Les Sciences Numériques et Technologie (SNT) constituent un nouvel enseignement obligatoire en classe de 2de. Destiné à être mis en place dès septembre 2019, cet enseignement peut faire appel à des professeurs de toutes les disciplines, notamment à des professeurs de Lettres. Cependant, le croisement des SNT, discipline à vocation très technique, et des Lettres reste pour beaucoup un mystère impossible à résoudre.
Construit autour de sept grands thèmes, l’enseignement de SNT comprend, entre autres, l’analyse des réseaux sociaux et de leur fonctionnement. Pour effectuer cette analyse, on s’appuie notamment sur les graphes, outils mathématiques à la fois puissants et simples à appréhender : procédant par schémas, les graphes proposent en effet une base très visuelle aux différents calculs.
Nous proposons ici un exemple de croisement entre les Lettres et les SNT, en interprétant Bajazet [1] de Racine par les graphes.
Dans cet article, notre objectif est d’abord de permettre au lecteur d’appréhender l’intérêt des graphes, d’un point de vue littéraire, pour cerner les enjeux relationnels d’une tragédie comme celle de Bajazet. Nous nous concentrons donc principalement sur l’enrichissement qu’ils apportent à l’analyse et à la compréhension de la pièce.
Du point de vue du professeur, le principal point de vigilance, dans la préparation de la mise en activité des élèves, est de bien clarifier ce que signifie « être en relation » : suffit-il, pour que l’on considère qu’il y a communication et échange, que deux personnages soient présents sur scène en même temps ? Attendra-t-on au contraire de voir s’ils échangent des paroles ? Naturellement, l’angle d’attaque pourra varier selon la nature de la pièce : dans une œuvre où l’essentiel repose sur les mots, la parole primera ; mais si l’auteur joue davantage, par exemple, sur un comique de gestes, il faudra prendre davantage en compte les échanges non-verbaux.
Du point de vue de l’élève, le recours aux graphes permet une mise en activité simple et efficace : une fois le cadre fixé par le professeur, il est relativement aisé pour eux, en groupes, de réaliser le tableau de présence, puis le graphe d’un acte. Si la pièce comporte beaucoup de personnages, ou des situations relationnelles complexes comme dans Bajazet, une bonne technique consiste à équiper chaque groupe de feuilles format A2 ou A3, et de post-it sur lesquels on écrit les noms des personnages : les élèves peuvent alors réaliser des premiers jets dans lesquels ils varient les positions des sommets du graphe, pour arriver à la représentation la plus claire. Ce faisant, ils sont amenés à reprendre l’acte considéré, à échanger sur les relations des personnages, ainsi que sur les éléments qui font évoluer ces relations : cela leur permet de développer et d’enrichir leur connaissance de la pièce. Les calculs de centralités évoqués dans la suite de l’article permettent, quant à eux, de prendre du recul par rapport au fonctionnement de la pièce, et d’entrer dans une véritable interprétation.
En préalable à ce travail, il est recommandé que l’acte considéré ait été lu par les élèves et explicité en classe, et que les élèves aient déjà pu réfléchir aux relations entre les personnages, aux façons dont elles évoluent, et aux raisons de ces évolutions : comment Roxane se positionne-t-elle par rapport au sultan ? qu’attend-elle de lui ? que se refuse-t-il à lui apporter ? pour quelles raisons Bajazet se trouve-t-il, dès le début, aussi isolé ? quelles contraintes pèsent sur ses relations avec Roxane ? et avec Atalide ? à quel moment Roxane commence-t-elle à se méfier de cette dernière ? comment cela influence-t-il son attitude ? quel impact son évolution a-t-elle sur les relations, et les positionnements, d’Atalide et de Bajazet ? Cette réflexion en amont permettra des discussions plus riches au moment de la construction des graphes, et une plus grande finesse d’interprétation du résultat des calculs.
L’idée n’est naturellement pas de faire effectuer tous ces derniers pendant le cours de français : ils peuvent tout aussi bien être effectués dans le cadre des SNT, voire, une fois le logiciel Gephi pris en main, à la maison en utilisant ce dernier. Une bonne collaboration entre les enseignants sera nécessaire, afin d’accompagner efficacement les groupes dans la discussion sur les personnages à prendre en compte. En français, nous pourrons alors nous appuyer sur ces calculs pour construire une analyse argumentée de la pièce.
Préliminaires : qu’est-ce qu’un graphe ?
Fonctionnement général
La théorie des graphes est la branche des mathématiques, et de l’informatique, qui étudie les graphes, c’est-à-dire des modèles abstraits de dessins de réseaux reliant des individus ou des objets.
Ces modèles sont constitués de points (appelés nœuds ou sommets ) et de liens (appelés arêtes ).
Ces liens peuvent être orientés (et dans ce cas, ils sont représentés sous forme de flèches, comme dans le schéma ci-dessus) ou non-orientés (ils sont alors représentés sous forme de simples traits). Le graphe ci-dessus, orienté, pourrait ainsi représenter un réseau routier (ici avec des voies à double sens, mais que l’on pourrait aussi imaginer avec des voies à sens unique), ou encore, un réseau de personnes unies par des relations d’estime (qui ici sont toujours réciproques, mais qui pourraient ne pas l’être).
La distance qui sépare deux points est le nombre minimal de segments qu’il faut parcourir pour aller de l’un à l’autre : ici, par exemple, il faut parcourir trois segments pour aller de A à F : on dit que leur distance est de 3. Cela correspondra à un trajet de trois stations dans un réseau de transports en commun, ou au passage par deux intermédiaires lors du transfert d’une information de bouche à oreille.
Calcul des centralités
Dans l’analyse des graphes, il existe deux notions qui ouvrent souvent des perspectives intéressantes : ce sont celles de centralité de degré et de centralité d’intermédiarité .
La centralité de degré est le nombre de liens qu’un sommet entretient avec les autres.
Dans le graphe ci-dessus, le point B a un une centralité de degré de 6 (il est en lien avec 3 autres points, et ces liens se font dans les deux sens, comme le montrent les doubles flèches). Le point C a une centralité de degré de 6 aussi. Les points B et C sont donc chacun pris dans un triple réseau de relations réciproques.
Plus complexe, la centralité d’intermédiarité [2] permet de mettre en valeur, non plus les sommets qui ont le plus de relations avec les autres, mais ceux qui mettent en relation des régions ou des points nettement séparés les uns des autres. Si son calcul demeure trop complexe pour des élèves de 2de, il est en revanche très simple, comme nous le verrons plus loin, de le faire réaliser au logiciel Gephi. D’autre part, des élèves de seconde peuvent approcher cette notion en repérant, dans des graphes simples, les points qui sont l’unique chemin d’accès à d’autres points.
Dans le graphe ci-dessus, le point B est ainsi le seul qui permette d’accéder au point A. Il se trouve donc sur le plus court chemin menant des 4 autres points à A. Le calcul de sa centralité d’intermédiarité donne un résultat de 8.
En revanche, le point C n’est sur le plus court chemin que pour accéder de B à D, et encore existe-t-il un autre chemin entre ces deux points (en passant par E). Sa centralité d’intermédiarité est de 2.
Le logiciel Gephi permet de colorer les nœuds d’un graphe de façon plus ou moins foncée en fonction de leur centralité, qu’il s’agisse de leur centralité de degré (ci-dessous, graphe de gauche) ou de leur centralité d’intermédiarité (ci-dessous, graphe de droite) :
En centralité de degré (à gauche), les nœuds B et C, qui sont chacun reliés à trois autres nœuds, sont aussi importants (aussi foncés) l’un que l’autre. En centralité d’intermédiarité (à droite), le nœud B, qui est le seul à permettre d’accéder au nœud A, est nettement plus important (plus foncé) que le nœud C.
Appliqué, en Lettres, à l’analyse des relations entre les personnages, ce travail s’avère rapidement très utile pour faire analyser la fonction et l’importance des différents personnages. Dans le graphe ci-dessus, par exemple, B et C ont autant de relations l’un que l’autre : on peut considérer qu’ils ont une importance sociale égale. C’est ce que fait ressortir la centralité de degré (à gauche). En revanche, B est le seul personnage qui maintient le contact du groupe avec A : d’un point de vue « politique », B prend une importance que C n’a pas, comme le fait montre la centralité d’intermédiarité (à droite). La relation entre B et E, quant à elle, est cruciale pour maintenir un lien entre A et F. L’analyse serait identique si les différents points du graphe représentaient des lieux géographiques.
Sans s’engager dans des calculs complexes qui ne sont pas la vocation des SNT, il est donc possible de mesurer rapidement, mais de façon scientifique, quels sont les points les plus intéressants d’un graphe.
Analyse de Bajazet par les graphes
Munis de ces informations, nous pouvons nous intéresser à la représentation des relations entre les personnages dans une pièce de théâtre, par exemple dans Bajazet de Racine.
Les grilles d’analyse traditionnelles
Traditionnellement, nous utilisons en Lettres deux outils pour représenter et analyser les relations entre les personnages dans des œuvres littéraires : le schéma actantiel et, dans le cas d’une pièce de théâtre, le tableau de présence des personnages.
Appliqué à Bajazet, le schéma actantiel de Greimas permet d’appréhender le contexte général de la pièce. Il demeure toutefois, même pour des élèves de 2de, assez abstrait :
Le sultan Amurat apparaît deux fois, en position de destinateur mais aussi en position de destinataire. Il n’y a pas d’ « adjuvants » ; et parmi les « opposants » à Roxane, dans la mission de mise à mort de Bajazet, intervient une notion abstraite : l’amour qu’elle ressent pour Bajazet.
Par ailleurs, ce schéma ne permet pas de rendre véritablement compte de l’intrigue amoureuse entre Roxane, Atalide et Bajazet, pourtant centrale dans la pièce. La plus forte charge y pèse sur Roxane, et Atalide y apparaît comme un personnage annexe.
Le tableau de présence des personnages, quant à lui, nous permet d’identifier des personnages dominants dans certains actes, mais non de préciser les relations entre les personnages :
Nous constatons ainsi que Bajazet, scéniquement absent de l’acte I, devient le « roi » de l’acte II, tandis que les actes III, IV et V mettraient davantage en scène la rivalité, en termes de présence, entre Roxane et Atalide.
Ce tableau nous permet de recentrer l’analyse sur l’intrigue amoureuse, mais non d’analyser les relations entre les personnages de façon fine.
Analyse par les graphes
Cette analyse plus précise qui nous manque, nous l’obtenons facilement si nous avons recours à une analyse par les graphes.
Pour rendre compte de la pièce suffisamment en détail, et pour pouvoir observer l’évolution des relations entre les personnages, il est utile de réaliser un graphe pour chaque acte.
Dans les graphes qui suivent, nous unissons par des flèches pleines (généralement à double sens) les personnages qui sont présents ensemble sur scène et qui communiquent entre eux. Les traits en pointillés correspondent :
- soit à une présence simultanée sur scène, mais avec pas ou peu de communication : par exemple, dans l’acte I, Zatime apparaît régulièrement aux côtés de Roxane, mais ne prononce pas une parole ;
- soit à une communication par lettre, sans qu’il y ait forcément présence des deux interlocuteurs sur scène.
Naturellement, il est intéressant, lorsqu’il y a communication uniquement par lettre ou par intermédiaire, d’observer ce que donne le calcul des centralités en prenant cette communication en compte, puis en l’ignorant : cela nous donne un indice sur la valeur et sur la « solidité » sociale des personnages. [3]
Pour faire apparaître clairement qui est présent sur scène ou non, nous avons diminué le diamètre des points représentant des personnages qui ne sont pas présents physiquement.
Enfin, nous avons pris le parti de représenter les personnages principaux en rouge foncé, et leurs confidents, en beige foncé.
Acte I
L’acte I peut ainsi être représenté par le graphe suivant :
En terme de centralité de degré , il est clair que c’est Roxane la plus importante, avec une centralité de degré de 6 (et encore avons-nous ici compté son association à Zatime et à Amurat pour 1 et non pas 2, étant donné que Zatime reste muette dans cet acte et que le sultan ne communique que par lettre, et à sens unique). Atalide commence toutefois à lui faire concurrence si l’on prend en considération le fait qu’elle est la messagère de Roxane auprès de Bajazet : elle aurait alors pour centralité de degré, non plus 4, mais 6.
En termes de centralité d’intermédiarité , la valeur des personnages est plus trouble et son évaluation, plus subtile :
- Roxane, qui est officiellement la seule intermédiaire entre le sultan (et son esclave) et le reste des personnages (Atalide, Zaïre, Acomat, et Osmin : 5 personnages), a une centralité d’intermédiarité très importante tant qu’on la considère comme la représentante du sultan : cette centralité d’intermédiarité est alors de 26 (elle est l’unique intermédiaire entre Amurat et les autres personnages).
- Cependant, on peut remarquer en lisant l’acte que justement, Roxane ne tient pas compte de l’ordre du sultan : elle l’ignore, et fait exécuter son messager. Si l’on ne prend pas l’ordre d’Amurat en compte dans le calcul, Roxane n’assure plus la liaison qu’entre Zatime, Zaïre, Atalide d’un côté, et Acomat et Osmin de l’autre : elle n’a plus une centralité d’intermédiarité que de 19.
- Atalide, à l’inverse, ne met théoriquement en relation que Zatime et les quatre autres personnages présents : Roxane, Zaïre, Acomat, Osmin. Elle a théoriquement une centralité d’intermédiarité de 10.
- Cependant, elle est également, nous apprend-on, la seule messagère de Roxane auprès de Bajazet (et pour le coup, il est très peu probable que Roxane se mette à ignorer les messages de Bajazet). Si l’on prend cette information en considération, Atalide, qui met en relation Bajazet et tous les personnages présents sur scène, a une centralité d’intermédiarité de 15, qui se rapproche beaucoup de celle de Roxane.
Si l’on s’en tient au point de vue « officiel », orienté sur les intentions du sultan Amurat, c’est Roxane, sa favorite, qui l’emporte de loin ; si au contraire on prend en considération les relations réelles, en partant de la valeur que leur accordent les personnages en scène, l’écart entre Roxane et Atalide est beaucoup plus faible.
En termes de centralité d’intermédiarité, la valeur de Roxane tient à ce qu’elle est officiellement la seule relation entre les autres personnages et le sultan. Mais elle l’ignore, et ne s’intéresse qu’à Bajazet ! De plus, Osmin, qui est allé espionner Amurat, constitue dans les faits un second intermédiaire, notamment entre le sultan et son grand vizir Acomat.
La valeur d’Atalide tient à sa position d’intermédiaire entre Roxane et Bajazet, et Atalide n’est pas dans le refus de ce rôle : du point de vue des relations sociales, Atalide apparaît donc finalement dans une position plus solide que Roxane.
Acte II
Dans l’acte II, le graphe se simplifie. Bajazet apparaît et prend la première place, une place centrale de monarque, qui serait théoriquement celle du sultan.
On peut d’ailleurs légitimement s’interroger sur la nature de ce sultan, qui, durant toute la pièce, passe son temps à réclamer la tête d’un vivant alors que lui-même se trouve, non pas dans l’autre monde, mais dans l’autre lieu, la lointaine Babylone dont il ne revient complètement à aucun moment.
Atalide et Acomat ont une centralité d’intermédiarité de 0 : ils se « croisent » dans une scène sans s’adresser la parole, mais ne constituent des intermédiaires vers aucun autre personnage.
En ce qui concerne Bajazet, nous allons constater que l’acte II restera finalement celui où il apparaît le plus « vivant » socialement parlant.
Acte III
Dans l’acte III, se met en place un triangle amoureux entre Roxane, Atalide et Bajazet. Le sultan Amurat envoie un second messager, son fidèle Orcan, avec une seconde lettre, mais elle n’intervient qu’à la fin de l’acte.
Si Roxane obéissait à Amurat, elle aurait une centralité de degré de 8 et une centralité d’intermédiarité de 18 : elle reprendrait la première place, et redeviendrait un personnage central politiquement parlant.
Dans les faits, cependant, elle lui désobéit : on peut considérer qu’il n’existe pas pour elle. Sa centralité de degré est ramenée à 6, et sa centralité d’intermédiarité, à 8. Elle conserve une certaine importance, du fait qu’elle se trouve sur le seul chemin vers Zatime.
C’est alors Atalide qui, avec une centralité de degré de 8 et une centralité d’intermédiarité de 14, occupe la position la plus importante et la plus « centrale ».
Bajazet, quant à lui, obtient une centralité d’intermédiarité de zéro : il ne se trouve sur aucun des plus courts chemins d’un point à l’autre. Même s’il est actif socialement, d’un point de vue politique, il perd de son intérêt.
Acte IV
Dans l’acte IV, Bajazet devient de plus en plus isolé. Le seul sommet du graphe qui le relie aux autres est Zaïre, qui lui transmet une lettre d’Atalide, et amène sa réponse à sa maîtresse. Interceptée par Zatime, cette lettre est transmise à Roxane et avive sa jalousie vis-à-vis d’Atalide.
Ici, nous avons effectué les calculs, pour Roxane, en comptant puis en ne comptant pas la lettre d’Amurat, et en ne comptant pas celle de Bajazet qui, à l’origine, ne lui est pas adressée. Pour Atalide et Zaïre, nous n’avons pas compté la lettre d’Amurat, mais nous avons tenu compte de l’échange épistolaire avec Bajazet.
Roxane est toujours, officiellement, la représentante du sultan Amurat à Byzance. Si elle entrait dans ce rôle, elle aurait une centralité de degré de 8, et une centralité d’intermédiarité de 26. Comme, dans les faits, elle ne l’accepte pas, on peut considérer que sa centralité de degré est plutôt ramenée à 6, et sa centralité d’intermédiarité, à 16.
Zaïre, confidente d’Atalide, n’aurait, du point de vue de la co-présence sur scène, qu’une centralité de degré de 2 et une centralité d’intermédiarité de 0 : elle n’apparaît qu’avec sa maîtresse, et n’est de ce point de vue l’intermédiaire avec personne.
Mais si l’on prend en compte la communication que Zaïre établit avec Bajazet, sa centralité d’intermédiarité passe à 10, et celle d’Atalide, à 16 : cette dernière devient alors aussi importante que Roxane.
Acte V
Nous en venons au dénouement. Amurat a envoyé Orcan porter à Roxane une lettre demandant la mise à mort de Bajazet, pour la deuxième fois. Roxane ne s’est toujours pas exécutée, mais les ordres qu’a reçus Orcan ne se limitent pas à la transmission de la lettre. Il constate que Roxane a désobéi à son maître, exécute Bajazet, puis fait subir le même sort à la favorite. Atalide, apprenant la mort de celui qu’elle aime, se suicide.
Avant d’en arriver là, se met en place un « triangle de la persécution » entre Roxane, Atalide et Zatime : si Roxane disparaît de la scène à la fin de la scène 7, sa servante Zatime, par sa présence constante auprès d’Atalide, continue à matérialiser la menace que Roxane fait peser sur elle.
Bajazet et Osmin, qui n’apparaissent chacun que dans une scène, sont représentés par des disques plus petits que ceux des autres personnages présents.
Ce qui est frappant dans ce graphe, c’est qu’en termes de centralité d’intermédiarité, donc « politiquement », certains personnages sont déjà pratiquement morts :
- Bajazet, qui n’a de contact qu’avec Roxane et n’est l’intermédiaire avec personne, a une centralité d’intermédiarité de zéro : il mourra en premier ;
- Zatime, quant à elle, s’est positionnée par rapport à Roxane et Atalide d’une façon telle que sa centralité d’intermédiarité est réduite à zéro elle aussi : elle ne meurt pas… mais termine la pièce auprès du cadavre de sa maîtresse, et se trouve, politiquement parlant, finie.
Le statut de Roxane est particulièrement intéressant. Si, en acceptant d’exécuter les ordres d’Amurat, elle se positionnait en représentante du sultan, elle serait l’unique lien entre ce dernier, Orcan, et tous les autres personnages : elle atteindrait alors une centralité d’intermédiarité de 24. En refusant de se plier à la loi d’Amurat, elle ne vaut plus que par sa relation avec Bajazet, ce qui ramène cette centralité d’intermédiarité à 12. Encore ne le rencontre-t-elle, dans cet acte, que pour se heurter à son refus de la satisfaire en assistant à la mise à mort d’Atalide : leur discussion n’aboutit à rien de concluant. Sans Amurat ni Bajazet, elle n’aurait plus qu’une centralité d’intermédiarité de 2, en tant que plus court chemin entre Acomat et Zatime : on conviendra qu’il ne s’agit pas du chemin le plus intéressant de ce graphe.
Du point de vue de la centralité d’intermédiarité, Atalide, elle, serait en revanche bien vivante, avec un total de 12 dû à sa relation privilégiée avec Zaïre. Elle se trouve cependant cernée par la mort (physique et politique) de tous côtés : Bajazet, Roxane, Zatime… Cruelle coïncidence : elle se suicide.
Conclusion
Dans une lettre à sa fille du 16 mars 1672, Madame de Sévigné évoque Bajazet en ces termes :
Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi. [...] Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie.
À travers l’analyse par les graphes, Bajazet évoque curieusement les pièces de fantômes : spectre lointain d’Amurat réclamant, de façon persistante, la tête de son frère ; caractère « glacé », et assez fantomatique dans sa quasi-inexistence sociale et politique, du personnage éponyme, Bajazet ; bain de sang final perpétré par un sombre vengeur, Orcan, que l’on ne voit jamais sur scène mais qui frappe de façon implacable. Les « raisons de cette grande tuerie » ne sont pas rationnelles, mais structurelles : avant même le début de la pièce, Amurat, Bajazet, et même Roxane sont déjà morts : l’un du fait de l’éloignement géographique, l’autre du fait de son isolement politique, et la dernière, par le choix qu’elle fait entre les deux frères. En faisant ressortir ces aspects, les graphes matérialisent une forme de fatum. Il soulignent aussi le caractère tragique de la mort d’Atalide, et permettent de montrer à quel point les deux femmes fonctionnent comme les doubles l’une de l’autre, comme deux visages d’une même passion.
Du point de vue des SNT, sur cette pièce qui comporte peu de personnages, l’élaboration des graphes, que ce soit sur papier ou en passant par Gephi, est aisée. Une fois le graphe réalisé, ils peuvent calculer eux-mêmes les centralités de degré. Comme tous les actes ne présentent pas le même degré de complexité, on peut introduire une différenciation de contenu dans cette séance. Pour certains actes, différents choix peuvent être faits pour rendre compte des relations entre personnages. La confrontation entre les graphes, les calculs et les choix de chaque groupe pourra donc se faire de façon fructueuse, et sur le plan scientifique, et sur le plan littéraire.
Si l’on veut analyser les relations entre personnages de façon fine, en jouant aussi sur les centralités d’intermédiarité, il est toutefois nécessaire, en 2de, de passer par le logiciel Gephi. Nous n’avons pas voulu intégrer les manipulations le concernant à cet article pour ne pas l’alourdir, mais voici, ci-dessous, un rapide tutoriel de prise en main permettant notamment de réaliser, et de matérialiser, tous les calculs évoqués plus haut.
Pour aller plus loin et voir ce que donne l’analyse par les graphes appliquée à d’autres pièces, vous pouvez consulter ces deux articles :
- « Médée de Corneille expliquée par les graphes »
- « Le Misanthrope de Molière expliqué par les graphes ».
Logo de l’article : les illustrations utilisées sont les suivantes :
- Illustration par Pauquet de la tragédie Bajazet de Racine, dans le Panthéon populaire illustré, 2e série, 1851 – Source gallica.bnf.fr / BnF
- Portrait of a Lady in Turkish Fancy Dress, Jean-Baptiste Greuze, autour de 1790 – Los Angeles County Museum of Art.