Journée Rimbaud - 15 décembre 2023 - Conférence Vie d’aventure des poèmes rimbaldiens de 1870

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Conférence de Monsieur Adrien Cavallaro, maître de conférence à l’Université de Grenoble

Dans le cadre du renouvellement des œuvres au programme de 1ère pour les EAF, est concerné à la rentrée 2023 l’objet d’étude « La poésie du XIXe au XXIe siècle ». L’inspection de Lettres de l’académie de Versailles organise, comme tous les ans, une série de trois conférences consacrées aux œuvres entrantes.
Journée Hélène Dorion, 10 novembre 2023 : Mes forêts Conférence - Ateliers
Journée Rimbaud, 15 décembre 2023 : Cahiers de Douai
Journée Francis Ponge, 1er mars 2024 : La Rage de l’expression

Voir l’article consacré aux ateliers

Introduction à la journée Rimbaud

Quelques mots d’introduction par l’inspection académique de lettres



En guise d’introduction : pourquoi cet intitulé ?

La locution « Vie d’aventure » est à rendre à son auteur, Rimbaud même, dans le premier des deux « Délires » de Une saison en enfer, sous-titré « Vierge folle », avatar fictionnel de Verlaine, substrat autobiographique dans cette section, qui remémore son compagnonnage avec un époux infernal empruntant à Rimbaud par bien des côtés.

Par instants, j’oublie la pitié où je suis tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé, — grâce à son pouvoir magique, — le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances. Oh ! la vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j’ai tant souffert, me la donneras-tu ? Il ne peut pas. J’ignore son idéal. Il m’a dit avoir des regrets, des espoirs : cela ne doit pas me regarder.

« La vie d’aventure qui existe dans les rêves d’enfants », c’est un des projets fondamentaux des fuyards belges et anglais de 1872-1873, que sont Rimbaud et Verlaine, une utopie amoureuse et poétique. On peut étendre cette expression d’« une vie d’aventure » à la trajectoire poétique de Rimbaud de 1870 à 1875, mais aussi à ce que l’on peut appeler la vie de son œuvre, c’est-à-dire à sa réception mouvementée, à son histoire éditoriale et aux grandes lectures qui ont conforté sa canonisation progressive, son entrée dans notre panthéon littéraire.

Comment entrer en commerce avec Rimbaud ?

Une familiarité à interroger
Rimbaud peut présenter une forme de familiarité. Rimbaud, poète adolescent, prodige, « véritable dieu de la puberté comme il en manquait à toutes les mythologies » [1], figure de la révolte. A priori frère des élèves, qui peut faire naître chez eux une façon de sympathie spontanée.
Mais il est des données qui nous éloignent également de Rimbaud : prodige dans un système tout autre que le nôtre où les humanités étaient encore la voie royale pour réussir socialement, et voie royale s’il en fut, le latin, la composition latine. Les prouesse techniques de Rimbaud dès ses premiers vers ne procèdent pas d’une virtuosité gratuite. Sa révolte poétique qui en passe par le traitement des thèmes, du vers, de la versification, s’inscrit dans un système social de valeurs qui n’est plus aujourd’hui. Fausse familiarité également parce que cette figure peut paraître écrasante aux élèves. Il dialogue avec les plus grands esprits de son temps, Victor Hugo, Banville, Gautier, Baudelaire,... Les élèves peuvent de ce fait moins se sentir concernés par une émancipation créatrice qui les dépasse. Jacques Rivière [2] dit de Rimbaud : « Il est séparé de nous d’une manière constitutionnelle ». « Rimbaud commence par la colère et par l’injure ».


Entrer par l’image : interroger les représentations que l’on a de Rimbaud
Comment entrer donc en commerce avec Rimbaud ?
Peut-être pas tout de suite par son œuvre, mais par ce qui nous est familier, avec son image. La photographie d’Etienne Carjat date de l’automne 1871 et elle est de peu postérieure à la période créatrice qui nous occupe.

Portrait iconique de Rimbaud - Photographie d'Etienne Carjat.
Photographie de Rimbaud par Etienne Carjat
BnF, département Estampes et photographie, RESERVE NE-81 (2)-BOITE FOL

Aborder Rimbaud, et les poètes maudits, par la photographie, c’est ce que proposait déjà Verlaine dans Les poètes maudits , 1884 [3] :

Étienne Carjat photographiait M. Arthur Rimbaud en octobre 1871. C’est cette photographie excellente que le lecteur a sous les yeux, reproduits, ainsi que celle, d’après nature aussi, de Corbière, par le procédé de la photogravure.
N’est-ce pas bien « l’Enfant Sublime » sans le terrible démenti de Chateaubriand, mais non sans la protestation de lèvres dès longtemps sensuelles et d’une paire d’yeux perdus dans du souvenir très ancien plutôt que dans un rêve précoce ? Un Casanova gosse mais bien plus expert ès-aventures ne rit-il pas dans ces narines hardies, et ce beau menton accidenté ne s’en vient-il pas dire : « va te faire lanlaire » à toute illusion qui ne doive l’existence à la plus irrévocable volonté ?

Verlaine semble également évoquer cette photo dans sa notice consacrée à Rimbaud : « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant ».

La photo de Carjat constitue une bonne entrée parce qu’elle permet de montrer que Rimbaud n’est pas seulement le porteur d’une œuvre, mais qu’il a une existence, en quelque sorte, indépendante de son œuvre, dans notre conscience collective. La photo est devenue symbole du génie et de la révolte. Elle est aussi un produit culturel : Rimbaud est une icône ; au sens religieux - c’est notre héritage romantique -, icône du grand homme, du grand écrivain, mais également, au sens commercial des industries culturelles modernes : photo sur des mugs, des t-shirts, enseignes de bars et tavernes à Charleville. Cette photo est devenue comme le blason de la ville de Charleville-Mézière.

La photographie est du reste considérée comme importante par Verlaine lui-même ; et dans le livre de Pierre Michon [4], la photo se fait support fictionnel d’un chapitre entier. Ce chapitre nous dit qu’en un siècle Rimbaud est devenu personnage de fiction, accompagné de sa constellation fictionnelle de personnages qui nous sont également devenus familiers : le professeur de rhétorique Georges Izambard, le poète raté Paul Démeny, le camarade fidèle Ernest Delahaye, chacun ayant une axiologie marquée, en positif ou en négatif. Cent ans après, la vie de Rimbaud est connue de tous, son œuvre également. Il est notable que sous la plume de Pierre Michon, l’œuvre de Rimbaud est devenue une sorte de langue commune. Il écrit en effet la légende du poète avec les mots du poète, empruntés à Une saison en enfer, « l’œil blanc bleu », ou au Bateau ivre , « future vigueur ». Les textes de la réception de Rimbaud sont comme entrés dans un patrimoine commun.
Approcher le Rimbaud de 1870, c’est approcher une légende faite d’éléments biographiques, de regroupements de poèmes, où le moi se projette de diverses manières, suivant une pratique qui va s’affiner tout au long de la carrière du poète.

L’aventure éditoriale des 22 poèmes desdits Cahiers de Douai

Les saisons de Rimbaud
Traditionnellement, pour Rimbaud, on parle de saisons. D’abord, le terme est cher à Rimbaud.

SAISON
Le terme se trouve beaucoup chez Rimbaud, et dans sa correspondance, et dans sa production.
 Lettre à Ernest Delahaye de juin 1872 à Paris : « Merde aux saisons »
 Lettre à Ernest Delahaye d’octobre 1875 « instruct [instruction militaire] et bachot lui feraient deux ou trois agréables saisons »
 Le titre même « Une saison en enfer »
 Anthologie Alchimie du verbe, dans un poème s’intitulant « ô saisons, ô châteaux », 1872
 Dans Saison en enfer, le chapitre final « Adieu », où il évoque l’hiver « saison du comfort » [5]
 « Bannières de mai », Derniers vers : « Je veux bien que les saison m’usent »
 « Barbare », Illuminations : « Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,... »


Et parce que le terme de saison recouvre une dimension chronologique et existentielle. Le terme est intéressant parce qu’il permet de rassembler la vie et l’œuvre, ce qui est de première importance quand on aborde Rimbaud.

L’impulsion créatrice chez Rimbaud est saisonnière. Les poèmes de 1870 dessinent une courbe saisonnière, continue, frappante.

  • Au printemps, 6 poèmes
    Saison des espérances, saison qui correspond également à un âge de la vie
    « Sensation » [6] - « Soleil et chair » [7] - « Ophélie » [8], poèmes auxquels s’ajoutent « Bal des pendus » (publié entre février et avril 1870), « Les effarés » (1ère version datant de juin)
  • Juillet-août, 4 poèmes
    « Vénus anadyomède », 27 juillet 1870 - « Comédie en trois baisers » [9] - « Les reparties de Nina », 15 août 1870 [10] - « Le forgeron » [11].
  • Septembre, début octobre, 5 poèmes
    « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize », 3 septembre 1870 - « Roman », 29 septembre 1870 - « Rage de César » [12] - « Le Mal » - « Le châtiment de Tartuffe »
  • Octobre, 7 sonnets
    « Rêvé pour l’hiver » - « Ma bohême » [13] - « Le buffet » - « L’éclatante victoire de Sarrebrück » - « La Maline » - « Au cabaret vert » - « Le dormeur du val »

S’ajoute une ligne de partage, l’avant et l’après guerre franco-prussienne, avant et après la débâcle de l’été.

L’aventure éditoriale
La production littéraire de Rimbaud n’est pas sans poser quelques problèmes.

Pour la plupart des poèmes, on a deux versions ou plus, dont certaines sont intéressantes. Complique également la réception le fait que Rimbaud, souvent, insère les poèmes dans des lettres, ce qui conduit à devoir étudier le rapport avec le contexte.
S’ajoute un problème d’ordre philologique : comment interpréter les manuscrits ? Pourquoi ces différentes désignations : Cahier de Douai, Cahiers de Douai, Recueil Démeny ? Que faut-il dire ?

Pour comprendre ces vingt-deux poèmes, il faut revenir sur leur première édition et sur leur aventure éditoriale. La première édition remonte à 1891, ironie du destin, à peu près au moment où Rimbaud s’éteint à l’hôpital de la Conception à Marseille, en novembre 1891. Elle s’intitule Le reliquaire et elle est le fruit d’une enquête rimbaldienne menée par un jeune poète, Rodolphe Darzens, ébloui par la lecture de Rimbaud dans Les poètes maudits de Verlaine et dans la publication en 1886 des Illuminations, dans La Vogue, et dans la deuxième publication d’Une saison en enfer. Darzens fait partie de l’avant-garde de l’époque, qui embrasse le symbolisme. Sous le choc de cette découverte, il mène une véritable enquête à la recherche d’autres poèmes, du reste évoqués par Verlaine, avec la volonté de réunir tout ce qu’il pourra trouver du premier Rimbaud.

Il est bon, pour suivre cette aventure de l’édition, d’avoir quelques dates en tête :

  • 1875 Rimbaud arrête d’écrire. Sa correspondance est ensuite abondante, mais jamais il ne parle de littérature.
  • 1884 Les Poètes maudits, Verlaine.
  • 1886 Les Illuminations.
  • 1891 L’édition du Reliquaire.

Entre ces dates, la plupart des textes qui forment aujourd’hui les œuvres complètes de Rimbaud sont totalement dispersés entre des possesseurs qui n’ont aucun lien entre eux. À y bien réfléchir, il est invraisemblable que ce corpus ait pu être réuni. Même Verlaine, qui veut remettre la main sur les Illuminations, il le demande plusieurs fois à son beau-frère à partir de 1878, n’y parvient pas. Il se rend comme à une évidence dans Les poètes maudits en affirmant que les Illuminations sont à tout jamais perdues (1883).
Mais plusieurs poètes et critiques, Verlaine donc, Gustave Kahn, Félix Fénéon, et puis Rodolphe Darzens, se sont mis en tête de réunir ces textes. L’enquête de Darzens le conduit auprès de Paul Démeny qui a laissé sommeiller ces manuscrits au fond de ses tiroirs entre 1870 et 1887. Paul Démeny est un poète de Douai, ami proche d’Izambard, dans lequel Rimbaud voit un poète médiocre ; il a en quelque sorte acquis l’éternité pour avoir reçu une lettre, « La seconde lettre dite du voyant », 15 mai 1871.

Rimbaud a donc confié les vingt-deux poèmes à Paul Démeny, à l’automne 1870, en laissant un mot : « Je viens pour vous dire adieu. Je ne vous trouve pas chez vous. Je vous serre la main le plus violemment qu’il m’est possible. Bonne espérance. Je vous écrirai ». Et ce même Démeny conclut en 1887 un accord avec Darzens pour lui confier les vingt-deux poèmes dont il est dépositaire depuis 1870. Verlaine s’en émeut et imagine que Darzens les a récupérés auprès de Mathilde Mauté ; mais le malentendu est vite dissipé. Georges Izambard donne également les éléments d’information dont il dispose. Et cela aboutit à l’édition de 1891, un peu loufoque, prise en charge par un éditeur belge du nom de Léon Genonceaux, qui procède à l’édition dans l’urgence, avec une préface inachevée de Darzens qui portera plainte [14]. L’affaire fait du bruit et parvient aux oreilles de la sœur du poète, Isabelle Rimbaud.


Un recueil qui n’en est pas un
Les poèmes mis au programme présentent, non pas une énigme éditoriale comme les Illuminations, mais au moins un cas épineux. On peut être surpris que ces poèmes soient inscrits au programme en tant que recueil, au sens classique. Ces poèmes sont devenus pour nous un recueil, mais au départ, ils ne le sont pas. Rimbaud n’a publié de son propre chef qu’un seul livre, Une saison en enfer, et encore sous la forme d’exemplaires d’auteur, ainsi que quelques rares poèmes dans une revue. Le reste nous est parvenu à l’état de manuscrit. Quand Démeny, par la lettre du 25 octobre 1887, accepte de confier les vingt-deux poèmes à Darzens, il ne parle pas de recueil ; il évoque deux types de supports, papier à lettre et papier d’écolier, deux types de formats, d’où le pluriel que l’on voit souvent à « Cahiers de Douai ». Il n’est pas plus question de recueil dans la lettre par laquelle Rimbaud laisse ses poèmes à Paul Démeny à l’automne 1870. On ne sait pas ce à quoi Rimbaud destinait ces textes. On n’a pas de trace écrite d’une volonté allant en ce sens ; pas de plan envisagé. Stricto sensu, concernant ces vingt-deux poèmes, on ne peut pas parler de recueil.
Le seul témoignage que l’on ait, c’est que ces poèmes constituent un ensemble [15] qui a été confié à Paul Démeny par Rimbaud. Et cette lettre du 10 juin 1871 adressée à Paul Démeny : « [...] brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai [...] ». Le dossier remis à Paul Démeny constitue donc une simple mise au net, sans pagination. L’ordre même des poèmes est par suite conjectural.
Ce qui confère en définitive à ces textes valeur de recueil, c’est donc une tradition éditoriale. Elle commence en 1939 avec Henry Adrien de Bouillane de Lacoste qui le premier parle de « Recueil Démeny », par commodité.


Les quelques saisons créatrices d’Arthur Rimbaud
À l’échelle de l’œuvre de Rimbaud, les poèmes de 1870 sont en quelque sorte les parents pauvres. Ce ne sont pas les poèmes qui sont le plus mis en avant dans le corpus rimbaldien. Ce sont des textes souvent perçus comme un tremplin, une sorte de rite de passage vers des activités de transgression poétique plus significatives. Ils constituent une étape vers l’accession de la poésie de Rimbaud à un statut « hors de toute littérature » [16]
La question est donc de voir comment situer ces poèmes par rapport aux autres saisons créatrices de Rimbaud, parce que c’est en envisageant ces saisons créatrices que l’on comprend comment Rimbaud est devenu Rimbaud.

On peut distinguer quatre ou cinq saisons créatrices importantes dans l’œuvre de Rimbaud.
La saison de 1870 : les vingt-deux poèmes laissés à Paul Démeny, dits des Cahiers de Douai.
La saison 1871 : de grandes pièces politiques et anticléricales « Le bateau ivre », « Paris se repeuple », « Les premières communions ». Automne 1871, c’est le moment de la rencontre capitale avec Verlaine.
La saison 1872 - printemps et été : la réinvention du vers impair ; le moment où Rimbaud, selon Verlaine, donne « dans le naïf, le très et l’exprès trop simple » [17], avec des poèmes comme « L’éternité » ou « Chanson de la plus haute tour ».
1873 - « Une saison en enfer » : prose de type autobiographique, certes poétique par bien des aspects, mais Rimbaud se range donc parmi ceux qui ont aussi manié la prose au XIXe siècle, prose qui n’est pas celle du poème en prose des « Illuminations ».
Dernière saison : difficile à situer dans le temps, car on ne sait pas exactement quand les Illuminations ont été composées. Au printemps 1874 sans doute.

Ces différentes saisons permettent de structurer une trajectoire poétique et existentielle que la postérité a voulu lire après les années 1880 dans une perspective finaliste, en les expliquant à partir du silence littéraire qu’observe Rimbaud à partir de 1875, et à partir de ce que l’on peut constater formellement. Des audaces de plus en plus accusées dans le traitement du vers, des transgressions toujours plus massives. En un mot, pour reprendre une expression que l’on trouve dans « Génie », Les illuminations, « un dégagement rêvé » du vers qui irait vers la prose [18].
L’œuvre de Rimbaud a eu une grande importance dès la fin du XIXe siècle, encore plus au début du siècle suivant avec les Surréalistes. Aragon dira de Rimbaud que c’est une œuvre et un exemple. Pour la postérité, l’œuvre capitale, ce ne sont pas les vers de Rimbaud, pas plus ceux de 1872 que ceux de 1871 ou de 1870, c’est Une Saison en enfer. Il faut comprendre pourquoi Une Saison en enfer a pu être placée au terme de l’œuvre de Rimbaud, au mépris de ce qu’affirmait Verlaine, dont la datation était exacte. La responsabilité en revient à Isabelle Rimbaud qui découvre la célébrité récente de son frère au moment de sa mort en1891. Elle se procure Les poètes maudits, mesure la célébrité naissante de son frère, mais la perçoit de façon assez ambivalente. Elle en conçoit certes une forme de fierté, mais cette production est également associée au compagnonnage avec Verlaine, à une série d’excès, qu’elle ne peut que condamner. Elle appréhende progressivement les différentes éditions ; elle voit les poésies complètes en 1895 ; et elle reçoit en 1896 la lettre d’un mauvais écrivain symboliste, Paterne Berrichon alias Eugène Dufour, qui a une admiration sincère pour Verlaine et s’intéresse à l’œuvre de Rimbaud [19]. À cette occasion Isabelle Rimbaud impose la chronologie, en faisant d’ Une saison en enfer l’œuvre ultime de Rimbaud. La placer au terme du parcours de l’écrivain, en 1873, c’est faire coïncider l’ « Adieu » fictionnel qui clôt Une saison en enfer avec l’adieu réel de Rimbaud à la littérature par lequel, en quelque sorte, Rimbaud mettrait derrière lui les excès de sa jeunesse. C’est la chronologie qui s’imposera donc désormais, à partir de la première édition des œuvres complètes de Rimbaud en 1898, établie par Paterne Berrichon et Ernest Delahaye.

On a là plus qu’un détail anecdotique, car, à partir de ce moment, Une saison en enfer devient un texte propre à cristalliser une pensée de la littérature moderne. Pour les écrivains surréalistes, Breton, Aragon, pour d’autres aussi, l’œuvre rimbaldienne pose une question nouvelle, la question du silence. Comment un écrivain aussi génial, parvenu au faîte de son art, peut-il s’arrêter d’écrire ? D’absolue, la littérature devient une valeur relative, d’autant plus relative que l’écrivain qui tourne le dos à la littérature est un écrivain génial. On peut penser au jeune Paul Valéry qui, à la lecture des Illuminations et de l’œuvre de Mallarmé, au début des années 1890, dans ce qu’il a appelé plus tard sa « Nuit de Gênes », d’illumination, de conversion, s’est demandé comment continuer à écrire après de tels écrivains.
Dans cet ensemble, dans la perception que les lecteurs peuvent en avoir dans les premières décennies du XXe siècle, les poèmes en vers ont peu de place. Les vers des Cahiers de Douai deviennent des classiques assez tardivement, passées les années cinquante.

Premier temps d’échange avec Adrien Cavallaro



Propositions de groupements pour lire l’ensemble

Rimbaud en perspective
Les incertitudes liées à l’aventure éditoriale sont en somme une chance pour nous. Puisqu’il n’y a pas de recueil à proprement parler, ces poèmes peuvent être reconfigurés, redistribués en ensembles, assez librement.
Il est bon de situer la production rimbaldienne dans son temps. Rimbaud est pleinement conscient des enjeux de ce qu’on appelle la modernité poétique. Et « La Lettre du voyant », la deuxième, mais aussi la première qu’il rédige en mai 1871, sont tributaires des évolutions qu’a connues la poésie depuis les années 1850. Lorsque Rimbaud écrit à Théodore de Banville en mai 1870 en lui envoyant un échantillon de sa production, il entend se faire publier. Il espère avoir une place dans le second Parnasse contemporain. Le mouvement poétique dominant au moment où Rimbaud écrit, c’est le Parnasse, mouvement composite qui a connu une première anthologie Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, 1866, avec ses « tétrarques », Gautier, Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle. Rimbaud vient après, certes le Baudelaire des Fleurs du Mal - dont Rimbaud dit dans « La lettre du voyant » à Démeny qu’il est « un vrai Dieu », mais chez lui la forme est trop « mesquine » [20], mais aussi des poètes comme Leconte de Lisle qui ont mis en cause, de manière frontale, ce que Leconte de Lisle appelle « le thème personnel » [21]. Rimbaud s’inscrit dans une lignée par la Lettre du voyant qui a certaines résonnances avec les poèmes du corpus de 1870. Et, cela a été dit, l’ensemble semble tributaire du parcours même que paraît tracer Rimbaud, en particulier dans les poèmes à dimension en partie autobiographique, comme « Ma bohême », poème de bilan, qui inscrit le sujet dans une histoire de la poésie récente, en même temps qu’il retrace une aventure personnelle tout au si récente.

Une approche épistolaire
Il s’agit de considérer les lettres que Rimbaud envoie, dans lesquelles il joint des poèmes. Cela permet de présenter la biographie de Rimbaud et cela donne une bonne idée de ce que Rimbaud estimait être les différents pôles de sa propre production poétique.

  • Lettre à Théodore de Banville du 24 mai 1870 [22]
    Rimbaud y fait part de ses « nobles ambitions » [23], de son amour de la poésie, de son ardent désir d’être publié. La lettre est accompagnée de trois poèmes : « Sensation », « Soleil et chair », et « Ophélie », qui représentent trois versants de cette année. On a avec « Sensation » la projection de fugue dans la « liberté libre » [24] [25]. Avec « Soleil et chair », un exercice parnassien que Rimbaud appellera ses « hexamètres mythologiques ». Avec « Ophélie », un exercice scolaire.
« Sensation »
Lecture commentée d’A. Cavallaro
« Soleil et chair »
Dialogue poétique avec Banville « L’exil des dieux » Les exilés
« Ophélie »
Lecture commentée
  • Lettre à Georges Izambard du 25 août 1870 [26]
    Dans cette lettre, pas de poèmes insérés comme dans la précédente. Mais elle est accompagnée de ces vers alors intitulés « Ce qui retient Nina » (« Les réparties de Nina »), poème de la fraîcheur amoureuse, et un poème satirique qui semble repris, « À la musique », qui est assurément un des points d’orgue du corpus.
« Reparties de Nina »
Lecture commentée - En écho avec « Rêvé pour l’hiver »
« À la musique »
Lecture commentée - En écho Promenades d’hiver Albert Glatigny
http://abardel.free.fr/hypotextes/promenades_d_hiver.htm-




Pour une approche thématique

  • Le micro-roman de la fugue
    À la rencontre entre l’approche épistolaire et l’approche thématique, le micro-roman de la fugue. On peut en effet mettre les fugues de Rimbaud durant l’année 1870 en perspective en étudiant la correspondance avec Georges Izambard.
    On peut évoquer dans ce contexte, en écho, un extrait du roman d’Aragon Anicet ou le panorama, 1921, qui débute par la rencontre d’Anicet avec un personnage qui se présente ainsi : « Je m’appelle Arthur et je suis né dans les Ardennes » [27] et la lettre du 5 septembre 1870 adressée à Georges Izambard [Sur wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_de_Rimbaud_%C3%A0_Georges_Izambard_-_5_septembre_1870].
    Parmi les poèmes du roman de la fugue, on pourra évoquer le poème « Morts de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize ». Peut également être associée à cette entrée l’étude de ce que l’on nomme le cycle belge : « La Maline », « Au cabaret vert », « Ma Bohême »
Lettre du 5 septembre1870 à Georges Izambard
En écho, extrait du roman Anicet ou le panorama Aragon, chapitre premier
Morts de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize
  • De l’usage du sonnet
    Douze poèmes sur vingt-deux, dans le corpus de 1870, sont des sonnets. Il est ainsi envisageable de s’en emparer pour faire observer quel parti le jeune poète tire de cette forme qu’il se réapproprie.




Second temps d’échange avec Adrien Cavallaro



Pistes bibliographiques

  • BLAISE Marie et TRIAIRE Sylvie, « Verlaine - Les poètes maudits ou la valeur paradoxale », in Evolutions/Révolutions des valeurs critiques (1860-1940), Marie-Paule BERRANGER, Presses universitaires de Méditerranée. En ligne : https://books.openedition.org/pulm/17218?lang=fr
  • CAVALLARO Adrien, Rimbaud et le rimbaldisme, éditions Hermann, 2019
  • MICHON Pierre, Rimbaud le fils, Gallimard, 1991
  • MURAT Michel, L’Art de Rimbaud, Corti, Nouvelle édition augmentée 2013
  • MURPHY Steve, Le premier Rimbaud, Presses universitaires de Lyon, Editions du CNRS, 1991 OpenEdition Books 2021 https://books.openedition.org/pul/1602
  • MURPHY Steve, Stratégies de Rimbaud, Champion Classiques, 2009

Voir en ligne : Rimbaud Les cahiers de Douai / Émancipations créatrices - Sitographie et ressources

Notes

[1André Breton, notice de l’Anthologie de l’humour noir

[2Le critique fait paraître, en 1914, dans Nouvelle Revue française, deux études sur Rimbaud.

[3Les essentiels Littérature Les poètes maudits https://gallica.bnf.fr/essentiels/repere/poetes-maudits ; édition Bnf Les poètes maudits, Verlaine https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k6578076z

[4Pierre Michon, Rimbaud le fils, 1991

[5sic.Orthographié à l’anglaise

[6Sous le titre « Par les beaux soirs d’été »

[7Sous le titre Credo in unam

[8Les trois poèmes sont publiés dans la lettre du 24 mai - Lettre de Rimbaud à Théodore de Banville, 24 mai 1870. Rimbaud dit de Banville que c’est un poète « lumineux » ; et dans cette lettre, Rimbaud montre que d’il a compris ce caractère de l’écriture de Banville et sait l’exploiter. wikisource

[9Publié sous le titre « Trois baisers » dans un journal satirique La Charge

[10Envoyé dans une lettre à Izambard, du 25 août 1870

[11Datation fictive :10 août 1792

[12Non daté, mais évoquant l’exil de l’empereur déchu, nécessairement composé après le 2 septembre 1870

[13Libre à nous de proposer « Ma bohême » en regard des poèmes du printemps : regard fantaisiste du poète porté sur le passé proche, sur la trajectoire, sur la courbe dessinée au cours des saisons de 1870 tout juste écoulé.

[15Ensemble relié a posteriori en deux volumes pour les besoins de la conservation. Manuscrits conservés aujourd’hui à la British Library (Stephan Zweig Collection) MS. 181 http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=zweig_ms_181_fs002r Non accessible à la date de la consultation 07/03/2024

[16Félix Fénéon dit des Illuminations en 1886 : « œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toutes ».

[17« Après quelque séjour à Paris, puis diverses pérégrinations plus ou moins effrayantes, M. Rimbaud vira de bord et travailla [lui !] dans le naïf, le très et l’exprès trop simple, n’usant plus que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d’être grêle et fluet. » Verlaine, Les poètes maudits

[18Prose d’Une saison en enfer, puisqu’on a longtemps pensé que la trajectoire se finissait avec l’« Adieu » qui clôt Une Saison en enfer. On considère aujourd’hui que les Illuminations sont postérieures à Une saison en Enfer.

[19Voir, au moins à titre de curiosité, La vie de Jean-Arthur Rimbaud, Paterne Berrichon, 1907 - Sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k113328w

[20« Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine — les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. », Lettre du Voyant, à Paul Démeny, 15 mai 1871

[21Préface des Poèmes antiques] : « le thème personnel et ses variations trop répétées a vécu »

[22Sur wikisource

[23« Nuit de l’enfer », Une saison en enfer

[24Lettre à Georges Izambard du 2 novembre 1870

[25Article BnF Les essentiels « Rimbaud, la « liberté libre » »

[27Se reporter au premier chapitre, édition folio.

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