Le moraliste et l’esthétique de la brièveté

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Introduction

Notre objectif est de partir des réflexions sur les liens entre beauté et vérité pour montrer que, malgré les soupçons qui pèsent sur elle, la littérature et le plaisir littéraire restent une nécessité pour les moralistes du XVIIème siècle.

En effet, les débats qui portent sur les rapports entre esthétique et théologique au XVIIème siècle ne concernent pas que le contenu de la littérature. Il y a bien sûr une différence de contenu : les moralistes adoptent un point de vue anthropocentrique alors que les auteurs de spiritualité adoptent un point de vue théocentrique. Mais ce débat porte aussi sur la forme adoptée : s’interroger sur la question de la morale d’un auteur, c’est aussi s’interroger sur la manière dont il écrit cette morale. Notre objectif ici est donc de recadrer l’esthétique du jeu, du paradoxe et l’importance de l’effort d’interprétation du lecteur dans les débats entre esthétique et morale du XVIIème siècle.

L’apparition d’une nouvelle forme pour les réflexions morales : l’esthétique de la brièveté

La maxime et le caractère apparaissent dans une évolution du style au XVIIème siècle qui aboutit à la brièveté. Celle-ci se justifie avant tout par la recherche de la séduction et du plaisir. D’où l’importance du débat entre morale et plaisir littéraire.

C’est la forme qui définit le moraliste, plus que le fond

Au XVIIème siècle, les romanciers et les dramaturges sont, aussi bien que les moralistes, intéressés par « l’anatomie de tous les replis du coeur », pour reprendre une expression de La Rochefoucauld.

D’où l’importance de la forme : ce qui caractérise les moralistes, c’est de donner la forme de « réflexions morales » à ces préoccupations. Réflexions morales qui peuvent se couler dans différents modèles : le caractère, la maxime, l’adage, etc. Mais il y a toujours un caractère commun à ces modèles des réflexions morales : ce sont des formes brèves, ramassées, qui tendent à une certaine autonomie.

Dès lors, comment définir la brièveté ? De quelle brièveté parlons-nous ? Elle ne tient pas tant que nombre de mots et à la concision qu’à un style coupé, à l’impression de pièces détachées.

Les succès du style coupé se manifestent jusque dans le traité

Le succès du style coupé au XVIIème siècle se manifeste jusque dans le traité. Au cours du siècle en effet, le traité lui-même évolue vers la brièveté, c’est-à-dire vers un nouvel art de persuader.

Pourtant, le traité est un exposé sous une forme organisée qui pourrait être dogmatique et qui a à voir avec le monologisme. Apparemment aux antipodes de la pièce détachée et de l’autonomie propre au style coupé.

Pourtant, sous l’influence des nouvelles formes adoptées par les réflexions morales, le traité va se transformer. Cela se voit ainsi dans les oeuvres de Pierre Nicole qui donne souvent à ses traités la forme d’une lettre : ébauche d’un dialogue, liberté dans le changement des sujets...

L’évolution formelle vers la brièveté traduit une autre finalité

Les Peintures morales du Père Le Moyne en sont une autre manifestation. Il explique en effet dans sa préface qu’il a condensé deux méthodes. La première, analytique, traditionnelle du traité apparaît dans l’organisation de son ouvrage : c’est celle d’un traité dans lequel il a divisé son sujet en toutes ses parties. La seconde, plus nouvelle, tient à un « nouvel art de persuader ». Le Père Le Moyne explique ainsi que ce qu’il propose n’est pas une pure spéculation qui suffirait pour les personnes religieuses. Son public ne se satisferait pas d’une organisation purement monologique et dogmatique. Pour s’adresser aux « gens du monde », il lui faut adopter une autre méthode, mêler l’utile à l’agréable parce que l’utile ne suffit pas pour les « gens du monde » :

J’ai visé autant que j’ai pu à ce point si délicat et si difficile, où tous les écrivains recherchent le mélange de l’utile et de l’agréable.

D’où le choix du titre d’ailleurs. Ces Peintures morales sont certes un traité, mais aussi une représentation qui sollicite l’imagination du lecteur. La représentation du réel ou mimesis n’a pas seulement pour objet de montrer le réel, mais de le transformer par une purgation des passions. D’où l’importance de l’exemple.

Cette peinture n’est pas éloignée du genre du caractère :

Chacun pris à part est une représentation muette, et peut passer une pièce sans masque et sans théâtre.

Idée que l’on retrouve d’ailleurs dans la préface des Caractères de La Bruyère :

Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ; il est juste que l’ayant achevé avec toute l’attentin pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution : il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

La brièveté : un nouvel art de persuader à destination du public mondain

La conséquence de ces évolutions est l’apparition d’un nouvel art d’instruire le public mondain : « comme en jouant » (La Rochefoucauld).

En effet, c’est pour un public mondain qu’écrivent des moralistes comme La Bruyère ou La Rochefoucauld.

Littérature et morale : les soupçons qui pèsent sur la beauté esthétique

Y a-t-il une moralité de la forme ?

L’objectif de ce changement de style est clair : il s’agit d’adoucir la forme pour mieux atteindre le public mondain. La notion de plaisir littéraire est introduite dans la morale dans le but de persuader et d’enseigner. Mais on peut se poser la question suivante : y a-t-il une légitimité morale de la littérature, du plaisir de la belle forme ? Existe-t-il une moralité de la belle forme alors que son objectif est de séduire ?

Beauté formelle et Vérité : la réflexion des auteurs de spiritualité

Pour répondre à cette question, nous pouvons nous pencher d’abord sur le débat entre beauté formelle et vérité, débat qui se pose au XVIIème siècle à propos du sermon et de la parole des prédicateurs, comme Bourdaloue ou Bossuet.

Il y a en effet un problème à prétendre donner une belle forme à la Vérité puisque la Parole de Dieu est parfaite, car révélée, et n’a pas besoin d’autres agréments. Nous sommes ici en plein dans le débat qui affecte dès le XVIème siècle l’éloquence sacrée.

Deux théories s’affrontent :
 Celle qui prétend que les ornements du style sont la rançon du péché : puisque nous sommes corrompus par le péché originel, il faut nous parler au coeur aussi, nous séduire. La beauté formelle de l’éloquence sacrée est le signe de notre corruption.
 Celle qui affirme la légitimité de la beauté, car c’est aussi celle des Ecritures. Point de vue néoplatonicien selon lequel la beauté est une valeur suprême car elle est le reflet de la divinité.

Mais cette seconde thèse est battue en brêche par le courant aristotélicien selon lequel une oeuvre d’art est toujours une imitation et ne saurait être confondue avec le vrai. La littérature ne peut être qu’un art de la feinte, un « beau mensonge » : le beau littéraire ne saurait être confondu avec la Vérité. C’est dans cet esprit que le jésuite Le Moyne affirme que « La Sorbonne n’a pas juridiction sur le Parnasse. » On ne saurait accuser la littérature de ne pas être la Vérité puisque c’est son essence même de n’être qu’un beau mensonge.

Cette thèse elle-même est combattue par d’autres moralistes comme Pascal qui affirme dans la 11ème Provinciale qu’il n’y a pas de dignité dans l’erreur et le mensonge.

Voilà à peu près une image succincte des débats de l’époque qui permettent de mieux contextualiser la littérature des moralistes.

Plaisir de la forme et moralité

Dès lors, le soupçon qui pèse sur la littérature est le suivant : elle prétend enseigner, mais, en pratique, il n’y a pas d’autre objet que le plaisir.

Pourtant, si la littérature n’échappe pas totalement au soupçon, sa nécessité est néanmoins reconnue comme une force propre. Certes l’écrivain est soupçonné de ne s’adresser qu’au cœur, mais cette adhésion du cœur est nécessaire.

Rançon de notre nature corrompue, la Vérité toute seule ne suffit pas, surtout pour l’homme du monde : il faut aussi la séduction de la forme pour toucher le cœur. Le discours analytique, le traité, ne s’adresse qu’à l’esprit. Or, comme le dit Pierre Nicole :

Le lieu de la Vérité n’est pas l’esprit mais le cœur.

Et provoquer le mouvement du cœur, c’est l’apanage de la littérature. Pour persuader, il faut provoquer un mouvement du cœur chez le lecteur. La forme retrouve désormais sa nécessité par le primat du movere sur le docere.

Qu’en est-il pour les moralistes ?

Par rapport aux auteurs de spiritualité, les moralistes qui s’adressent aux gens du monde ont deux nécessités :
 adopter un point de vue anthropocentrique
 adopter une forme qui séduit pour emporter l’adhésion

La brièveté des maximes et des caractères, la forme coupée introduit un jeu avec le lecteur, c’est-à-dire un plaisir pleinement justifié car le discours de pure spéculation ennuie les gens du monde come des « remèdes mal préparés ». Le plaisir est nécessaire.

La Bruyère ne dit pas autre chose dans la préface de ses Caractères, dans laquelle le soupçon porté sur la littérature est très clair :

l’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges

on ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction ; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire

On s’aperçoit ainsi que le choix de la forme brève est lié avec l’histoire de la littérature (déclin des formes monologiques du traité au profit du style coupé), lui-même lié à l’histoire des idées, et notamment de la spiritualité.

Ecriture de la brièveté et plaisir littéraire

Le jeu

La notion de jeu, propre à la maxime et au caractère, est réhabilitée avec celle du plaisir de la forme.

Dans la forme brève, il s’agit de piquer la curiosité du lecteur par un tour ingénieux : dire beaucoup en peu de mots. C’est tout particulièrement le cas pour la maxime que le Père Lamy définit ainsi :

Une sentence se fait de paroles qui sont énergiques et qui renferment un grand sens.

Par cette notion de jeu, l’écriture de la brièveté devient un appel à l’interprétation du lecteur. C’est en quelque sorte une forme « inachevée » qui ne peut être achevée que par le lecteur.

Clarté et concision

Le jeu tient à la nécessité pour le lecteur de penser, après la lecture de la maxime.

Certes, la maxime, comme les autres formes brèves qu’adoptent les réflexions morales, se doit d’être claire. Mais trop de clarté bannit parfois la force. Pour que la force demeure, il faut laisser quelque chose à penser au lecteur. Ce peut être d’ailleurs une des raisons des détours adoptés par La Fontaine dans ses fables.

Cette écriture est vraiment un nouvel art de persuader : le lecteur s’attribue à lui-même la pensée, alors qu’elle tient à l’habileté de l’auteur. C’est bien la rançon de la nature corrompue de l’homme, car prouver au lecteur qu’on lui fait confiance pour comprendre le texte, c’est flatter sa vanité.

La maxime 250 de La Rochefoucauld peut nous éclairer :

La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut, et à ne dire que ce qu’il faut.

Bien sûr, les maximes de La Rochefoucauld, pas plus que les autres formes brèves adoptées par les moralistes du XVIIème siècle, ne peuvent être qualifiées d’éloquence. Mais elles sont une autre forme d’art de persuader. Et en tant qu’art de persuader, elles peuvent être éclairées par la maxime de La Rochefoucauld. Cette maxime 250 peut bien être interprétée de manière métadiscursive.

Finalement, si c’est par le plaisir esthétique que l’auteur peut persuader son lecteur des vérités morales, alors seul le texte qui permet le jeu et la pensée du lecteur doit être autorisé. Tout autre texte est superflu et donc condamnable. C’est ce qu’explique La Bruyère dans la préface des Caractères :

quand donc il s’est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n’ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu’elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l’esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre [...], le lecteur peut les condamner, et l’auteur doit les proscrire ; voilà la règle

L’ambiguité de la forme brève et la question du paradoxe

Le danger de la brièveté, c’est l’obscurité. Il s’agit d’enseigner, donc d’être compris. Sans pour autant faire disparaître tout jeu et toute réflexion de la part du lecteur.

Le paradoxe est un moyen adopté par La Rochefoucauld pour dépasser ce problème. Car qu’est-ce que le paradoxe sinon une ambiguité calculée, destinée à piquer la curiosité du lecteur et à accroître son plaisir, c’est-à-dire, en même temps, l’efficacité du texte. L’art de plaire ne va certes pas sans risque.

Et si pour sa part La Bruyère ne prétend pas faire des maximes, son écriture est bien une écriture de la brièveté, et la réflexion sur l’ambiguité de la forme apparaît également chez lui :

Ce ne sont point au reste des maximes que j’ai voulu écrire ; elles sont comme des lois dans la morale, et j’avoue que je n’ai ni assez d’autorité ni assez de génie pour faire le législateur : je sais même que j’aurais péché contre l’usage des maximes, qui veut qu’à la manière des oracles elles soient courtes et concises ; quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues : on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent ; par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture ; de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions : ceux qui font des maximes veulent être crus ; je consens au contraire que l’on dise de moi que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux.

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