Remarque liminaire [1]
En guise d’introduction : le « Romanticisme » ou le romantisme stendhalien
Stendhal, fondateur du Réalisme sérieux
Pour introduire son propos, Xavier Bourdenet nous livre cette citation issue de Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale d’Erich Auerbach.
Xavier Bourdenet rappelle que cette citation d’Auerbach a concouru à faire reconnaître Stendhal comme le fondateur du « Réalisme sérieux ».
« Romanticisme » en contexte
À la chute de Napoléon, et avant d’être remis en selle, politiquement, avec la révolution de 1848, Stendhal se retrouve sans emploi. Il a fait jusque là une carrière brillante, à l’Intendance de l’armée, puis au Conseil d’État. Il semble que trouver à s’employer, entrer dans une carrière, sous la Restauration, à un moment où on ne peut plus le faire avec Napoléon, est difficile. Du fait de sa position instable, Stendhal expérimente le monde social comme un problème. Ce problème est du reste celui de Sorel, comme celui de Stendhal. Il ne sait que faire ni comment s’insérer dans le monde social, d’où son exil en Italie.
C’est dans ces années-là que Stendhal réfléchit à la question du « Romanticisme ». Il est, on le sait, un acteur important de la bataille romantique dans les années 1820. Dans cette même période, il devient romancier avec Armance [3] en 1827 et Le Rouge et le Noir [4] en 1830, les deux romans qui ont concouru à le définir comme fondateur du Réalisme sérieux.
Comment trouver sa place dans un monde en pleine recomposition politique et en faire une matière romanesque ?
Un curieux phénomène de dépolitisation
Cette question, qui trouve écho dans l’ouvrage de François Vanoosthuyse Le Moment Stendhal [5], fait paraître que Stendhal reste bloqué idéologiquement sur un libéralisme napoléonien.
Or, nous sommes confrontés là à un phénomène curieux. Les analyses d’Auerbach ont contribué à fonder la lignée critique d’un roman stendhalien considéré comme grand roman réaliste, mais cela s’est accompagné d’une dépolitisation totale du roman qui s’est réclamée des analyses d’Auerbach tout en s’inscrivant dans une perspective qui n’était pas celle d’Auerbach. Cela vient de ce qu’on a appliqué à Stendhal une définition du réalisme qui lui est postérieure, définition que l’on pourrait qualifier de « flaubertienne » pour dire les choses vite.
Il s’agit donc d’examiner ce qui fait du Rouge et Noir un roman politique.
Pour une approche de la matière politique du roman
Poétique et politique chez Stendhal
Une vision libérale
Le Rouge et le Noir est la mise en scène réaliste du monde de 1830 et Stendhal en propose une vision satirique, directement polémique, d’orientation libérale [6] [7]
La dimension réaliste chez Stendhal est incontestable et incontournable ; il ne s’agit pas d’occulter – comme pourrait y pousser la tradition scolaire – que Stendhal est aussi et d’abord romantique. Il participe du reste très activement à la bataille romantique des années 1820.
Le Romantisme selon Stendhal
Il introduit dans son pamphlet Racine et Shakespeare la notion de « Romantiscisme » dans laquelle on entend l’influence de ses années italiennes.
Importe dans cette définition l’idée d’« état actuel des habitudes et des croyances », comprenons l’état des mœurs. Est donc « romantique » une littérature moderne, soit adaptée aux mœurs contemporaines, aux habitudes morales des contemporains.
Réalisme et Romantisme chez Stendhal
Et la littérature ne peut être adaptée sinon en peignant ces mœurs « les tendances morales de son époque », comme le dit Stendhal. Il s’ensuit que le roman de mœurs mis en place par Stendhal, mais aussi par Balzac, c’est justement le moyen de la mise en œuvre d’une littérature pleinement romantique.
Il faut considérer que l’esthétique réaliste est la manière de mettre en scène la définition du romantisme proposée par Stendhal. Pour faire simple et de façon paradoxale, on peut dire que « Le réalisme c’est, pour Stendhal, le moyen du romantisme ».
Cette mise en scène réaliste est la manière d’intéresser le lecteur au texte, manière que le texte s’adapte à son public en lui offrant une façon de saisir le monde qui l’environne. Cela, en 1830, la tragédie racinienne ne peut plus le faire. Elle ne parle plus du tout à des individus qui ont connu deux choses qui vieillissent le théâtre classique : la révolution française et la retraite de Russie. Ce sont les deux bouleversements historiques qui ont fondé le XIXe siècle.
Le Romantisme est la manière d’adapter la poétique romanesque et théâtrale à un bouleversement historique. Stendhal a une définition pragmatique du roman et plus largement de la littérature. Le Romantisme est pour lui une manière de penser une littérature en relation avec l’état des mœurs, avec ce qu’est devenu l’homme du XIXe siècle.
Deux métaphores pour comprendre la poétique de Stendhal
Cela posé, force est de constater que chaque fois qu’il parle du roman, Stendhal adopte une définition constante de 1827 à 1840 : « le roman miroir », « le roman comme un miroir que l’on promène le long d’un chemin ».
La métaphore du miroir
La métaphore est au cœur du roman Le Rouge et le Noir. Elle y paraît trois fois.
1- Épigraphe du chapitre 1.13
L’épigraphe est attribuée à Saint-Réal, mais épigraphe apocryphe que Stendhal invente pour les besoins de la cause. Pourquoi diable aller chercher Saint-Réal ? Une idée traverse l’esprit ; Saint-Réal / Saint-réel – placer le roman sous le signe du réel. Cela constitue une lecture possible.
Reste que Saint-Réal est un historien du XVIIe : « Faire d’un historien le porte-parole, porte-voix de la définition du roman, c’est aussi un geste signifiant. Le romancier adopte comme figure de projection, non pas le fabuliste, non pas le dramaturge ou le romancier justement, mais un historien. Je me fais historien du présent. » [8]
2- 2.19
Il s’agit de la version la plus étoffée.
Le lecteur assiste alors à une discussion entre l’auteur et son éditeur :
Avec cette métaphore du miroir, on dérive immédiatement vers la question politique. De ce qui est représenté, on passe sur le champ à l’ « inspecteur des routes » qui laisse l’eau croupir, au responsable de la situation, à l’état politique qui crée cette situation.
3- Épisode de la note secrète 2.22
L’éditeur du roman répond à l’auteur qui lui explique vouloir ne pas parler de politique dans son ouvrage.
Une deuxième métaphore : comme un coup de pistolet au milieu d’un concert
Dans Armance
Dans le dialogue entre le romancier et l’éditeur déjà évoqué, il y a une autre métaphore politique, celle du coup de pistolet au milieu d’un concert.
Cette image du coup de pistolet est récurrente comme celle du miroir.
La Chartreuse de Parme
On la trouvait dans Armance donc, on la retrouve dans La Chartreuse de Parme.
Impossible de ne pas entendre cette déflagration politique. Impossible de refuser son attention. Le « coup de pistolet politique » est devenu indissociable du roman qui se voudrait réaliste.
Le propos plusieurs fois évoqué entre l’auteur et son éditeur prend dans ce contexte tout son sens :
L’ambition sociologique du Rouge et le Noir
Qu’implique l’esthétique du miroir ?
La métaphore du miroir a été étudiée par Georges Blin dans Stendhal et les problèmes du roman (1959) et ce dernier a contribué à établir la notion d’« esthétique du miroir ».
Cette esthétique du miroir dont on peut parler pour le roman stendhalien implique deux choses essentielles.
1er élément - La définition du roman comme chronique
Reprenons les sous-titres choisis par Stendhal pour ses romans.
Le Rouge et le Noir se voit adjoindre un double sous-titre : Chronique de 1830, Chronique du XIXe siècle.
On peut du reste s’interroger sur la raison d’être de ce double sous-titre qui dit la même chose. Qu’est-ce que 1830 au regard du XIXe ?
Une chose certaine, montrer le monde contemporain, les mœurs du temps, les mœurs de 1830, pour Stendhal, c’est « en faire la chronique ».
Pour Armance, 1827, le sous-titre est : Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827. C’est une manière de dater et de localiser le roman.
Pour Lucien Leuwen, on aura Chroniques des premières années de la Monarchie de Juillet et pour Lamiel, Chronique du tournant de 1840. Notons également qu’un des titres envisagés pour ce roman était Les français du King Philippe.
Toutes les définitions du roman élaborées par Stendhal vont dans ce sens. On en voudra pour preuve, pour ne prendre qu’un exemple, la première préface à Lucien Leuwen, dans laquelle Stendhal donne pour but au roman de « peindre les habitudes de la société actuelle ».
Il est sur ce sujet un texte important, malheureusement pas donné dans les éditions scolaires, le projet d’article sur Le Rouge et le Noir proposé par Stendhal à un ami italien qui lui avait fait demande d’un canevas. On sait en effet que Stendhal était adepte du « On n’est jamais si bien servi que par soi-même » en la matière. Dans ce projet d’un article qui ne verra du reste jamais le jour, Stendhal commente donc Le Rouge et le Noir ; ce regard porté par le romancier sur son propre roman est de première importance.
Stendhal y commence par une longue partie d’analyse sociologique de la France en 1829 ; tel est ce qu’il faut selon Stendhal pour rentrer dans Le Rouge et le Noir. Son propos a été de faire « le portrait de la société de 1829 » selon la formule de Stendhal lui-même. Il entend peindre les mœurs nouvelles « que le gouvernement de Louis XVIII et de Charles X [9] a donné à la France » ; « Ces mœurs si peu aimables », continue-t-il plus loin, « cette France grave, morose, que nous on léguée les Jésuites, la Congrégation et le gouvernement des Bourbons, de 1814 à 1830 ». Voilà ce qui fait l’essentiel de la Restauration aux yeux de Stendhal.
2ème élément – L’idée de neutralité
La deuxième notion impliquée par l’esthétique du miroir est l’idée d’impartialité, de neutralité du roman et du romancier. Stendhal insiste sur ce point à plusieurs reprises ; il dit en substance qu’un miroir n’a pas de parti, il ne fait que refléter ce qu’il a devant lui. Il reflète sans choisir, sans tri sélectif.
Là est le risque de dépolitisation du roman, préparé par Stendhal lui-même. L’esthétique du miroir est pensée comme un objectivisme qui donnerait au romancier un rôle passif, celui qui enregistre sans interpréter. Dans l’Avant-Propos d’Armance, on trouve cette formule de Stendhal : « De quel parti est un miroir ? » ; d’aucun, donc. Le miroir reflète de façon neutre ce qu’il a sous les yeux.
Pour Xavier Bourdenet, il est essentiel de nuancer.
Une neutralité à nuancer
Il s’agit de fortement nuancer l’idée de l’ambition enregistreuse du miroir, l’idée d’une ambition de neutralité qui fonderait l’ambition sociologique du roman.
La matière du Rouge et Noir
En gardant cela à l’esprit pour l’appliquer au Rouge et Noir, il est intéressant de se reporter à l’entrée des matières. Cette dernière traduit en effet la visée sociologique du roman. Reconstituer la logique des titres nous permet de comprendre ce que sont pour le romancier lui-même les matières du Rouge et le Noir, le matériau du Rouge. Cela constitue une entrée dans le roman pertinente et certainement efficace avec les élèves.
- Un projet sociologique, une nouveauté
Si l’on prend en considération les titres du début,fonde en 1830 la nouveauté du Rouge et le Noir le projet sociologique qui sous-tend le roman.
Stendhal a fait le choix de titres brefs, nominaux, qui posent un ensemble de réalités, de motifs : une petite ville, un maire, un père et un fils. Cela correspond à un projet cognitif nouveau ; le roman semble progresser par petites vignettes pour rendre compte de la France contemporaine. Le roman se donne à lire, au moins en son début, comme une série de scènes de genre : un père et un fils, une soirée à la campagne.
- Une typologie à petites touches
Par petites touches, les titres suggèrent comme une typologie analytique de la France de 1830.
Les titres ont une forte valeur de typisation. Si on regarde les titres concernant les personnages de la fiction, il apparaît qu’ils sont systématiquement anonymisés. Les personnages sont ainsi ramenés à un type, à la fonction qui les identifie : Un maire / Monsieur de Rénal, Le premier adjoint / Monsieur Valenod, Chagrin d’un fonctionnaire / M. de Rénal. Un roi à Verrières – sans que jamais, ni dans le titre ni dans le chapitre, le roi soit identifié. La classe générique s’impose et l’individualité des personnages s’abolit.
De la même manière, on a Un père et un fils, là où l’on pourrait avoir Sorel, père et fils, ou encore Un ambitieux pour Julien, Une grande dame dévote pour la Marquise de la Mole, Un homme puissant, l’abbé de Besançon.
On pourrait du reste demander aux élèves de partir des titres et d’identifier les personnages dont il est question.
L’onomastique fictionnelle des personnages est gommée par la table des matières ; l’anonymat vise à établir des types plus que des individualités.
- Une socialité peu réjouissante
À cette peinture à petites touches, s’ajoute une socialité très prégnante et peu réjouissante. Les titres laissent transparaître un univers de pouvoir fait de rapports de force. Ils traduisent la pesanteur d’un système social et familial fortement hiérarchisé.
Au fil des titres, on croise un premier adjoint, un roi, un maire, désigné comme étant un fonctionnaire ; se donne à voir une socialité où un fils dépend de son père. La communication avec autrui se fait sur le mode d’une relation hiérarchisée Dialogue avec un maître (1-21), d’un rapport de force qui confine à la violence Lettres anonymes (1-20) ; le réel fait l’objet d’Une négociation.
Tel est l’univers posé dans la première partie.
La deuxième partie du roman ne fait que confirmer des rapports interpersonnels sur le mode de perpétuels rapports de force en posant L’empire d’une jeune fille (2-11) qui enjoint à Un tigre (2.32) de Lui faire peur (2.31) en supposant Un complot (2.13) [Et Est-ce un complot ? (2.15)] ; un monde où la faiblesse est un enfer, L’enfer de la faiblesse (2.33), un monde où Un homme puissant (2.38) est placé Au cœur de l’intrigue (2.39).
La socialité est marquée au coin de la violence et d’une constante hiérarchisation des rapports interpersonnels.
Cette question de la hiérarchisation est modulée dans la deuxième partie (Cf. les titres de la deuxième partie) par la thématique de la distinction qui prend tout son sens dans ce système au sein duquel se pose une question : Quelle est la décoration qui distingue ? (2.8). C’est un univers où compte La manière de prononcer (2.6), où l’on va trouver – et c’est un devoir- sa loge Aux bouffes (2.30) ; on y croise Deux grandes dames (2.5) qui aident à envisager Les plus belles places de l’église (2.27).
Pour quelle neutralité ?
- « Façon d’agir en 1830 »
En deux pages et 75 titres se déploie une socialité parfaitement datée et circonstanciée qui rend compte des Façon(s) d’agir en 1830 (1.22). Ce monde de 1830 se caractérise par une structure sociale étouffante, visiblement bloquée, qui laisse peu de place à l’individu. On doit occuper une place, on peut y être maire, premier adjoint, fonctionnaire ; mais pour un individu en propre, c’est plus difficile.
On oscille, dans le roman stendhalien, entre description « réaliste » - soit pour être exact la manière dont Stendhal voit la société de 1830, une vision singulièrement noire – ET clichés romanesques qui ont la vie dure. Nous renvoyons pour exemple au titre du chapitre 2.35 : Un orage.
- Un romanesque historicisé
À consulter la table des titres, il est évident que le malheur, la souffrance, les orages sont un matériau romanesque, depuis longtemps ; plus que le bonheur sans tâche. Dans cette table des matières se joue un glissement entre prise en charge de l’histoire et du contemporain et un romanesque qui réactive des topoi très anciens. L’effet de conjonction des deux induit que le romanesque traditionnel se trouve, dans ce contexte-là, parfaitement historicisé. Travailler sur la table des titres permet ainsi d’entrer dans la nouveauté du Rouge et le Noir, la teneur sociologique du roman, ce sur quoi Stendhal insiste dans son canevas d’article.
- La politique, fatalité du siècle
Mais le miroir n’est pas aussi neutre que Stendhal veut bien le dire. La raison tient au projet de la peinture du monde contemporain de 1830. Stendhal ne cesse de répéter que la politique est devenue une donnée prioritaire des habitudes morales de 1830. On ne peut échapper à la politique ; le roman non plus donc. Telle est l’idée récurrente, basse continue de l’œuvre de Stendhal, la politique est la plaie moderne qui affecte tous les sujets. C’est le sens-même du chapitre 2.1 qui ouvre la deuxième partie Les Plaisirs de campagne. Il montre qu’il est devenu impossible d’échapper à la politique, nouvelle fatalité du monde moderne, fatalité du siècle. Dans ce chapitre, Julien prend une malle-poste pour se rendre à Paris et il y surprend la conversation de deux amis. L’un deux, Saint-Giraud, explique qu’il a voulu se retirer à la campagne, pour raisons politiques, pour échapper à la politique, aux tracasseries. Et il se voit obligé de fuir la campagne pour des raisons politiques : il a refusé sa voix à un candidat qu’il sait malhonnête et incompétent. Et depuis, sa vie est devenue un enfer.La politique est pour Stendhal la nouvelle fatalité moderne, donc. Notons dans l’explication de Saint-Giraud la référence faite à la tragédie, précisément à la Phèdre de Racine : « Mon mal vient de plus loin ». Historiquement et littérairement, la campagne est le lieu de l’otium où l’on se retire pour être à soi, coupé du negotium. Or, la campagne - celle du Rouge et le Noir à tout le moins - est devenue l’exact contraire ; elle est aussi marquée que la ville par la politique. Cela justifie la conclusion du chapitre ; il n’y a plus de lieu qui serait un hors lieu du politique.
De même, dans la première partie du Rouge, Vergy - le jardin de Vergy - participe de la campagne, mais c’est aussi l’espace de monsieur le maire, un espace que ce dernier s’approprie et fait construire en chassant les petites paysannes qui passent à coup de pierre.
Le romancier déplore le fait mais ne peut l’éviter. Rappelons ici ce propos de l’éditeur évoqué précédemment : « Mais si vos personnages ne parlent pas politique, ce ne sont plus des français de 1830. »
La dimension politique dans Le Rouge et le Noir
Le point de vue du narrateur
Le narrateur du Rouge et Noir : un homme de son temps
Quand on ouvre Le Rouge et le Noir à la recherche du premier personnage à parler politique, on se rend compte que le premier à le faire est le narrateur. En cela, il est parfaitement de son temps, homme de 1830. Le narrateur évoque alors monsieur de Rénal, maire de Verrières, et les manœuvres politiques qui lui ont permis grâce à ses liens au ministère de faire construire le mur de soutènement et de créer le très beau « Cours de la fidélité » qui permet la promenade à côté de Verrières. Le narrateur salue l’entreprise de ce commentaire : « Quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue ». Voilà qui est on ne peut plus clair. Le narrateur se situe sur l’échiquier politique comme ses personnages et pose un point de vue depuis lequel s’écrit le roman : le point de vue d’un homme libéral, de gauche, décrivant un univers dominé par les forces de droite, les ultra-royalistes.
Narrateur et auteur affichent hautement la couleur et préviennent le lecteur. Le miroir est un miroir orienté, donc pas neutre.
L’affichage politique : un dispositif récurrent
Le même dispositif se retrouve dans tous les romans stendhaliens. C’est en général ce qu’on oublie quand on aborde le roman réaliste. Les romans stendhaliens s’ouvrent sur cette prise de position politique du narrateur, comme si l’appartenance politique était devenue un des éléments fondateurs de l’ethos du romancier moderne. Stendhal se soumet à cette injonction intériorisée par le romancier de devoir montrer sa carte.
- Armance, Avant-propos, 1827
L’affichage politique est moins explicite que dans le Rouge, mais du même ordre.
Depuis 1814, date de la chute de Napoléon, c’est Louis XVIII qui occupe le premier étage du Palais des Tuileries – lieu du pouvoir. Refuser d’entrer, c’est une manière de refuser la monarchie restaurées et tous les nobles ultra qu’elle ramène sur le devant de la scène politique. Le point de vue politique allusif mais lisible pour tout lecteur de 1827
- Lucien Leuwen
Dans Lucien Leuwen, on trouve une prise de position du même ordre. On est sous la Monarchie de Juillet. La position de Stendhal vis-à-vis du régime en place est différente ; il est fonctionnaire de la Monarchie de Juillet, au poste de consul à Civitavecchia en Italie. La vision politique est de ce fait plus nuancée.On a là la totalité de l’échiquier politique ; et se dire « partisan modéré de la Charte de 1830 », c’est ce qu’on peut appeler - pour ainsi dire - le juste milieu, avec plus à gauche les républicains, plus à droite les légitimistes.
Se situer sur l’échiquier politique est devenu une injonction du moment. Impossible d’y échapper.
Il est également à noter que Stendhal se dit partisan modéré de la Charte de 1830 et non pas partisan de la Monarchie de Juillet, et encore moins de Louis-Philippe. Il se dit partisan, non pas d’un régime, mais d’une constitution, de quelque chose qui garantit une forme de liberté civile minimale.
- La Chartreuse de Parme
Dans La Chartreuse de Parme, grand roman italien, l’affichage politique est encore un peu plus retors. Dans l’Avertissement Stendhal procède en effet par dénégation.C’est pour l’auteur une manière de dire : « Ne cherchez pas le contexte politique de 1839, il n’est pas dans mon roman. » Mais, après cette phrase qui a en quelque sorte fonction de paratonnerre, Stendhal, dans le passage qui suit, se présente comme un ancien soldat de la grande armée napoléonienne.
Par la bande il précise avoir fait une partie de son parcours avec Napoléon.
Et le premier chapitre s’ouvre ainsi :L’incipit célèbre l’entrée de Bonaparte dans Milan à la tête de la jeune république et inscrit Bonaparte dans une lignée glorieuse, après César et Alexandre. La prise de position du narrateur est moins directe mais très lisible.
Le roman stendhalien est toujours expressément situé, politiquement situé. C’est ce qu’on oublie quand on glisse trop vite à l’étiquette de roman réaliste.
Une forme de relativisme
Cette manière de situer politiquement le point de vue rencontre une conviction de Stendhal, simple et pleinement romantique, relativiste :
Tout discours est autrement dit situé. Nous pouvons convoquer à ce propos le témoignage de Mérimée à la mort de Stendhal.
On retrouve ce relativisme des points de vue plus clair encore dans l’Avant-propos d’Armance dans ce passage que l’on peut désigner sous le nom d’apologue des tourterelles.
Le Rouge, roman libéral
Si l’on tire ce fil, cela implique une vision de la société et du lectorat du roman forcément divisée en partis opposés. Le lecteur n’est pas épargné par une prise de position politique. La politisation implique une fragmentation du public, en cela non homogène, et oblige le romancier à se situer.
Pour répondre à cette question de la préface de Lucien Leuwen : « Mais de quel parti est cet homme-là ? », dans Le Rouge, le parti est clair, le libéralisme. Et ce libéralisme y est sensible par bien des aspects.
Les grandes séquences politiques du roman
On peut identifier, dans Le Rouge et le Noir une demi douzaine de passages longs ou chapitres qui constituent les séquences politiques du roman et montrent la politique comme un jeu d’intérêts, conflit de partis, manœuvres peu ragoutantes. Jamais la politique n’est évoquée comme idéal, comme une forme d’idéal portant l’individu. Chez Stendhal, la politique n’est présente que sous la forme de manœuvres et friponneries.
- Séquence 1 - Un roi à Verrières 1.18
L’épisode peint le passage d’un roi à Verrières, restant anonyme, qui vient s’agenouiller devant un saint. Il souligne en cela l’alliance du trône et de l’autel, socle fondateur du régime de la Restauration.
L’anecdote est aussi, et plus largement, à penser de façon contextuelle dans l’entreprise de re-christianisation de la France à laquelle s’emploie la Restauration en multipliant notamment toutes les missions jésuites.
- Séquence 2 - Les plaisirs de la campagne 2.1
Dans ce qui constitue le texte d’ouverture de la seconde partie du roman, la politique fait l’objet d’un dialogue entre Falcoz et saint-Giraud. L’idée générale en est que la question politique gangrène tous les rapports sociaux.
L’épisode est moins intégré d’un point de vue romanesque à la fiction que l’épisode du roi à Verrières, et surtout que le 3ème qui constitue la grande séquence politique du Rouge.
- Séquence 3 - Le bal du duc de Retz, partie 2
L’épisode est intégralement politique. Se pose la question de Danton : a-t-il bien fait d’être le révolutionnaire violent et radical qu’il a été ? Cela explique la présence au bal du comte Altamira, émigré italien qui a essayé de conduire une révolution libérale mais qui a échoué.
C’est le moment où Julien et Mathilde s’interrogent sur la question de la violence en politique. Est-elle légitime ?
- Séquence 4 - La note secrète
L’épisode s’étend sur trois chapitres qui décrivent longuement une conspiration mêlant la fine fleur de l’aristocratie du moment et les représentants les plus importants du clergé – le trône et l’ autel ; le complot vise à écraser la jeunesse libérale et à rendre au clergé sa toute puissance en lui redonnant ce qui lui a été confisqué pendant la Révolution, les biens nationaux, dans l’idée de revenir à une monarchie absolue, et non plus une monarchie constitutionnelle.
- Séquence 5 - Le procès de Julien
L’épisode donne à voir une bourgeoisie devenue toute puissante, aux côtés voire en lieu et place de l’aristocratie. Dans le procès de Julien, celui qui va jusqu’à faire pencher le verdict, c’est Valnod, qui représente les intérêts d’argent, et non pas l’Abbé de Friler qui a tout fait pour disculper Julien.
Quelle image de la Restauration ?
Toutes les séquences vont dans le même sens et donnent une image négative, noire, noircie même de la Restauration.
On y constate une justice injuste (procès). Plus largement l’injustice règle tous les rapports sociaux. Nous en avons un exemple avec la destitution de l’abbé Chélan, homme intègre qui déplaît aux trois hommes qui font la loi à Verrières, soit Monsieur de Rénal, Valnod et l’abbé Maslon, jésuite chargé de surveiller Chélan et quelques curés de environs.
On voit à Verrières tous les traficotages municipaux et électoraux ; nous en voulons pour preuve l’épisode de l’adjudication. L’affaire est difficile à démêler et à expliquer, pour les élèves comme pour nous-mêmes. Ce qu’on y comprend et qui est à retenir, c’est qu’on manigance. Peu importe le mécanisme. Il y a manigance, friponnerie ; c’est là l’essentiel à retenir. Interviennent à pleines mains les autorités municipales et ecclésiastiques, Friler, Maslon…
Ajoutons à cela le passage d’Un roi à Verrières - où il s’agit de fanatiser les foules et de renforcer ainsi le pouvoir de l’Église -, le complot de la note secrète, où ultras et haut-représentants du clergé entendent renforcer leurs pouvoirs. Si on fait le compte, le miroir stendhalien va toujours dans le même sens ; il est assurément déformant.
Et si l’on revient au dialogue entre l’auteur et son éditeur, plusieurs fois cité déjà :
« Et, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »,
à observer le roman du Rouge et Noir, la fange est bien là, dans la peinture de la Restauration. Et l’azur ? Il n’apparaît nulle part. Il y a bien de la part de Stendhal parti pris.
L’exemple du séminaire
On pourrait inclure l’épisode du séminaire dans les séquences politiques. Il est en effet indirectement politique et c’est un épisode où le libéralisme du romancier se fait sentir à plein.
La position religieuse de Stendhal
L’épisode pose la question de la place de la religion dans le roman.
Une réalité politique
La religion y est vue d’abord comme une réalité politique, un moyen de pouvoir, jamais comme une réalité spirituelle. La religion, chez et par Stendhal, n’est jamais vécue comme ouverture à une transcendance. Elle est systématiquement ramenée sur terre, où les jésuites, « la congrégation », constituent une bête noire, assimilée à une force occulte, toute puissante, qui complote contre les citoyens. Le Rouge et le Noir hérite en cela de toute l’activité de Stendhal comme journaliste sous la Restauration. Stendhal eut un problème sous la Restauration, nous l’avons rappelé, trouver à s’employer. Il n’avait alors plus de revenus ; l’un de ces moyens sera le journalisme. L’expérience du journalisme qui précède l’entrée dans le roman pour Stendhal est une des étapes qui le conduit au roman. Son travail comme journaliste l’oblige à observer le monde contemporain. Il est alors journaliste pour le compte de journaux anglais à qui il envoie périodiquement des radiographies de l’état culturel de la France des années 1820. Cela constitue un matériau formidable pour le romancier à venir. Le roman s’inscrit dans la lignée des analyses de Stendhal journaliste sur la place des Jésuites dans la Restauration.
Stendhal, sur la question religieuse, se situe aux antipodes de Chateaubriand. Il en souligne la nature profondément politique ; il y voit d’abord une force de coercition, de contrôle des corps comme des esprits. Il retient dans la religion l’institution sociale à l’exclusion de toute spiritualité. La religion est pour lui le « royaume du noir ». Nous renvoyons ici à l’interprétation traditionnelle du Rouge et du Noir, apocryphe, explicitée et commentée dans le paragraphe suivant.
Symbolique du titre
Origine de l’interprétation traditionnelle apocryphe
L’interprétation traditionnelle du titre, donc, n’est nullement due à Stendhal. Celui-ci ne s’est jamais expliqué sur le titre mystérieux et poétique du Rouge et du Noir. Cette lecture traditionnelle voudrait que le rouge symbolise l’armée, la carrière désormais interdite à Julien depuis la chute de Napoléon, et le noir symboliserait l’église, la carrière ecclésiastique, que doit emprunter un ambitieux sous un régime caractérisé par l’alliance du trône et de l’autel. Ladite interprétation n’est pas inscrite dans le texte et est totalement apocryphe. On la doit à Émile Forgues, journaliste, à la mort de Stendhal, dans son article nécrologique du National en 1842 :
On a tendance à oublier la dernière phrase. Il s’agit là d’une interprétation figée, qui se transmet à travers le temps ; il est pourtant difficile de lire le titre ainsi. À aucun moment dans le roman le rouge n’est associé à la carrière militaire et à Napoléon. Pour une cause simple, jamais le rouge n’a été la couleur de l’uniforme sous Napoléon, et pas plus à la Restauration. Les habits rouges sont la caractéristique des soldats anglais, évoqués du reste comme tels dans la Chartreuse de Parme.
Cela ne résout pas le titre. Il faut lui laisser sa part de mystère.
Titres de couleur chez Stendhal
Les titres colorés sont comme une marque chez Stendhal.
- Le Rouge et la Blanche est un des titres pensés pour Lucien Leuwen. Le titre final n’a en effet pas été arrêté par Stendhal puisque c’est un roman inachevé. Le Rouge et la Blanche a donc fait partie des titres qu’il retenait. « Cela fournira une phrase aux journalistes », disait-il.
Il s’agit de comprendre : « le rouge », qui a de convictions républicaines, Lucien, et « la blanche », l’héroïne qui a des convictions royalistes.
Nous avons donc bien affaire à une lecture politique. - Le Rose et le Vert
Texte inachevé.
Une description au vitriol
Le noir, c’est le séminaire. L’épisode est l’occasion d’une vaste peinture satirique de l’institution du séminaire et constitue une des grandes séquences libérales du roman. Il s’agit d’une étape majeure de la formation de Julien Sorel. Or, paradoxalement, il n’y apprend pas grand-chose. Rien d’utile pour la suite en tout cas. C’est pour lui une épreuve.
Et le narrateur voudrait passer un peu vite au motif que
Coloris modéré ? Cela reste à voir. Stendhal n’y va pourtant pas de main morte. Il fait du séminaire une description au vitriol. Nous avons affaire à une description à charge où rien n’est à sauver sauf peut-être l’abbé Pirard qui prend Julien en sympathie. Mais justement, l’abbé comme julien quittera le séminaire pour devenir secrétaire du marquis de la Mole, avant que la fonction ne soit dévolue à Julien. Le roman propose du séminaire un tableau noir où se perçoit la position d’un Stendhal, athée, farouchement anti-jésuite, dégoûté de ce qui fait la nature même du régime de la Restauration, l’alliance du trône et de l’autel.
Le séminaire, une institution totalitaire
Yves Ansel, qui a consacré une étude à l’épisode du séminaire, et plus largement à la dimension politique du roman [10], montre que le séminaire du Rouge et Noir peut être considéré comme une institution totalitaire selon la définition qu’en donne Erwin Goffman, sociologue américain [11].
Un univers carcéral
Si l’on adopte cette définition pour lire le séminaire, ce dernier est de fait décrit par Stendhal sur un mode carcéral. En atteste ce monologue intérieur de Julien :
Il qualifie plus loin le séminaire d’« enfer sur la terre » et de « lieu terrible ».
Les deux principes qui organisent la vie au séminaire, donnés par l’abbé Pirard à l’arrivée de Julien : obéissance et surveillance.
Pour ce qui est de la surveillance, rappelons ce détail qui n’en est pas un. À son arrivée, la malle de Julien est dûment fouillée par l’abbé Castanède.
Dans un autre passage, le séminaire est défini comme un lieu
De fait, l’épisode du séminaire ne permet à Julien de trouver aucun ami, aucun camarade. Le séminaire s’avère un monde plein de conflits plus ou moins larvés.
Claustration, privation de liberté et d’intimité, contrôle permanent qui vise à briser toute velléité d’indépendance et de singularité. Tel est le problème de Julien au séminaire. Comment se fondre dans la masse ? Comment s’intégrer au groupe et à la norme du groupe ? Le crime majeur y est de se faire remarquer, de sortir du rang, de passer pour « un esprit fort », selon les termes des séminaristes.
Un lieu d’endoctrinement
L’entreprise de domestication, de dressage, si l’on suit la lecture d’Yves Ansel du séminaire comme institution totalitaire, se perçoit sur deux volets complémentaires : assujettissement de l’esprit / dressage du corps de l’autre. C’est pour Stendhal le fonctionnement concret de la criminelle alliance du trône et de l’autel.
L’endoctrinement ne pose aucun problème à Julien. Il est capable de garder son quant à soi. Apprendre par cœur des inepties sans y croire, il sait faire. Il l’a déjà fait pendant la première partie, à Verrières. Il a appris par cœur la Bible et la récite quand on le lui demande pour épater le bourgeois. Mais il n’y croit pas une seconde.
Julien est tout à fait capable de réciter deux piliers fondateurs de la religion catholique sans y croire. Le problème pour Julien, au séminaire, ce n’est pas cela.
Il faut entendre ce que cela dit du point de vue de Stendhal : on peut entrer au séminaire, faire une très belle carrière ecclésiastique sans y croire une seconde. La religion pour Stendhal c’est une institution sociale.
L’enseignement aux yeux du narrateur relève de l’endoctrinement et de l’abrutissement :
Les séminaristes sont décrits comme
Le séminaire les confirme dans l’abrutissement, dans le psittacisme. Ils y subissent une forme de lavage de cerveau comme l’explicite le discours du narrateur que l’on retrouve à l’identique sous la plume de Stendhal dans les textes journalistiques.
Nous avons là un morceau de texte journalistique de Stendhal que l’on retrouve comme collé dans le roman.
Le dressage du corps
Le dressage du corps est le réel problème de Julien, soit l’incorporation de la norme, stricto sensu de l’habitus, du corps de conduite. C’est le corps de Julien qui se rebelle ; le séminaire est pour Julien une violence faite au corps. Rappelons que l’entrée au séminaire se traduit par l’évanouissement de julien comme si le corps lâchait. Dans un lieu censé être dévoué à la spiritualité, Stendhal ne cesse d’insister sur le corps. Plus que sur l’âme. Pour Julien, il est difficile d’adopter la démarche du séminariste, d’attraper le mouvement des bras, des yeux, qui n’annonce rien de mondain.
Derrière cette manière de lire le séminaire, qui évacue toute forme de spiritualité, on perçoit pleinement le romancier. Il peint donc le corps, plus que tout autre chose. Il remplace la spiritualité par la matérialité et cela participe de la déformation libérale du miroir romanesque.
Le matérialisme stendhalien
Les motivations des séminaristes
Se laisse entendre le matérialisme foncier de Stendhal dans la peinture qu’il donne du séminariste. On peut continuer l’analyse en examinant les motivations que Stendhal donne des séminaristes. À aucun moment ils ne sont montrés animés d’une foi réelle. Ils sont d’abord mus par un régime alimentaire un peu plus riche que la moyenne et l’espoir d’obtenir une bonne cure, non pas dans le dessein de sauver les âmes, mais pour les bénéfices matériels. On ne peut qu’être frappé par l’insistance lourde sur la nourriture dans l’épisode sur le séminaire. Ailleurs dans le roman, il n’est jamais question de ce qu’on mange. Il est fait mention des échanges lors de repas, mais on ne sait pas ce qu’on mange, pas plus chez les Rénal, chez les de la Mole ou au bal du duc de Retz. Au séminaire au contraire, l’insistance est constante sur le réfectoire et les menus, qui nous sont connus - « saucisse et choucroute les jours de fête ». C’est une épreuve pour Julien qui fait la fine bouche ; les autres y voient un véritable crime, et il s’en trouve stigmatisé.
Quant à la vocation des séminaristes :
À lire donc l’épisode du séminaire en contraste avec le reste du roman ressort clairement le libéralisme stendhalien qui passe ici par une forme de matérialisme.
La topographie du séminaire
Ce matérialisme foncier s’exprime de la même manière dans la description des lieux du séminaire. Dans la topographie du séminaire sont évoqués des murs, la porte d’entrée, des corridors, les cellules. Il est question de l’infirmerie, parce que s’y trouvent quelques mystiques, assimilés par Stendhal à des malades. Revient dans la topographie des lieux le réfectoire, lieu des nourritures non pas célestes mais terrestres.
On n’entre jamais dans les salles de cours. Jamais dans une chapelle, dont on a juste une mention très rapide. On n’assiste à aucun office, à aucune messe au séminaire. Julien y reste quatorze mois pourtant.
La sélection faite est parfaitement parlante. Le miroir n’est pas neutre.
Un discours de propagande libérale
Le fantasme de la leçon d’arme
Le miroir peut aller même jusqu’à la déformation comme le laisse voir un petit détail, une phrase qui pourrait passer totalement inaperçue.
Que fait-on au séminaire ? des leçon d’armes ? On forme des soldats ? On connaît le goût de Stendhal pour les petits faits vrais ; mais il se fait ici le champion du « petit fait faux ».
Volontairement, délibérément. Le détail est faux donc, mais il en dit long sur la représentation stendhalienne de la religion et de l’institution religieuse. Il reprend là une rumeur, un fantasme de la propagande libérale des années 1820, et il le fait tout à fait consciemment. On retrouve déjà cette notation dans des textes journalistiques : compte-rendu d’un roman de Mortonval Le Tartufe [12] moderne.
Le Rouge et le Noir fait écho à cette analyse.
Le clergé, force de frappe idéologique
Dans l’épisode de la note secrète, les représentants du clergé, qui occupent une place centrale, veulent reconquérir le pouvoir et recouvrer les biens perdus à la révolution. Ils sont prêts à recourir à la force armée.
Le cardinal affirme ainsi :
Il pose l’« impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé ». Pourquoi ? Le cynisme en la matière est total.
Le clergé constitue la force de frappe idéologique de l’Église par son maillage du territoire. Le discours des prêtres est sans ambiguïté. Il constitue de ce fait un outil politique, une véritable machine de guerre ; c’est en définitive une entreprise de lobbying efficace. On retrouve une idée analogue chez Balzac dans Les Chouans, roman contemporain du Rouge et Noir. L’abbé Gudin y est la démonstration vivante de l’efficacité immédiatement pragmatique du prêche. Le spirituel est totalement passé sous silence. On est au niveau de l’appareil d’état et de l’appareil idéologique visant au contrôle du pouvoir. Le discours de Castanède aux séminaristes est de la même eau :
Un roman polémique
Le discours ainsi développé par Stendhal dans son roman se place vraiment du côté de la dénonciation libérale. Il n’y a pas une once d’objectivité. Les contemporains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés comme le montre ce propos de Jules Janin, 1830 :
On sait que Stendhal était un grand relecteur de ses propres textes. Le Rouge et le Noir, comme d’autres, a fait de sa part l’objet d’une relecture et l’on a un exemplaire annoté par lui :
C’est le polémiste qui parle là et de fait le Rouge est un roman politique plus que réaliste.
Le séminaire cristallise de manière forte la donnée polémique dans Le Rouge et le Noir ; et de fait, la peinture d’univers carcéral, politique et polémique, du séminaire vient de loin chez Stendhal. Elle se nourrit à la fois d’un répertoire romanesque ancien et des obsessions de Stendhal. On peut entendre, dans cette peinture polémique, une référence à la « tyrannie Rayan » selon les propres termes de Stendhal. Dans son autobiographie Vie de Henry Brulard, Stendhal fait état de l’éducation que lui a prodiguée son précepteur, l’abbé Rayan, et il partage le sentiment d’avoir été « mis en cage ». Stendhal a de toute évidence un contentieux intime à régler avec la religion. Et cela infuse évidemment la peinture du séminaire.
Stendhal emprunte également à des modèles intertextuels.
Le Rouge et le Noir partage avec les romans gotiques et les romans sadiens l’insistance sur la claustration, l’évocation des murs qui enferment, de l’emprisonnement.
Le roman emprunte également aux contes notamment pour la dimension initiatique. L’entrée de Julien au séminaire est traité sur ce mode.
La croix dorée prend une dimension quasi fantastique. Le son de cloche semble résonner dans le silence. Le portier fait figure de passeur vers l’enfer. Ses « yeux verts » lui confèrent une empreinte satanique, ce que confirma la métaphore du chat, animal du sabbat. Ses lèvres « en demi-cercles » le transforment en monstre dévorateur.
Le motif est confirmé par première rencontre avec l’abbé Pirard qui tue ou pétrifie :
Pirard a
L’arrivé de Julien au séminaire est ainsi traitée selon le topos de la catabase, de l’entrée aux enfers.
Le Rouge et le Noir, roman à thèse ?
Certains dont Yves Ansel vont jusqu’à faire du Rouge un roman à thèse
La réception du roman par les contemporains
Dans les réactions des contemporains, le roman a parfois été reçu et perçu comme tel.
Dans Le Correspondant, janvier 1831 :
Voici la thèse de Stendhal telle que résumée dans cet article. Pas si mal vu, du reste, commente Xavier Bourdenet. Les contemporains ont parfaitement entendu la dimension polémique du roman.
Que manque-t-il pour en faire un roman à thèse ?
Cela justifie-t-il pour autant d’aller jusqu’au roman à thèse ? Si Yves Ansel pose cette hypothèse de lecture du Rouge et Noir comme roman à thèse, Xavier Bourdenet, convaincu de la dimension polémique et politique du roman, ne va pas jusqu’à faire du Rouge un roman à thèse.
Une thèse sous-tendue par le roman de bout en bout
À reprendre les analyse de S.R. Suleiman [13],
le roman à thèse suppose un manichéisme parfaitement assumé. Cela dit, sur le séminaire, chez Stendhal, il n’y a pas moyen de se tromper non plus. Mais, il n’y a pas à proprement parler, dans Le Rouge et le Noir, de thèse qui soit sous-tendue par l’ensemble du roman. Pas de position défendue comme juste de bout en bout ; pas de ligne de partage nette.
Dans l’idée d’un roman à thèse, on serait fondé à attendre dans Le Rouge et le Noir une valorisation claire et sans ambiguïté de la position libérale. Or elle est justement absente du roman. Et si l’on s’intéresse dans le roman à la peinture des libéraux, elle n’est pas non plus vraiment à leur avantage. À Verrières, c’est Valnod qui incarne le parti libéral, face à monsieur de Rénal qui incarne pour sa part le parti ultra. On ne peut pas faire de Valnod un héros dans lequel on aimerait à s’identifier ; le nom lui-même, appelle en résonance bien plutôt des termes tels que « vil », « sale », « salaud »... Il remplace Rénal à la mairie de Verrières à la fin du roman. De façon claire, il est dans le roman le prototype du anti-héros.
Pour ce qui est des autres libéraux dans le roman, nous avons également Altamira. Il est plus héroïsé que Valnod ; mais il a échoué. Il n’a pas réussi à conduire sa révolution libérale. Il a dû s’exiler et il est condamné par contumace. La révolution qu’il portait, soit il la portait mal, soit elle n’est pas encore tout à fait à l’ordre du jour.
Toujours chez Stendhal, dans Vanina Vanini, on retrouve une figure de libéral, en la personne de Missirilli. Il entend défendre la liberté de l’Italie, mais il échoue. Il est de ce fait ridiculisé par Vanina et par le romancier comme politique impuissant.
Un héros libéral
Julien n’est pas un héros libéral.
L’ambition de Julien n’est pas politique, elle est sociale. Preuve en est, il n’hésite pas à devenir chevalier de la Vernaye. Cela ne le gêne pas. Dans la première partie du Rouge Julien a pour modèle Napoléon ; dans la deuxième partie, la grande référence de Julien s’efface au profit d’un autre modèle donné et imposé par Mathilde, Boniface de la Mole, héros de la lignée de la Mole, tout sauf un héros libéral.
De surcroît, dans le cadre de la conspiration ultra, organisée par les ultra-royalistes, le secrétaire chargé de porter la lettre aux armées étrangères, c’est Julien. Cela ne fait pas vraiment de lui un héros révolutionnaire d’inspiration libérale. Il n’y a donc pas dans le roman de porte drapeau libéral, personnage qui serait nécessaire à l’existence même d’un roman à thèse.
À aucun moment, même si dans le procès Julien se dit guillotiné en tant que représentant d’une classe, on ne le voit en groupe, avec cette classe-là, au nom de laquelle il est censé être guillotiné. À aucun moment on ne voit cette classe dans le roman. Pensons à ce qu’un Hugo, un Zola, un Vallès en auraient fait ! Dans Le Rouge et Noir, on n’y trouve pas trace.
La politisation du romanesque
Les conditions ne sont pas complètement réunies pour faire du Rouge un roman à thèse, même s’il y a bien une thèse dans le Rouge ; Le Rouge et le Noir est incontestablement un grand roman politique et polémique.
Ce que produit Le Rouge en tant que roman politique, c’est une politisation du romanesque. Le matériau romanesque y est présent dans la reprise des topoi anciens, mais inséré dans une chronique de 1830. Stendhal s’inscrit ainsi dans une perspective nouvelle qui consiste à politiser les topoi anciens.