Interroger et problématiser la notion de « modernité poétique » L’oral pour réfléchir ensemble - Expérimentation 2

, par CARLIER-SIRAT Maud

Cet article a été produit au moment où Apollinaire était au programme des EAF ; l’article a de ce point de vue perdu de son actualité. Mais s’interroger sur la notion de modernité et la poésie d’Apollinaire peuvent encore aujourd’hui trouver leur place dans les programmes, notamment au collège ; les démarches proposées gardent par ailleurs leur intérêt pédagogique.

Réflexion proposée par Maud CARLIER-SIRAT et Lucie JOUANNE
Formateurs - Groupe FoFo Lycée

La réflexion se présente sous forme de trois articles liés :
 L’oral pour réfléchir ensemble - Préambule Retour ligne manuel
 L’oral pour réfléchir ensemble - Expérimentation 1
« Comparer un poème et un tableau pour réfléchir avec et sur l’oral dans une classe de seconde »
 L’oral pour réfléchir ensemble - Expérimentation 2
« L’oral pour interroger et problématiser la notion de « modernité poétique » dans une classe de première »

Contextualisation de la séance

La séance a lieu au début du mois de novembre 2019, dans une classe de première générale, dans le cadre de l’objet d’étude « La poésie du XIXème au XXIème siècle ».
La séance intervient en fin de séquence, quand les élèves ont pu s’approprier l’œuvre intégrale Alcools d’Apollinaire ainsi que les poèmes du parcours associé « Modernité poétique ? » [1] .

À ce stade de l’année, cinq poèmes ont été étudiés dans le cadre d’explications de texte :
 « Vénus Anadyomène » de Rimbaud
 « Un Hémisphère dans une chevelure » de Baudelaire
 « Union Libre » de Breton
 « Zone » d’Apollinaire
 « La Loreley » d’Apollinaire
Mais ils n’ont pas fait l’objet de comparaisons ou de rapprochements.

Dès lors, il s’agit dans cette séance de deux heures en classe entière de confronter les poèmes de la séquence pour interroger l’intitulé du parcours et problématiser la notion de « modernité poétique ».
Le passage par l’oral, avec des échanges en groupes puis en classe entière, permet aux élèves d’enrichir progressivement la définition de la notion et de se mettre d’accord sur le sens de cet intitulé.

Déroulement de la séance

1. Élaboration d’une première définition de la notion de « modernité poétique »

Un temps individuel en amont de l’oral

Avant de lancer la discussion et de prendre le risque que la première prise de parole dans le groupe oriente les autres avis et occulte les idées de chacun, il semble essentiel de donner un temps aux élèves pour poser par écrit leurs propres réflexions.

On leur propose donc de réfléchir pendant une dizaine de minutes à la question suivante :

Selon vous, qu’est-ce que la modernité poétique ?

Production des élèves

Élève A - « La modernité poétique s’oppose à la poésie traditionnelle. La poésie traditionnelle c’est les vers alors que la modernité c’est la prose, les vers libres. Il n’y a plus aucune règle dans la poésie moderne ».

Élève B - « La modernité poétique c’est les poèmes qui ont été écrits il y a pas longtemps ».

Élève C - « La modernité poétique c’est aborder des thèmes actuels ou parler de façon moderne. Ça s’oppose au classicisme ».

Élève D - « Pour moi, la modernité poétique signifie la liberté d’écrire de la façon qu’on aime, alors qu’avant on devait écrire d’une certaine manière. Pour être moderne, il faut tout changer ».

Les étapes suivantes de la séance permettront de modifier ou d’enrichir ces premières définitions. On laisse donc de côté, pour l’instant, ces approches de la notion de modernité poétique, pour revenir dessus en fin de séance.

2. Confrontation de cette première définition avec l’un des poèmes

Un oral de travail en petits groupes

Pour permettre à tous les élèves de la classe de s’exprimer à l’oral et d’avoir le temps de déployer leur pensée, il a semblé préférable de modifier la disposition de la salle de classe et de disposer les tables en îlots. La professeure a constitué huit groupes de trois élèves et deux groupes de quatre élèves, les groupes sont hétérogènes.

Chaque groupe travaille sur un seul poème (« Vénus Anadyomène » de Rimbaud, « Un Hémisphère dans une chevelure » de Baudelaire, « Union Libre » de Breton, « Zone » ou « La Loreley » d’Apollinaire). Il y a donc, au sein de la classe, deux groupes travaillant sur chaque texte.

On propose aux élèves la consigne suivante :

Ce poème est-il moderne ? Justifiez et nuancez votre réponse.

Le travail en groupe dure une vingtaine de minutes.

La professeure circule dans la salle et écoute les échanges, ce qui lui permet d’observer que les groupes ont adopté des approches de travail différentes :

  • L’un des deux groupes qui s’intéresse à « Vénus Anadyomène » de Rimbaud choisit de comparer le poème avec d’autres représentations de Vénus pour faire émerger la modernité du poème.
  • L’autre groupe travaillant sur le même texte se propose de regarder de près le lexique employé par le poète et la provocation de l’utilisation de certains termes.

3. Classement des poèmes et interrogation sur la notion de « modernité poétique »

Un deuxième oral de travail avec des groupes recomposés

Comme les élèves viennent d’observer les caractéristiques d’un seul poème, on leur propose désormais d’enrichir la notion de modernité poétique en s’intéressant aux différences entre les poèmes, à la fois dans leur approche de la modernité et dans leur degré de modernité. Il s’agit donc d’amener les élèves à comparer les poèmes et à les classer selon les différences observées.

Élisabeth Bautier [2] précise, en effet :

« l’activité langagière est à penser comme simultanément cognitive et langagière si l’on souhaite permettre aux élèves de bénéficier des situations de travail mises en place. »

En étudiant des objets divers, il s’agit de demander aux élèves

« d’observer et d’analyser pour classer, comparer, tâches cognitives que seule l’École peut aider à travailler pour certains élèves et qui passe par l’apprentissage et donc l’enseignement des mots nécessaires pour dire et penser ces descriptions, comparaisons, classifications. »

Pour mettre en place ce travail de comparaison et de classification :

  • La professeure recompose les groupes.
     Chaque nouveau groupe réunit un élève de chacun des groupes précédents.
     L’élève devient, dans ce nouveau groupe, « l’expert » du poème travaillé dans le groupe précédent, si bien qu’il a un savoir spécifique à transmettre aux autres élèves du groupe.
     Ce dispositif, appelé « méthode Jigsaw », encourage ainsi l’investissement des élèves dans le travail et la participation à l’oral de tous les membres du groupe [3].
     La classe est à présent composée de quatre groupes de cinq élèves et de deux groupes de six élèves.
  • On distribue à chaque groupe une feuille A3, afin de permettre aux élèves de passer par un schéma ou une figure pour penser la notion abstraite de modernité poétique.
  • On propose les consignes suivantes aux groupes, pour un travail qui dure une trentaine de minutes :
     1. Vous êtes maintenant avec des élèves qui n’ont pas travaillé précédemment sur le même poème que vous. Mettez en commun ce qui a été observé dans les groupes précédents.
     2. Quels points communs et quelles différences observez-vous entre la modernité des cinq poèmes ? Classez les cinq poèmes, et faites figurer votre réflexion sur la feuille A3 distribuée.

Production du groupe 1

Production du groupe 2

Production du groupe 3

Production du groupe 4

Production du groupe 5

Production du groupe 6

4. Vers une catégorisation des classements proposés

Un oral de restitution face au grand groupe

Première étape
La professeure affiche au tableau les feuilles A3 des différents groupes (ou vidéo-projette la photographie des feuilles) et propose à chaque groupe de présenter son travail au reste de la classe.

  • Plutôt que de rentrer dans le détail des différences observées entre les poèmes, on invite les élèves à expliquer leur démarche, en leur demandant :

    Comment vous y êtes-vous pris pour classer les poèmes ?

  • On invite alors à un oral d’une autre nature que l’oral de travail des deux étapes précédentes : il ne s’agit plus de donner à entendre une pensée en train de se développer mais de restituer l’aboutissement d’une pensée [4]. L’oral de travail était un outil d’apprentissage mais il devient un objet de réflexion en lui-même.

Deuxième étape
Pour poursuivre ce travail méta-cognitif, on propose aux élèves d’observer attentivement les affiches au tableau et on leur demande :

Peut-on regrouper certains classements ?

  • Cette question permet de passer du geste de classement au geste de catégorisation. Penser ainsi le classement permet aux élèves de réfléchir au travail effectué et de conceptualiser la notion de modernité.
Le dossier « Enseigner plus explicitement » explique ainsi que « « catégoriser » est une compétence en jeu dans un grand nombre de tâches scolaires et dans toutes les disciplines. A l’école, on classe, on trie puis on nomme ces classements. Au travers de ces activités, l’élève prend conscience du ou des critères qui vont permettre de réunir des objets, va apprendre à nommer les catégories auxquelles ils appartiennent et les critères qui les justifient. Ainsi vont se construire les concepts ». [5]
  • Après un temps de réflexion, les élèves regroupent les démarches similaires et font apparaître trois catégories différentes.


     Catégorie 1 : les classements selon le degré de modernité
    Le groupe 1 fait figurer le classement sous forme d’axe du moins moderne au plus moderne, le groupe 5 sous forme de pyramide et groupe 6 avec trois colonnes.
     Catégorie 2 : les classements qui croisent le degré de modernité et la date de publication des poèmes
    Le groupe 3 présente deux frises distinctes et le groupe 4 un graphique avec le degré de modernité sur l’axe des ordonnées et la date sur l’axe des abscisses. L’objectif est le même : montrer que les poèmes les plus récents ne sont pas forcément les plus modernes.
     Catégorie 3 : le classement qui élabore des critères de modernité
    Le groupe 2 présente sous la forme d’un tableau des critères formels mais également thématiques (colonne « sujet du poème »). Il est intéressant de noter que les élèves du groupe 2 ont finalement pris la question dans le sens inverse et s’intéressent aux critères qui feraient l’absence de modernité puisque plus un poème coche de cases, moins il serait moderne.
    Ce dernier classement pose davantage problème aux élèves et l’intervention de la professeure est nécessaire pour aller au bout de la conceptualisation.

Le travail de réflexion et de catégorisation des classements prend une quinzaine de minutes. La professeure accompagne cette démarche en déplaçant et en regroupant les affiches A3 au tableau selon les catégories que les élèves font émerger.

5. Retour sur la définition initiale de la notion pour enrichir cette première approche

Un temps individuel en aval de l’oral

Le travail mené se clôt par un temps de synthèse d’une quinzaine de minutes, pour poser à l’écrit et de manière individuelle ce qui a été construit collectivement, à l’oral, au cours de la séance.
On propose aux élèves de revenir sur leur première approche de « la modernité poétique » pour mesurer l’écart avec l’approche finale de la notion.

Productions des élèves (dans la colonne de gauche, la première approche de la notion, donnée en début de séance ; dans la colonne de droite, celle en fin de séance).

Tableau comparé des productions d’élève
Élève A « La modernité poétique s’oppose à la poésie traditionnelle. La poésie traditionnelle c’est les vers alors que la modernité c’est la prose, les vers libres. Il n’y a plus aucune règle dans la poésie moderne. « La modernité poétique est le fait de pouvoir s’éloigner de la forme originale des poèmes et pouvoir entrer dans une forme moderne, qui consiste par exemple à ne pas utiliser de ponctuation, à utiliser de la prose ou des vers libres ou un langage moins soutenu. Mais la modernité poétique peut aussi être thématique, si le poète parle d’endroits ou lieux modernes comme la ville (comme dans « Zone »), ou qu’il intègre des choses négatives ou laides (comme dans « Vénus Anadyomène » où la description du corps est très négative). C’est moderne par rapport à la tradition, la façon de voir habituelle. Et aussi, le poème peut être moderne dans sa manière de dire les choses, par exemple en juxtaposant des images qui n’ont pas de rapport (comme dans « Union Libre »). J’en conclus que la modernité poétique se démarque des autres poèmes en innovant, en montrant des choses que l’on n’a pas l’habitude de voir »
Élève B « La modernité poétique c’est les poèmes qui ont été écrits il y a pas longtemps ». « La modernité poétique n’est pas forcément en rapport avec l’époque où l’oeuvre a été publiée. Il y a des poèmes anciens mais qui sont modernes. En fait, plus l’oeuvre concentre des critères d’originalité et d’innovation, plus elle est moderne. Mais ça peut être au niveau du thème du poème ou de la manière d’en parler ou aussi de la manière dont le poème est présenté ».
Élève C « La modernité poétique c’est aborder des thèmes actuels ou parler de façon moderne. Ça s’oppose au classicisme ». Selon moi, la modernité poétique c’est se démarquer de la norme. Ça veut dire que les poèmes sont différents des autres poèmes par leur forme ou par ce qu’ils disent. Mais ils sont aussi modernes en eux-mêmes, ils sont pas que modernes par rapport à autre chose. Par exemple, il y a des poèmes qui associent des images qui n’ont pas de rapport entre elles, comme dans « Zone » d’Apollinaire quand il dit « soleil cou coupé ».
Élève D « Pour moi, la modernité poétique signifie la liberté d’écrire de la façon qu’on aime, alors qu’avant on devait écrire d’une certaine manière. Pour être moderne, il faut tout changer ». « Je croyais que la modernité c’était quand on changeait tout et qu’on cassait tous les codes mais en fait on peut voir avec « Vénus Anadyomène » et « La Loreley » que la modernité n’est pas forcément une rupture totale. On peut reprendre le même sujet, des mythes ou des histoires anciennes, mais en parler différemment. Mais un poème qui parle d’un mythe n’est pas complètement moderne, il reste rattaché au passé. C’est pareil pour les poèmes qui sont modernes formellement mais qui reprennent la tradition du blason qui est très ancienne, par exemple « Union Libre » de Breton ou « Un Hémisphère dans une chevelure ». La modernité poétique c’est pas forcément ne plus rien reprendre de la tradition ».

Bilan de l’expérimentation

Les deux moments d’oral de travail, en petit groupe sur un seul texte puis en groupe recomposé sur les cinq poèmes, et l’oral de restitution face à la classe ont permis de faire évoluer la définition initiale pour enrichir, nuancer ou même rectifier l’approche de la notion de modernité poétique.

Deux dimensions de l’oral apparaissent dès lors :

  • l’oral comme « outil au service des apprentissages » qui « structure la pensée, permet d’apprendre à l’autre, permet l’élaboration d’une pensée commune » ;
  • l’oral comme « objet d’apprentissage » [6].

On pourrait poursuivre la réflexion sur l’oral avec la classe en enregistrant les échanges entre élèves pendant l’oral de travail pour retravailler collectivement, pendant une autre séance, sur des extraits de ces enregistrements.

Revenir à l’article d’introduction :
« L’oral pour réfléchir ensemble - Préambule »
Consulter l’article consacré à la première expérience :
« Comparer un poème et un tableau pour réfléchir avec et sur l’oral dans une classe de seconde ».

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