élèves ont même rejoué le procès du loup en endossant le costume symbolique de l’avocat dans un plan de classe imitant celui d’un tribunal. Il est frappant de constater à quel point la robe favorise l’imprégnation d’un oral judiciaire, assorti des lieux communs propres à une rhétorique efficace...

Le travail a donc déplacé les a priori sur le rôle de la justice. Les élèves ont mesuré leurs progrès à l’écrit et surtout à l’oral. Ils ont compris que l’oral « de travail » diffère de l’oral « de communication ». Ils ont constaté le rôle de la mémoire de travail pour assurer la fluidité du discours. Chacun a fait un travail d’abstraction valorisant. Et surtout, chacun a été pris personnellement en considération dans le développement de ses compétences !

Sources pour le professeur :
Le Loup, une histoire culturelle, Michel Pastoureau, éditions du seuil, novembre 2018

L’exercice a été réactualisé en 2014, à Florac, entre protecteurs et détracteurs du loup, comme en témoigne cette passionnante émission de France Inter : Le loup, le juge et le berger.

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