Présentation
Bibliographie sur La Bruyère
– Floyd Gray La Bruyère Amateur de caractères, Librairie A.-G. Nizet, Paris, 1986
– Roland Barthes Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, pp. 221-237
– Louis Van Delft La Bruyère moraliste : quatre étude sur les Caractères, Genève, Droz, 1971
– Serge Doubrovsky « lecture de La Bruyère », Poétique 1, 1970, pp. 195-201
– Paul Bénichou Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1946.
Textes complémentaires
La Bruyère Discours sur Théophraste, Préface aux Caractères, fait analyse de ses procédés.
Introduction
A la suite de Floyd Gray La Bruyère, amateur de caractères (Librairie A.-G. Nizet, Paris, 1986), nous proposons d’essayer de saisir ce qui fait la spécificité et l’originalité de l’écriture de La Bruyère. Il s’agit de s’intéresser à l’homo faber, au poète, à l’artisan qu’est La Bruyère dans la réalisation de ses « caractères ». La Bruyère revendique d’ailleurs que c’est un métier que de faire un livre. Ecrire c’est agencer afin de dominer le matériau. C’est une première marque de son originalité. Vauvenargues lui reproche justement ce travail :
« Si j’osais reprocher quelque chose à La Bruyère, ce serait d’avoir trop tourné et travaillé ses ouvrages ; un peu plus de simplicité et de négligence aurait donné peut-être plus d’essor à son génie, et marqué davantage les endroits où il s’élève » (cité par Floyd Gray, p. 31)
Et l’on peut dans cette notion de travail y voir un écho au vers de Boileau :
« Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez »
Métier y a un sens métaphorique, c’est le soin, l’attention, l’effort comme cura et labor chez Horace, La Bruyère lui donne volontairement un sens commercial et artisanal.
Il s’agit donc d’essayer de comprendre comment La Bruyère s’insère dans la tradition d’une écriture fragmentaire, dans laquelle on retrouve Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, tout en faisant une oeuvre originale où maximes et caractères entretiennent un dialogue qui fait la richesse et l’originalité de l’oeuvre, où l’auteur vise certes à instruire, à condamner les vices, à dire ses vérités au monde, mais sous la forme d’une oeuvre poétique dont la finalité première est peut être elle-même.
I. Les Caractères, le choix d’un genre et d’une forme
1. Le choix de l’écriture fragmentaire
1.1. Un type de discours
L’écriture fragmentaire est celle d’un écrivain critique qui se contraint à briser l’élan de l’écriture pour la faire se replier sur elle-même. Elle implique donc un méta-langage qui se superpose d’entrée au langage. C’est donc une écriture qui se commente dans le même mouvement qu’elle se fait. Un exemple remarquable : la première partie des Caractères, Ouvrages de l’esprit. La Bruyère s’y situe par rapport aux autres écrivains, il se fait ainsi le critique de l’écriture qu’il commence à mettre en oeuvre tout en travaillant à son propre « ouvrage de l’esprit ».
A comparer La Bruyère à Montaigne il apparaît pour reprendre les mots de Floyd Gray que si Montaigne présente une pensée qui « se cherche au sein même du texte », d’où le choix d’un certain foisonnement, La Bruyère met en oeuvre une pensée qui « s’est trouvée ». La Bruyère n’est pas en quête d’une vérité, il nous livre sous la forme de « l’exposé de résultats » une vérité en sa possession qu’il a forgée à la lumière de sa raison. La Bruyère condamne de fait l’inspiration au profit de « la raison et de la volonté, seules vertus recommandables pour un écrivain doit éviter la tentation de tout dire ». p.30 Floyd Gray. Il exagère de ce fait l’importance du travail.
1.2. Un style
Le choix du fragment impose un resserrement de l’écriture, la pratique comme naturelle de la litote, la simplification de tout sujet pour ne retenir que l’essentiel, le trait, le détail qui pourra signifier le tout. Par suite, La Bruyère procède par accumulation, par énumération, par répétition (paradigmatiquement). Il se méfie de l’image qui grossit le sujet, le pervertit, au profit d’une écriture dépouillée.
Floyd Gray définit l’art d’écriture de La Bruyère comme celui du clair-obscur ; il laisse dans l’obscurité les détails secondaires ou étrangers à sa visée qui obstrueraient le mouvement de sa pensée, pour ne retenir que le détail signifiant. La Bruyère retient le trait qui fige et qui arrête. « Le Caractère vise » ainsi « à la généralisation, la simplification, l’abstraction ». Refusant l’obscurité, il semble mettre l’esprit du côté du naturel, et opte par suite pour une écriture naturelle.
1.3. Le rôle du lecteur
L’œuvre fragmentaire ne trouve son sens et son originalité que dans son déploiement. Elle fait du lecteur le lieu, plus que tout autre forme littéraire, de la construction du sens.
2. Entre maximes et caractères
Les Caractères tiennent donc leur originalité, pour commencer, de l’alliance de deux genres, de deux modes d’écriture, de deux styles : la maxime et le portrait.
2.1. Deux formes pour un genre : la maxime
Le propre de la maxime est d’énoncer des vérités indiscutables. Elle est par essence laconique. Sa qualité tient à sa brièveté, à sa capacité à saisir l’essentiel dans le resserrement de l’écriture. Elle doit, pour fonctionner, contenir un contraste, une surprise, une pointe. Elle est courte et concise à la manière d’un oracle.
Exemple : « Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre » (48,314).
Floyd Gray distingue un certain nombre de types de maximes qui conduisent chacun à une organisation discursive différente :
– maximes générales et unilatérales : non génératrice de texte, correspondant à des arrêts de pensée comme chez La Rochefoucauld. Elles ont valeur de loi
Exemple : « L’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre. » 7, 138
– maximes en travail : elles conservent la marque d’un doute, d’une hésitation propre à une écriture qui se développe à la manière d’une enquête.
Exemple : « Il est difficile de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable ; de même s’il y a toujours plus d’inconvénient à prendre un mauvais parti, qu’à n’en prendre aucun. 5, 298
– maximes fondées sur un contraste, une opposition visant à une pointe. C’est là une écriture stratégique qui cherche à surprendre pour mieux convaincre.
Exemple : « Jeune, on conserve pour sa vieillesse ; vieux, on épargne pour la mort. L’héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste. » 64, 198
– maximes négatives : l’élément dénigrant est ferment d’écriture et conduit au constat.
Exemple : « Il n’y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince : à peine les puis-je reconnaître à leurs visages ; leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur ; celui qui est honnête et modeste s’y soutient mieux : il n’a rien à réformer. » 13, 223.
– maximes interrogatives ou exclamatives : variantes de la maxime négative, elles relèvent du doute, de l’étonnement, elles ouvrent le dialogue, lancent le discours.
Exemple : « Qu’il est difficile d’être content de quelqu’un ! » 65,147
– maxima sententia : présente un ton neutre qui lui confère une portée générale.
Exemple : « Une femme insensible est celle qui n’a pas encore vu celui qu’elle doit aimer ». 81, 134
– maximes énumératives : permettent de noter des sensations fugitives, contradictoires sans les développer. (cf. écriture mimétique)
Exemple : « C’est par faiblesse que l’on hait un ennemi, et que l’on songe à s’en venger ; et c’est par paresse que l’on s’apaise, et qu’on ne se venge point » 70, 148
– maximes fondées sur des antithèses. L’opposition dans la forme est la mimésis d’une complexité dialectique. La maxime est alors déterminée par un rythme binaire qui simplifie ou annule les nuances.
Exemple : « Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d’esprit en est le père. » 13, 306
A ces différents types de maximes La Bruyère associe :
– La comparaison en laquelle se concrétise en quelque sorte la maxime. La Bruyère échappe ainsi à l’abstraction.
Exemple : « Combien d’hommes ressemblent à ces arbres déjà fort et avancés que l’on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient placés dans de beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès ! » 22, 186
– L’image développée
Exemple : « Les roues, les ressorts, les mouvements sont cachés ; rien ne paraît d’une montre que son aiguille, qui insensiblement s’avance et achève son tour : image du courtisan, d’autant plus parfaite qu’après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même d’où il est parti. » 65, 243
– La proscrastination ou effet d’attente, qui permet généralement de préparer la pointe et de ménager l’effet de surprise.
Exemple : « Avec un langage si pur, une si grande recherche dans nos habits, des moeurs si cultivées, de si belles lois et un visage blanc, nous sommes barbares pour quelques peuples. » 23, 358
2.2. Deux formes pour un genre : Le portrait ou caractère
Selon le définition du Dictionnaire de Furetière (édition 1727) un « caractère » est un « portrait », « la peinture des personnes ou des moeurs ». Le portrait place le lecteur devant une réalité brute. Tout à la fois :
– Il met en scène un personnage à clef qui sous-tend une argumentation ; il est porteur d’une intention polémique qui confère aux Caractères leur portée historique, leur intérêt sociologique.
– Il est la métaphore d’une maladie ou d’un défaut universels.
Il a généralement pour fonction de servir d’exemple, d’illustration, d’annexe divertissante à la maxime.
Floyd Gray : « les caractères où il ira bien au-delà de la stricte observation des moeurs et créera des personnages fantasques, qui tiendront du réel par les détails de leur apparence ou de leur comportement, mais seront emmenés par les exigences de la verve, apprise au contact progressif avec le texte, dans les domaines du surréel. » p.13-14
2.3. Le dialogue de deux formes
La Bruyère oscille entre maximes et caractères.
Un dialogue s’instaure en fait entre maximes et caractères, qui fait le rythme nécessaire à l’écriture des Caractères :
– Pour un souci de variété peut-être. La maxime garantit le caractère sérieux de l’oeuvre, le caractère apporte à la maxime le divertissement nécessaire parce qu’à reprendre les préceptes des anciens encore bien vivants chez les auteurs classiques du XVIIème siècle on ne peut docere sans placere.
– Les maximes sont comme le support englobant à des portrait qui en sont la mise en situation concrète, comme l’énoncé d’un argument et l’exemple argument qui vient corroborer l’assertion.
– La maxime semble ainsi réclamer le portrait comme illustration, et le portrait la maxime pour lui conférer une portée universelle.
C’est cette alternance entre les deux formes et la symbiose qui s’opère au sein de l’oeuvre qui fait l’originalité d’un La Bruyère au regard de La Rochefoucauld et Pascal. Les « caractères » interprètent et remettent en mouvement les maximes.
Conclusion proposée par Floyd Gray :
« L’écrivain du XVIIème siècle, déterminé par le contexte de son époque, vise au thème de l’universel. De là les maximes, les pensées détachées, les réflexions à bâtons rompus, qui sont toutes à l’image d’un temps qui s’effrite et se perd. Les « caractères » soutiennent la maxime, lui donnent une étendue, mais se référant à des particularités, des manies, ils peuvent être considérées comme des métaphores du temps universel, conçu peut-être dans cette optique comme une vaste perte. »
3. Le choix de l’intertextualité
3.1. Des auteurs pour trouver sa voie
L’œuvre de La Bruyère est fondée sur des souvenirs de lecture. Les ouvrages d’autrui sont autant d’exemples de la manifestation de l’esprit des autres et comme une propédeutique pour trouver sa voie pour parvenir à une oeuvre qui manifeste son propre esprit.
Les Caractères de Théophraste, par lui traduit, sont pour La Bruyère autant un pré-texte qu’un prétexte à l’écriture. « Plutôt que d’imiter Théophraste, il aura voulu en partant de ce tremplin, assurer sa propre originalité » écrit Floyd Gray p. 85.
3.2. Des auteurs pour un dialogue intertextuel
Les références de La Bruyère sont multiples : dans Les Ouvrages de l’esprit, il compare Térence et Molière, Marot et Rabelais, Corneille et Racine. L’écriture se construit dans un jeu d’échanges et de renvois. Les écrivains qui le précèdent et l’entourent font comme des reflets dans sa propre oeuvre. Cf. Descartes, Pascal
La Bruyère est placé dans un contexte social de discussion et de dialogue et il garde dans son écriture la conscience du public auquel il doit plaire. Son écriture retrouve la vivacité, le dynamisme, la clarté, qualités essentielles à la communication.
La pratique de l’intertextualité est ainsi une manière de rendre à l’écriture les qualités de la parole.
Montaigne est un exemple de ce dialogue intertextuel. Les Caractères sont des manières d’essai, mais sous une forme restreinte, et resserrée alors que Les Essais se caractérisent par une forme développée. Tout particulièrement, La Bruyère pastiche copieusement Montaigne dans la partie intitulée De l’homme. Cf. entre autre, le pastiche avoué 30, 162.
Floyd Gray : « D’un côté, la limpidité même, surfasse lisse n’admettant aucune surcharge ; de l’autre, une écriture épaisse, variée, repliée sur elle-même et ne perdant pas le sens de ses profondeurs. » p. 96
II. Pour une écriture personnelle
Ecrire autrement est chez La Bruyère un véritable projet d’écriture.
La Bruyère lui-même déclare, de façon un peu provocatrice peut-être, au début des Caractères, que :
« Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qu’ils pensent ». (1, 67)
On peut y voir là un trait d’ironie inaugural ; l’assertion peut être entendue comme une antiphrase. C’est une manière d’alerter le lecteur sur l’originalité de ce que, lui, entend dire. Une manière aussi d’annoncer que son originalité va être dans la manière dont il le dit, la tonalité ironique qu’il s’apprête à adopter. Mais on peut aussi suivre Floyd Gray lorsqu’il souligne que La Bruyère utilise le verbe dire et non pas écrire. Tout est dit, peut-être, mais il veut le dire autrement et c’est ce qui justifie qu’il prenne la plume.
La Bruyère, par là-même, illustre quelle va être son écriture ; il s’appuie sur un topos d’écriture du prologue - c’est en effet convenu de faire preuve d’humilité dans la préface d’un ouvrage en reconnaissant que tout a été déjà dit pour annoncer apporter une modeste pierre personnelle à l’oeuvre universelle - mais pour doter son oeuvre d’une ouverture théâtrale.
1. L’ironie, un principe d’écriture
1.1. Les formes de l’ironie
Le choix de l’écriture fragmentaire conduit à des formes d’ironie spécifiques qui confèrent au jugement proféré un aspect définitif :
– de type discursif : La Bruyère applique son discours à des sujets volontairement minimisés. C’est ce qui fait la satire.
– de type rhétorique avec la pointe
– de type lexical avec la formule cinglante
L’ironie de La Bruyère trouve sa puissance dans la précision, prédominante chez La Bruyère. Ce dernier méprise le grotesque, il refuse l’outrance et fait reposer la puissance du trait sur la justesse du mot.
1.2. Niveaux de lecture
L’ironie fonctionne dans les Caractères à plusieurs niveaux :
– Ironie à l’encontre des personnages dont il fait le portrait : chaque personnage est comme un personnage fantasque, autonome qui a son existence propre.
– Ironie contre ses contemporains, puisque les personnages créés par La Bruyère ont été vus à l’époque et analysés ensuite comme autant de personnages à clef, portraits satiriques de personnalités historiques.
– Ironie contre lui-même, puisque l’écriture de La Bruyère suppose l’élaboration d’un métalangage qui fait de La Bruyère le lecteur de La Bruyère.
2. La théâtralisation de l’écriture
2.1. La dramatisation
La Bruyère affiche le désir de dramatiser. Il esquisse des scènes « qui rassemblées seraient proches de la « comédie aux cents actes divers » dont parle La Fontaine » selon Floyd Gray, p.45. Les fragments sont ainsi traversés d’une tension théâtrale qui repose sur l’enflement de l’hyperbole jusqu’ à la chute dans la pointe.
L’effet de dramatisation est renforcé, magnifié par l’exiguïté du fragment.
Il y a chez La Bruyère des esquisses de comédie, des scènes à un personnage, mais contrairement à Molière, tout est d’un comique essentiellement statique, provenant d’une vision unilatérale et simplifiée.
2.2. Une écriture de la transparence
Les Caractères sont une oeuvre « sociale » destinée à plaire, à être lue, goûtée, citée. L’oeuvre a les traits de la société pour laquelle elle est écrite. Le fragment a pour fin, sous la plume de La Bruyère, d’explorer la surface des choses, la surface des êtres, les apparences, pour les déjouer et montrer combien elles sont trompeuses. Comme nombre des ses contemporains, il s’entend à découvrir des masques qui cachent le véritable être.
La Bruyère vise à la clarté absolue, à la transparence parfaite pour se faire miroir de la société qu’elle explore. Elle est de ce fait mimétique et la manière dont la phrase se développe est en soi portrait.
3. Un idéal de perfection
La Bruyère vise à la perfection, une perfection à laquelle il veut croire, et à laquelle les lecteurs doivent croire.
La Bruyère croit tout à la fois à l’existence d’une vérité inébranlable et à l’unicité de l’expression qui puisse rendre cette vérité en littérature.
Il cherche ainsi à tendre vers le sublime de l’écriture :
« Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble ; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet ; il est l’expression ou l’image la plus digne de cette vérité » (55, 90) p. 49.
La particularité de sa poétique est de prendre « de petite choses » comme sujets ; et c’est par le style seul qu’il entend les faire valoir et les hausser au sublime. La perfection de son écriture « consiste à bien définir et bien peindre, trouver le mot juste, penser et parler avec la plus grande clarté ». Floyd Gray p. 53.
Il y ajoute l’exigence d’une écriture qui vise à la simplicité et à la clarté du parler de tout le monde et c’est là son art.
III. Aux fins de tendre à sa société un miroir rendant compte de la vanité du monde et des choses
1. Une galerie de portraits ?
La Bruyère peint des caractères. On pourrait lui prêter la tentation, à l’instar de Racine, de peindre les hommes tels qu’ils sont. Mais, poussé par la recherche de l’originalité dans son écriture, il crée des personnages qu’il doit à son imagination, fantoches et fantasques, - ce que souligne l’onomastique souvent étrange et inventive - synthèse de tout ce qu’il a pu observer, ne représentant personne mais correspondant à tout le monde. Il prétend faire des portraits d’après nature, et en même temps, il s’ingénie à peindre des êtres étranges, différents de ceux que nous pourrions connaître, interprétés et par conséquent déformés par l’écriture.
La Bruyère crée une société fictive, empli d’êtres de papier. Chez lui, les lieux restent abstraits et le peuple en est absent. Le temps lui-même dans lequel se situent les personnages est fictif : il ne participe pas de la durée, il n’est pas en mouvement. Les personnages sont comme arrêtés dans un temps qui est un décor. Chaque personnage est comme enfermé dans son propre temps, dont la mesure est l’écriture.
2. Bêtise et vanité
La Bruyère reprend la thématique majeure de Théophraste : bêtise et vanité de l’homme. Il s’intéresse aux marques extérieures de l’homme dans la société comme le soulignent les titres : De la dissimulation, De la flatterie, De l’impertinent ou du diseur de rien, De la rusticité, Du complaisant, Du grand parleur, De l’impudent, De l’air empressé, D’un homme incommode, De la sotte vanité, De l’ostentation, De l’orgueil, De la médisance.
Nourri des textes de Pascal et Descartes, il leur emprunte essentiellement la conscience d’un manque en regard de la perfection à atteindre. Conscience d’un manque qui traverse tous les Caractères et fonde tous les personnages. Pour souligner leur vacuité, leur vanité, La Bruyère s’empare de ses propres personnages pour les détruire afin de marquer la ruine des êtres.
La ruine des êtres est métaphorisée par le temps que l’on voit s’écouler. Les références aux moments de la journée agissent comme la métaphore de la vacuité des occupations humaines.
La vanité de cette vie est aussi révélée par des allusions à des occupations qui n’ont pour but qu’elles mêmes.
Conclusion
La Bruyère est poète ; il fait l’œuvre d’une écriture en liberté dans les « caractères ». Il y fait œuvre d’invention et par suite fait preuve de son génie. Mais par une écriture d’où finalement il est absent. Il se fait le spectateur des autres et parle finalement peu de lui-même, ou bien faut-il le débusquer dans certains caractères où l’écrivain laisse découvrir son moi dans ces doubles fantoches.
Le génie de La Bruyère apparaît vraiment lorsqu’il s’élève au-dessus des sujets à traiter, des mœurs à régler, des leçons à donner.
- « Le moraliste et l’esthétique de la brièveté »
- « La figure du moraliste au XVIIe siècle »
- Sur France Culture, les 4 épisodes consacrés à La Bruyère : https://www.franceculture.fr/emissions/series/la-bruyere-quel-caractere