Comment découper un passage pour le lire ? Et pourquoi ?

, par BELLANGER Agathe, EGG Audrey

« La tranche est à la littérature ce que la partie est au tout : un morceau de choix ».
Messieurs Lagarde et Michard, Anthologie de la Littérature française du XXIe siècle. Ed. Dargaud.

Ou, plus sérieusement,
« lire, étymologiquement, c’est legere, recueillir, choisir, butiner. Et legere, c’est choisir à l’intérieur d’une bibliothèque ».
William Marx, « Leçon inaugurale au Collège de France », 23 Janvier 2020.

Remarques préliminaires

Le terme de découper est volontairement provocateur : il associe l’œuvre à un jambon et le travail du professeur de Lettres à celui du charcutier qui coupe une œuvre totale, close sur elle-même, « intégrale », en tranches plus ou moins fines. Dès lors, découper un texte, choisir un passage, n’est-ce pas détruire la cohérence, voire la beauté de l’œuvre telle qu’elle a été conçue par son auteur ?

 [1]

Cependant, ce découpage nous est imposé par la forme des nouvelles épreuves d’oral de l’EAF. Il s’agit donc de transformer ce qui peut être considéré comme une mutilation en moyen de faire lire/interpréter le texte et l’œuvre intégrale dans laquelle il s’imbrique. À découpage, on pourrait alors préférer passage.

En effet, le passage, permet :
 de faire le lien entre le texte choisi et l’œuvre complète (relation métonymique),
 de s’interroger sur les « seuils » : par analogie avec ce qu’écrit Genette sur les « seuils » de l’œuvre , on peut penser une œuvre complète comme « bornée » par une succession d’éléments de sens, comme une succession d’étapes dans un périple,
 de dégager la particularité de l’extrait au sein de l’œuvre,
 et, plus largement, d’amener les élèves à aller d’eux-mêmes utiliser le contexte pour comprendre le passage (le passage s’enchâsse dans l’œuvre qui s’enchâsse dans l’esthétique d’une époque, d’un auteur…).

Comment ne pas limiter nos pratiques à des juxtapositions de textes très/trop courts qui transforment la lecture en un exercice répétitif et castrateur ? Comment transformer cette contrainte en entrée dans le sens des textes et dans la lecture des œuvres intégrales ?

Nous proposons quelques pistes qui s’appuient sur des expériences menées en classe et qui tentent de répondre aux problèmes que nous venons de soulever.

Mises en pratique diverses

Proposition 1 : Jules Verne, Voyage au Centre de la Terre

Proposition d’Agathe BELLANGER
Parcours « Science et fiction »
Séance première de la séquence

Principe de la séance

En amont
Pour démarrer cette première séance, les élèves devaient avoir lu le roman en entier et choisi un passage de l’œuvre d’une quinzaine de lignes à lire à l’ensemble de la classe.
Ils avaient reçu pour consignes :
 d’être capables de situer rapidement le passage dans l’œuvre,
 de justifier leur choix.

Objectifs
 Amener les élèves à circuler dans l’œuvre et à manipuler le livre
 Les aider à avoir un point de vue global sur le roman et à dégager quelques enjeux
 Choisir les textes pour l’étude littéraire

Constat
De façon intuitive, les élèves ont opéré des choix pertinents dans l’œuvre, aussi bien en terme de progression narrative que parce qu’ils constituent des moments particulièrement forts et signifiants.


Extraits retenus par les élèves

Les élèves ont choisi les extraits suivants [2] :
1- Le portrait de Lidenbrock, le savant p.9
Situation initiale. Une caricature : le scientifique-machine.

2- La leçon d’abîme avant p.63
« je ne pourrai jamais… tourbillonnaient à mes regards. »
Jeune Axel : un personnage inexpérimenté (dans la perspective du roman de formation). Un vertige symbolique.

3- Axel perdu dans les galeries et perte de connaissance p.180, chap. 27
Une expérience symbolique de la mort. Le Voyage : roman initiatique où les personnages sont à la découverte d’eux-mêmes à travers la quête du « centre » - centre du monde et centre du moi.

4- La bataille des monstres marins [3]
« soudain l’ichtyosaures… à la surface de la mer ? »
Une scène épique où fusionnent plaisir de la description scientifique et références aux mythes. Une réécriture moderne de l’Odyssée, dans un roman finalement moins orienté vers le futur que vers le passé.

5- La mise en abîme du roman
« pour conclure, je dois ajouter que Le Voyage au Centre de la Terre fit une énorme sensation… être complètement heureux. » chap. 55.
Un roman qui met en scène son écriture et sa lecture. Un questionnement sur l’écriture : science ou fiction ?

Bilan de la séance

 Les élèves ont fait preuve d’autonomie dans leurs choix et ont su se justifier de façon pertinente. Cependant, l’intitulé du parcours « Science et fiction » n’avait pas été donné aux élèves avant la séance. Il a fallu ensuite trier les passages pertinents en regard de la thématique retenue. Nous avons finalement sélectionné trois passages : le portrait du savant, le passage où Axel se perd et le combat des monstres préhistoriques.

 L’objet livre a été manipulé, annoté, feuilleté à la maison au fil de la lecture et en classe pendant la séance.
Les élèves ont ainsi eu l’occasion de s’approprier l’objet livre. Cela nous semble, à nous professeurs, une évidence, mais c’est loin de l’être pour des élèves qui passent leur vie à manipuler et lire des écrans. En lisant/relisant, l’élève construit le sens du texte.
Donner l’occasion aux élèves de manipuler le livre et se l’approprier en amont de tout travail d’analyse est également une manière de souligner aux yeux des élèves que l’explication de texte n’est pas un but en soi. Elle devrait être au contraire une expérience qui intensifie le rapport à l’œuvre complète, tant il est vrai que ce que nous aimerions construire, ce sont des lecteurs !

 Dans les justifications proposées par les élèves, le lien partie/tout a été fait : au moment où l’élève délimite, il donne un sens à son choix, même s’il est plus ou moins pertinent. À l’issue de la séance, l’ensemble de la classe a été invitée à se mettre d’accord avec le professeur sur les explications de texte à traiter dans la perspective « Science et fiction ».

 La prise de parole a permis le passage d’une lecture affective à un début de distance critique.

Ainsi :
 Ce qui pourrait passer pour une perte de temps permet en fait une meilleure appropriation initiale de l’œuvre, et évite le très rébarbatif « devoir de lecture ».

 La démarche donne aussi la possibilité d’« entendre » le texte dans des classes où l’écrit est une barrière.


Proposition 2 : Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte II scène 21

Proposition d’Audrey Egg
Parcours « La comédie du valet »
Lire une scène longue

Texte support

Présentation de la démarche

Objectifs
 Développer chez les élèves la maîtrise de l’œuvre intégrale
 Faire comprendre les attentes de l’oral de l’EAF
 Travailler la notion d’enjeu(x) de lecture

Problème
L’extrait représente 100 lignes en livre de poche.
 Comment adapter cette scène à l’épreuve orale ?
 Comment garder la logique, le dynamisme et la richesse de la scène ?

Pourquoi ce choix pour travailler l’œuvre intégrale ?

 Cette scène entretient des relations étroites avec d’autres, et permet d’approfondir la lecture de l’œuvre intégrale. Elle permet de ce fait de préparer à la dissertation sur œuvre.
Parallèlement, elle a sa propre richesse et se prête à des micro analyses.

 Exemples de pistes :

  • Une intrigue dynamique, rebondissement interne avec le brevet (rappel du rôle important des accessoires pour le jeu et l’écriture chez Beaumarchais)
  • Le valet de comédie : approfondissement de la connaissance du personnage de Figaro et lien avec le parcours associé.
  • Les relations entre les personnages : relation maître / valet du côté de la complicité ou de l’affrontement.
  • Une mise en abyme du jeu théâtral fondé sur une sorte d’improvisation de Figaro aidé par les femmes qui jouent ici comme un rôle de souffleuses.

Déroulé de la séance

 1) Travail personnel : lecture de la scène dans son intégralité

Question posée

Quels sont les enjeux de cette scène ? Pourquoi la choisir pour une explication de texte sur l’œuvre intégrale ?

Relevé des propositions des élèves au tableau
Les pistes envisagées par l’enseignant (cf. ci-dessus) sont repérées sauf la mise en abyme. On s’en approche cependant puisque un élève parle des talents de Figaro pour improviser et des élèves soulignent particulièrement le rôle des femmes comme adjuvants et même comme nécessaires à la réussite de Figaro.

 2) Travail de groupes

Consigne

Sélectionner un passage d’une vingtaine de lignes qui rende compte d’un certain nombre des pistes évoquées. Justifier le découpage.

Propositions diverses, avec des sections qui se croisent.

  • Groupe 1
    Du début à « ...voilà bien du train pour un pot de fleurs. »
    Enjeux mis en valeur : le valet comique en action, la relation avec le Comte et le comique de l’ivresse d’Antonio.
  • Groupe 2
    De « Figaro. Voilà bien du train pour un pot de fleurs » à « Figaro. Je suis pris ».
    Enjeux mis en valeur : le personnage comique de Figaro et sa ruse, le rapport de force avec le comte.
    Et ainsi de suite… jusqu’à avoir six bornages de la scène.

 3. Travail personnel à la maison
À l’issue de la séance en classe, les élèves ont été invités à préparer chez eux une lecture linéaire du passage choisi à présenter à l’oral devant les groupes.

Constat
 La scène a été lue dans son intégralité et des liens ont été faits avec d’autres passages de l’œuvre intégrale (exploration de la relation métonymique).
 Les élèves ont pris des notes sur les justifications apportées lors de la phase de découpage.
 Ils ont assisté à plusieurs études linéaires qui balaient l’ensemble de la scène et sont donc prêts à recevoir tout « découpage » le jour de l’oral de l’EAF.

Limites
 Un approfondissement des analyses et des interprétations proposées dans les études linéaires s’avère nécessaire.
 C’est l’objet d’une reprise après les oraux.

Avantages
 Les élèves ont pu s’approprie le texte dans lequel il navigue.
 La démarche adoptée permet aux élèves de prendre conscience de la complexité du texte de Beaumarchais, de comprendre et expérimenter le lien métonymique à l’œuvre entre la scène, la pièce entière et le parcours.
 La présentation du passage par l’élève lui permet de développer ses compétences de compréhension, d’interprétation et d’expression orale.

Bilan global des expériences menées

Des problèmes liés à la délimitation des textes d’explication littéraire pour l’EAF

Les deux expériences décrites ne se situent pas au même niveau de maîtrise de l’œuvre par les élèves - séance inaugurale pour l’une, travail en cours de séquence pour l’autre ; les comparaisons qui suivent s’en ressentent.

Deux points de vigilance

Ces deux expérimentations nous ont appris qu’il faut prendre en considération deux points de vigilance.

 Le risque de figer des délimitations de passages à des extraits canoniques, comme c’est le cas dans beaucoup de manuels, ou d’émissions de radio telle celle de Guillaume Gallienne Ça peut faire de mal sur Le Rouge et le Noir [4] et proposer un balisage tout fait de l’œuvre qui exclut une approche personnelle.

 Limiter à une vingtaine de lignes (de 15 à 30 lignes donc…) le passage à présenter à l’oral fait ressortir la plus ou moins grande richesse des textes et expose les élèves candidats à des situations périlleuses. Ainsi, raccourcir le texte ne présente pas que des avantages.

Points positifs


 Appropriation de la lecture de l’œuvre intégrale : faire jouer les échos internes entre les parties et le tout. Créer chez l’élève la capacité à passer d’un regard très pointu, à une approche plus globale et inversement.

 Faire délimiter les passages aux élèves les rend acteurs de la lecture et les amène à s’interroger sur le/les sens du passage. (Voir annexe : activité Stendhal)

 Déplacer le rapport élève-professeur dans sa verticalité et donner une valeur à la lecture et à la parole des élèves.

 Renoncer à l’exhaustivité et hiérarchiser les enjeux : prendre en considération la singularité du texte.

Au service du sens

L’œuvre littéraire fait sens dans son ensemble, dans sa continuité, à son dernier mot même pourrait-on dire, ce qui s’oppose à l’exercice scolaire de l’explication de texte, au découpage en tranches du texte.
Pourtant, choisir un texte, c’est faire jouer la partie avec le tout, mettre en perspective les deux, opérer des choix de lecture et d’interprétation.
Ainsi, délimiter et surtout faire délimiter des passages aux élèves contribue grandement à la lecture de l’œuvre complète, les amène à s’interroger sur les « bornes », soit à faire jouer à la fois une lecture d’ensemble, un sens global, clos, et une progression linéaire du sens.

Bibliographie indicative

. Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Éditions du seuil, 1965.
. Daniel Arasse, On n’y voit rien, Éditions Gallimard, Folio Essais, 2000.
. Anne Vibert, Inspectrice générale de Lettres, Intervention au séminaire national de Mars 2011, « Faire place au sujet lecteur en classe : quelles voies pour renouveler les approches de la lecture analytique au collège et au lycée ? »
. « Qu’est-ce qu’un texte pour la classe ? Corpus, texte et interprétation. » Rendez-vous des Lettres 2018.
. Journée des Lettres de l’académie de Versailles Enseigner l’histoire littéraire ?, 21 mars 2019.
Notamment la conférence d’Alain Vaillant « Enseigner l’histoire littéraire aujourd’hui ».
. Sur Stendhal, dans la perspective « Esthétiques et valeurs » : journée des Lettres consacrée à Stendhal, 26 novembre 2019.
Et spécifiquement la conférence de Xavier Bourdenet Le Rouge et le Noir, roman politique.
. Sur Jules Verne, dans la perspective « Science et fiction » : Journée des Lettres consacrée à Jules Verne, 16 octobre 2019.
Et spécifiquement :
« Exploration souterraine et merveilleux géographique. Parcours interne dans Voyage au Centre de la Terre »
« De la science dans la fiction à la science-fiction »

En annexe - une proposition pour Le Rouge et le Noir

Notes

[1Dessin de Dessin de Tomas Ondarra paru dans El País, Madrid. Repris sur le site du Courrier international, « Livre. Chérie, j’ai guillotiné la bibliothèque », publié le 22/10/2012, signé Malte Herwig

[2Les références renvoient à l’édition de poche

[3Très nombreux sont les élèves à avoir choisi ce passage

[4« Le Rouge et le Noir, le chef d’oeuvre de Stendhal », Ça peut pas faire de mal, France Inter, émission du 21 janvier 2012

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