De l’interprétation à la mise en voix, de la mise en voix à l’interprétation La lecture expressive en classe

, par CHOPARD Gaël, MARY Ingrid

Comment faire en sorte que la lecture expressive soit un exercice intéressant, riche, qui
participe pleinement de l’analyse du texte, et non une simple étape obligatoire et formelle
de l’épreuve orale ?
Propositions pour la classe de français au lycée.

Qu’est-ce que lire un texte à haute voix ?

La lecture « à voix haute juste, pertinente et expressive » est un exercice attendu à l’épreuve orale des EAF, et apparaît explicitement dans le BO de 1ère pour trois objets d’étude.

1. La poésie du XIXe siècle aux XXIe siècle :
Exercice recommandé : « la lecture expressive, associée notamment au travail de mémorisation, en portant une attention particulière à la restitution des valeurs rythmiques et sonores du vers ».
2. Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle :
Exercice recommandé : « la lecture oralisée d’extraits de formes différentes : récit, dialogue, description, commentaire du narrateur ».
3. Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle :
Exercice recommandé : « la lecture expressive de scènes ou extraits de scène ; on s’attachera plus particulièrement à l’expression des intentions, au rythme et à l’enchaînement des répliques  ».

Comment faire en sorte que la lecture expressive soit un exercice intéressant, riche, qui participe pleinement de l’analyse du texte, et non une simple étape obligatoire et formelle de l’épreuve orale ?

Il convient de considérer que la lecture orale est déjà une interprétation, et qu’il y a, par conséquent, plusieurs interprétations possibles. En outre, selon Jean Ricardou cité par Pierre Yerlès [1], la mise en voix « excite sourdement le désir de parler du ou au texte ». Autrement dit, la lecture constitue déjà une entrée dans le détail du texte (elle interroge sur des mots précis ou des constructions syntaxiques) et stimule l’échange entre élèves. Elle permet à la fois une incorporation – car le lecteur s’engage personnellement, « habite » l’extrait – et une confrontation entre différentes interprétations. La lecture est à ce titre une clé qui permettrait de passer, si l’on reprend les termes de Winnicott, du « playing » au « game », ou du « liseur », ou du « lu », au « lectant » [2]).

Demander aux élèves en début de séance : « comment allez-vous lire ce texte ? » c’est déjà leur poser la question de l’interprétation, c’est déjà formuler la question suivante : « Comment comprenez-vous cet extrait et comment l’interprétez-vous ? ».
Comment ,alors, l’élève peut-il se mettre au service du texte ̶ c’est-à-dire l’écouter et le faire entendre sans le trahir ̶ mais se mettre aussi à l’écoute de sa propre lecture ? Comment faire pour que la lecture soit bel et bien un dialogue entre le texte et son interprète ?

Une lecture est en effet réellement intéressante quand l’élève parvient à « habiter » le texte en lui prêtant sa voix, ses intentions, sa subjectivité. L’« interprétation » est à entendre aussi au sens musical : le lecteur, comme un musicien, est l’interprète d’une œuvre. Selon B. Shawky-Milcent : « Le lecteur [doit] se mettre un instant à l’écoute de sa lecture et des retentissements qu’elle produit en lui. […] En découvrant [le texte], le lecteur, quel qu’il soit, puise dans toutes les particularités expérientielles, émotionnelles et intellectuelles qui sont les siennes. » [3] Celle-ci rappelle que Ricœur conçoit l’interprétation comme « l’exécution d’une partition musicale » [4].

Deux approches seront ici proposées : par la réception, l’écoute d’une lecture d’une part, par la production d’une lecture oralisée d’autre part.

Par la réception

Objectif : comprendre qu’il n’y a pas qu’une seule mais bien différentes interprétations. En finir avec l’expression « mettre le ton » qui ne signifie rien (Anne Vibert [5]).

Lecture par le professeur

  • Avantages
    La lecture permet d’entrer dans le texte en particulier pour les lecteurs les moins performants. Elle permet d’appréhender celui-ci avant même de la comprendre (la compréhension, selon Sylvie CEBE [6], n’est pas forcément première). Elle est une expérience collective et oblige à se rattacher aux mots.
Exemple de mise en pratique
L’extrait du chapitre XI du roman Pauline d’Alexandre Dumas (1838) permet véritablement à l’élève auditeur de se « faire un film » mentalement : le personnage de Pauline (dont nous partageons le point de vue) est seule dans sa chambre, la nuit, au château de Burcy et entend des pas s’approcher de son lit. Tout concourt à créer du suspens dans un château qui semble hanté, d’autant plus que l’héroïne terrorisée a caché sa tête sous la couverture, elle est donc privée de la vue. Les objets semblent s’animer d’eux-mêmes grâce aux personnifications, l’auteur sollicite avant tout le sens de l’ouïe (grincement de porte, avancée progressive des pas), multiplie les verbes de perception, joue sur les différents tempos… autant de codes que l’élève reconnaîtra comme étant ceux du récit d’épouvante.

Extrait (Folio, p.147-149) :

Cependant je ne pouvais passer la nuit entière dans ce fauteuil ; je sentais le froid me gagner lentement. Je pris la résolution de me coucher tout habillée, je gagnai le lit sans regarder autour de moi, je me glissai sous la couverture, et je tirai le drap par-dessus ma tête. Je restai une heure à peu près sans songer même à la possibilité du sommeil. Je me rappellerai cette heure toute ma vie : une araignée faisait sa toile dans la boiserie de l’alcôve, et j’écoutais le travail incessant de l’ouvrière nocturne : tout à coup il cessa, interrompu par un autre bruit ; il me sembla entendre le petit cri qu’avait fait, lorsque j’avais poussé le bouton de cuivre, la porte de la bibliothèque ; je sortis vivement la tête de la couverture, et, le cou raidi, retenant mon haleine, la main sur mon cœur pour l’empêcher de battre, j’aspirai le silence, doutant encore ; bientôt je ne doutai plus. Je ne m’étais pas trompée, le parquet craqua sous le poids d’un corps ; des pas s’approchèrent et heurtèrent une chaise »[…]

  • Inconvénients
    L’interprétation est déjà donnée. Il y a alors une « bonne lecture », « une bonne interprétation » dont le détenteur est le professeur.

Écoute d’enregistrements d’un même extrait par différents comédiens

C’est là encore une expérience collective qui autorise l’élève à se « faire des films ». Ces mises en voix [7] par des professionnels rappellent également que la lecture à voix haute est une pratique culturelle (pas seulement scolaire), une performance, un partage [8]. Mais avant tout, la variété des sources permet de montrer qu’il existe différentes interprétations et donc d’inviter l’élève à faire de même, c’est-à-dire à élaborer et proposer sa propre interprétation. C’est là une pratique qui peut être rapprochée de la comparaison entre différentes mises en scène lorsque l’on travaille sur une pièce de théâtre.

Par la production

Objectif : entrer dans un texte par un exercice concret, favoriser les échanges entre élèves à l’oral, s’appuyer précisément sur le texte pour justifier ses choix.

Nous proposons pour ce faire trois étapes.

1. Première étape - S’approprier le texte par une lecture orale

Soit individuellement, soit en petits groupes.

Faire que la lecture soit une porte d’entrée vers le texte

Poser explicitement la question en début d’étude : Comment allez-vous lire ce texte ?
La question sur les modalités de la lecture est déjà une question sur l’interprétation du passage. Demander par exemple : « Comment allez-vous lire les répliques de tel ou tel personnage ? » dans une scène de théâtre, c’est déjà faire réfléchir sur :

  • l’enchaînement des répliques
    Les personnages se coupent-ils la parole et pourquoi ? Les répliques sont-elles entrecoupées de silence et pour quelle raison ? S’agit-il d’un véritable échange ?
  • le choix de la ponctuation
  • la relation entre les personnages
  • leur état d’esprit…

Pour tout type de texte, on peut alors repartir les élèves par groupes et demander à chacun d’eux de proposer une lecture du texte en justifiant ses choix.
Quel découpage du texte ? Quelles intonations choisies ?

Travailler le texte sur la page en amont de la lecture

De façon individuelle ou par groupe

On pourra proposer aux élèves de :

  • annoter comme on le ferait sur une partition musicale (crescendo, decrescendo, accélérations…)
  • ajouter des didascalies comme sur un texte dramatique.
  • travailler la mise en page : le recopier en jouant sur la typographie (à la façon d’un poème d’Apollinaire)
    Utiliser les majuscules, les caractères gras, l’italique, la disposition sur la page (alignement ou décalage), slash pour marquer les pauses, mettre en valeur les termes importants, les étapes, le rythme…
  • Autre proposition : s’enregistrer en associant sa mise en voix à une musique et expliquer son choix [9].

2. Deuxième étape - Confronter les différentes interprétations

Le travail de confrontation se fait en grands groupes et l’objectif est d’aboutir à un questionnement du texte et une lecture précise et objectivable.

C’est parce qu’on compare différentes interprétations que l’on permet aux élèves de se justifier et d’argumenter et, surtout, que l’on entre dans le détail du texte : on passe d’une lecture sensible à l’analyse.

Propositions d’activités :

  • Un élève fait une proposition de lecture, ou fait part d’un problème de lecture, le collectif débat afin de valider ou non, ou fait des propositions pour tenter d’apporter des solutions.
    Le problème de Serena : le bal dans La Princesse de Clèves
    Serena ne parvient pas à rendre sensible ce qu’elle voudrait dans le court passage qu’elle lit. En proposant des solutions, la classe propose en fait des interprétations.
  • Proposer à la classe de préparer, en groupe, deux types de représentations du texte : une mise en voix du texte / une image de théâtre-image [10].
    « La confrontation des deux représentations, l’une vocale, l’autre visuelle, donne lieu des échanges en classe : perçoit-on la même chose dans les deux interprétations ? quoi dans chacune ? pourquoi ? »
    Deux interprétations très différentes du dialogue Iago/ Othello
    Dans William SHAKESPEARE, Othello, 1603, Acte II, scène 3, l’une par la mise en voix, l’autre par le théâtre-image.
    On interroge la classe sur les deux représentations du texte de Shakespeare. D’un côté, en regardant l’image fixe, l’accent est mis sur Othello, sur les images qu’il se crée à l’écoute des conseils de Iago. Quant à lui, Iago est vu comme un personnage sournois, placé derrière lui, qui instille malignement le doute à l’oreille d’Othello. En revanche, dans la version audio, Iago a été perçu par les élèves comme un personnage puissant, qui prend le pouvoir vis-à-vis de son maître.

Il n’est pourtant pas facile, pour la classe, de percevoir une intention ou une interprétation dans un texte lu par un élève, surtout si le texte excède quelques lignes : les lectures d’élèves peuvent être sans relief, parfois hésitantes ou balbutiantes.
Il est donc nécessaire de travailler, avec la classe, à s’exercer à une lecture expressive.

3. Troisième étape - Comment faire pour que cette confrontation soit fructueuse ?

Travailler sur des variations de lecture, faire des gammes
L’objectif est de rendre sensibles et audibles à la lecture ces différentes variations.

  • On pourra partir d’une lecture neutre (aucune intonation, strict respect de la ponctuation) : pourquoi fonctionne-t-elle (s’il s’agit de l’Etranger ou de Beckett… et encore !) ? ou, plus fréquemment, pourquoi ne fonctionne-t-elle pas ? Que faut-il ajouter et pour quelle raison ?
  • À l’inverse, on peut faire lire les élèves en essayant différents rythmes, différentes tonalités.
  • Par binômes : l’un donne des indications précises (par écrit ?) à l’autre qui sera l’interprète.
  • Autre exercice : Un élève endosse le rôle de chef d’orchestre et dirige un chœur de lecteurs (comique, pathétique, ironique, …). Il s’agit de s’accorder sur ce qui paraît le plus approprié (lire plus ou moins vite, plus ou moins fort…).
Exemple de mise en pratique : AP 2de, durée= 1h

Texte support : lettre CXXI de Madame de Sévigné

L’ objet de cette lettre pourrait se résumer à une seule phrase = l’annonce d’un mariage. Mais quel est son réel intérêt ? Jouer avec son destinataire, attiser sa curiosité, maintenir le suspense, ménager un effet de surprise. Madame de Sévigné use de différentes stratégies pour atteindre son but et celles-ci constituent les différentes étapes de la lettre.

Les élèves sont alors répartis par groupes de 4 ; ils doivent :
1. Dégager les différentes étapes du texte : les diverses stratégies pour jouer avec son destinataire

2. Identifier les difficultés de lecture que présente chacune des parties de la lettre et proposer des pistes pour y remédier.

3. Pour chaque étape du texte :
 préciser son intention de lecteur
Quelle émotion vais-je exprimer ? qu’est-ce que je veux faire entendre/comprendre à mon destinataire/auditeur ? comment vais-je jouer avec lui puisqu’il s’agit ici de le mener par le bout du nez !
 souligner (crayon en main) les mots, idées principales à mettre en valeur. L’élève peut alors annoter son texte, ajouter des « didascalies », utiliser un code couleur…

4. Lecture par groupes de 4 : chaque membre du groupe prend en charge une partie de la lettre et s’entraine à la lire à haute voix.
Il doit veiller également à sa posture (se tenir droit, pas de mains dans les poches), son regard (s’entraîner à regarder de temps en temps une personne du public), ses gestes (ne pas rester les bras ballants mais appuyer parfois d’un geste sa lecture).

En aval : inciter l’élève à travailler seul la lecture à voix haute.
On demandera aux élèves de réaliser des capsules vidéo et on proposera en accompagnement des tutoriels sur le « comment je lis ce texte ». Les élèves sont ensuite amenés à discuter les effets de sens proposés par leur camarade, par rapport à leurs intentions.

Proposition d’Alexandrina et de Julie sur La Princesse de Clèves
Les deux élèves ont en outre décidé de donner une méthode à leurs camarades.

Dans cet exemple, les élèves ont voulu montrer une « méthode » qu’elles avaient élaborée pour faire leur proposition de lecture. Sur le forum de classe, les élèves ont débattu sur la nécessité à appuyer exagérément sur certaines syllabes, ce qu’Alexandrina et Julie avaient dû faire pour étayer leur démonstration. La classe s’est interrogée ainsi sur le fait d’ajuster cette lecture, sur les moyens de la rendre plus naturelle, tout en maintenant ses points d’appui.

CONCLUSION

L’exercice de la lecture expressive est en somme une porte d’entrée vers ce qu’on appelle, sur les pas de Jean-Louis DUFAYS [11], la lecture littéraire, mettant subtilement en jeu une oscillation entre une implication personnelle, subjective, et une objectivation de sa lecture, afin qu’elle soit objet de partage.
D’une part, réfléchir à la façon dont on peut lire un texte avant la mise en pratique, prendre le temps de définir son intention de lecture ou savoir la repérer chez un lecteur, c’est déjà entrer de plain-pied dans l’interprétation d’un passage. Cette dernière sera d’autant plus riche que les élèves auront, en amont, échangé à propos des modalités de lecture, confronté leurs hypothèses et pratiques de mise en voix, opéré de vrais choix.
D’autre part, l’exercice est fécond si tant est qu’on soumet cette lecture à un collectif. Il est un levier pour écouter comment le texte parle en soi, et partant, pour le partager avec d’autres. Il permet ainsi de proposer plusieurs interprétations qui pourront être confrontées dans la classe, considérée comme une communauté de lecteurs, dont le point de vue pourra être entendu, partagé, discuté.

BIBLIOGRAPHIE

  • AHR Sylviane, Vers un Enseignement de la lecture littéraire au lycée, Expérimentations et réflexions, Scéren éditions, 2013
  • ALLIE Marie et RUBIN Christophe, « Mise en voix et interprétation des textes », NRP n°16, septembre 2005
  • DUFAYS Jean-Louis , GEMENNE Louis, LEDUR Dominique, Pour une lecture littéraire, De Boeck supérieur, 2015 (3ème édition revue et actualisée), 376 p, pp. 191 à 200
  • SHAWKY-MILCENT Bénédicte, La lecture, ça ne sert à rien !, PUF, p. 84, p. 92 sq

SITOGRAPHIE

Livres audio gratuits
http://www.audiocite.net

Notes

[1In DUFAYS Jean-Louis, GEMENNE Louis, LEDUR Dominique, Pour une Lecture littéraire, histoire, théories, pistes pour la classe, Louvain : De Boeck supérieur, 2015 (3ème édition revue et actualisée), 376 p., p192.

[2PICARD Michel, La Lecture comme jeu, Paris : Les Éditions de Minuit, 1986, 328 p.

[3SHAWKY-MILCENT Bénédicte, La Lecture, ça ne sert à rien ! Usages de la littérature au lycée et partout ailleurs, Paris : PUF, 2016, p. 44

[4Op.cit., p.37

[5In Compte-rendu de l’intervention d’Anne VIBERT, « l’oral comme entrée dans la lecture littéraire », conférence Les Enjeux de l’oral dans nos classes, de la maternelle à la fin du collège, pp. 6 à 15.
https://www.pedagogie.ac-aix-marseille.fr/upload/docs/application/pdf/2016-06/_compterendu_du_colloque_academique_sur_les_enjeux_de_l_oral._2016-06-19_19-18-32_227.pdf

[6In VIBERT Anne, Op. Cit.

[7Anne Vibert précise "on dit lecture à haute voix mais l’on entend aussi « mise en voix », « oralisation ». L’expression « 
mise en voix » vient plutôt du théâtre, on l’emploie comme synonyme de « lecture à haute voix » ou « oralisation ». (in CR« l’oral comme entrée dans la lecture littéraire », op. cit., p. 11.)

[8Ibid.

[9AHR, Sylviane, Vers un Enseignement de la lecture littéraire au lycée, Expérimentations et réflexions, Scéren éditions, 2013, p.89

[10Pour la pratique du théâtre-image, voir :
BOAL Augusto, Jeux pour acteurs et non-acteurs, La Découverte, 2004

[11DUFAYS Jean-Louis, op. cit.