Les Caractères de La Bruyère (Chap. V à XI) Une œuvre en tension

, par DANDREY Patrick

Cet article reprend la communication faite par Patrick Dandrey dans le cadre de « la Journée La Bruyère » du 21 avril 2022, organisée par l’inspection pédagogique de Lettres de l’académie de Versailles. Nous le remercions vivement pour son autorisation de publier son intervention in extenso.
Les sous-titres sont de la responsabilité de l’éditeur mais s’appuient sur des éléments soulignés par Patrick Dandrey.

1. Pourquoi lire et étudier La Bruyère ?

Une forme de consonnance

Les Caractères offrent une certaine facilité d’accès à l’époque et l’écriture classiques, grâce à une esthétique qui consonne avec certains usages de notre temps :

  • a) par le génie de la forme brève : une structure d’ensemble séquentielle et une écriture privilégiant le style sec, coupé, bref, rendu vivant par l’apposition d’adjectifs en liste et incisif par la parataxe (ancêtre du SMS ?), sans phrases longues fortement subordonnées ;
  • b) par la saisie prismatique et diverse du monde et de l’homme qu’offre l’ouvrage, grâce à son architecture et sa structure variée et éclatée, par addition de fragments sans composition hiérarchisée ni distribution organisée.

Une tension fantaisiste et incisive

Cette architecture générale opère avec dynamique, dans une tension à la fois fantaisiste et incisive : les sections nommées chapitres sont construites à partir de points de vue variés, ni complémentaires, ni superposables, comme une écriture cinématographique par plans-séquences. Chaque chapitre forme une sorte de plan-séquence où la caméra suit un thème, un sujet pris sous des angles variés, surprenants, complémentaires et pourtant intransitifs les uns aux autres, sans souci de continuité stylistique sinon intellectuelle. Ce plan rappelle celui de l’Encyclopédie chinoise imaginée par Borgès et reprise par Foucault en tête des Mots et les choses :

« Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des Mouches » [1]

Il y a de cela dans l’ordre déroutant des chapitres, dans le parti de débuter par Des ouvrages de l’esprit, qui semble autoréflexif, et même si une certaine évolution se manifeste jusqu’aux hautes considérations finales sur la religion (De la chaire, Des esprits forts), mais précédés par De quelques usages, qui semble une pirouette borgésienne. De l’homme pourrait sembler résumer et contenir le tout, mais ne figure ni en début ni en fin, simple saisie parmi d’autres, au même titre que De la cour ou De la mode pourtant si limités apparemment de perspective.

On se tromperait même en croyant que De l’homme, (chap. 11), complète à distance Des femmes. En réalité, le chapitre Des femmes, situé dès la troisième position de la liste, relève d’une optique toute différente : la raison d’une telle promotion et du choix de cette découpe incongrue, les femmes appartenant au genre humain autant que les hommes, est certainement de prendre acte de la prépondérance nouvelle de la femme dans la société du temps. D’où son ostentation au rang de sujet de chapitre en tant qu’expression de son rôle nouveau d’agent de la civilisation des mœurs et de la culture, qui est aussi une nouveauté du temps d’alors, du XVIIe siècle.

Pour autant, ce chapitre Des femmes qui par son ostentation résonne de modernité et de compréhension fulgurante de son époque, est tissé de beaucoup de satire incisive, d’origine ancienne et topique, qui pourrait faire tomber dans le contresens de prendre La Bruyère pour un misogyne, sans considérer qu’un ouvrage de moraliste est par nature incisif et ironique, qu’il l’est envers presque tout ce qu’il touche et que son stylet, s’il vous reconnaît et vous distingue, vous assassine aussi, c’est la règle du genre. Une règle qui a fait prendre abusivement La Fontaine par exemple pour un opposant, un original d’ami du peuple dans un siècle courbé, alors que le genre de la fable prête de façon conventionnelle et admise par tous à la critique des puissants, tout comme le sermon ou la maxime. À quoi l’on ajoutera que la matière de La Bruyère sur le sujet des femmes est tendue entre la convention d’un registre ancien, éprouvé, de gauloiserie et de critique topiques qu’il combine à une saisie désabusée, neuve, nette et implacable du monde tel qu’il est sous ses yeux, sans que bien sûr les femmes y échappent non plus que quiconque, mais sans fréquence ni intensité particulière.

Un écrivain en tension

Bref, moderne par son regard et sa manière, ancien par ses convictions et sa posture dans le domaine littéraire d’alors, La Bruyère est un écrivain en tension entre, d’un côté, des normes et des formes éprouvées et, de l’autre, une saisie éberluée du présent immédiat. Il nous décontenance par l’une, tout en paraissant notre contemporain par l’autre : reste à savoir si la part la plus contemporaine n’est pas celle qui montre chez lui les préjugés de son époque, occasion d’interroger ceux de la nôtre qui par définition nous sont invisibles.

Ce qui reflète assez bien la double réponse qu’on peut faire à l’interrogation des jeunes d’aujourd’hui, engloutis dans le présent immédiat, sur le motif qu’ils pourraient avoir de s’intéresser au passé et singulièrement aux Caractères :

  • a) la réponse la plus évidente à leur doute, souvent la seule qu’on avance, c’est qu’on retrouve le présent dans le passé, argument et stratégie de la transposition. On peut montrer que, structurellement, les formes du pouvoir et de la sociabilité à la cour de Louis XIV, vue par Molière, La Bruyère ou Saint-Simon, ne diffèrent guère de celles d’une cour (de récréation) dans un lycée actuel. On y identifie sans peine des puissances, des coteries, des rivalités, des électrons libres, des laissés pour compte, des adoubés et des disgraciés de la notoriété, des modes, des tenues à respecter et à arborer, une sémiologie de l’art d’être à la page, des connivences de groupe et de classe d’âge, des moqueries, une fatuité et une superficialité générales, le culte de l’apparence, des mépris et des engouements et beaucoup de vanité aux deux sens du terme. Autant d’arguments en faveur de la lecture de La Bruyère par transposition.
  • b) on oublie parfois l’autre motif de lire les textes anciens : fuir le présent pour le plaisir d’en exiler son imagination, ce qui par contrecoup enseigne à mettre du relief dans une saisie du réel qui est naturellement en deux dimensions, auxquelles le recul exotique dans un temps totalement différent du nôtre peut seul apporter la troisième dimension, celle de la perspective, qui dégage le nez du guidon de l’immédiat. Plaidoyer pour un La Bruyère exotique, décontenançant et dérangeant, qui déstabilise, qui ne nous caresse pas dans le sens du poil. L’adolescent est en général conformiste, « présentialiste » et univoque. Le passé littéraire peut lui être une profitable école de décontenancement.

Il le comprendra peut-être mieux à travers une analogie géographique, celle du voyage : on peut voyager pour reconnaître du déjà vu et du déjà su, aller aux USA comparer la taille des fastfoods et l’avancée de la technologie ; ou voyager par désir d’exotisme, d’ensauvagement, d’ouverture à l’altérité fondamentale : à la manière de Tristes tropiques ou Koh Lanta, selon le degré culturel de référence. La différence entre les deux approches se rabat sur celle de l’ethnologie selon Lévy-Bruhl ou Lévi-Strauss face au totémisme : évaluer le stade de la « pensée primitive » sur une grille portant à son sommet la pensée rationnelle de l’Occident moderne ; ou pénétrer la logique interne de la « pensée sauvage » en la situant en parallèle sans évaluation comparative avec celle de l’ethnologue. Autrement dit, entendre le nom de Lévi-Strauss comme celui d’un anthropologue structuraliste ou d’une marque de pantalons de toile bleue.

La lecture de La Bruyère se situe en tension entre les deux approches, entre les deux lectures : elle suscite un effet de connivence et un effet de dépaysement dont les polarités contraires s’équilibrent.

2. Un projet en tension chronologique

La Bruyère, observateur de son temps

Partons des premières phrases de la Préface :

Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

Voilà un portrait de La Bruyère en observateur de son temps : sa saisie du réel est définie par son attention à la « vérité », en vue de dresser un « portrait…d’après nature », dont il fait la « restitution au public ». Ce qui définit un cheminement direct de l’œil de l’auteur à sa plume et de l’impression de son texte à l’œil du lecteur : une médiation sans intermédiaires, qui définit l’auteur en observateur et analyste du présent immédiat, par la superposition entre le public observé et le public sollicité d’en juger. Dans une conception picturale, celle du portrait : faire voir et de ce tableau espérer qu’on tirera une correction de soi-même, par morale immanente. En application du titre de l’ouvrage : « Les caractères ou les mœurs de ce siècle ». Par un observateur, homme de la cour de Condé, ancien précepteur (1684) du petit-fils du Grand Condé qui a vu de près son élève et le peu que celui-ci valait, et qui, dès qu’il est libéré de cette tâche, en 1688, devient gentilhomme de M. Le Du. C’est-à-dire client de sa Maison, sans fonction sinon ornementale, observateur inemployé, muet, mais prolixe par sa plume : poste d’observation privilégié pour étoffer un ouvrage de morale commencé en 1670 sous l’influence peut-être de La Rochefoucauld. D’où une découpe mettant en valeur les spécificités de la société parisienne de son temps, comme le diptyque cour/ville, ou Des grands/Des biens de fortune annonçant une structuration sociale qui privilégie désormais l’argent par rapport à la naissance. Bref, un ouvrage d’optique moderne écrit par un partisan des Anciens.

Une intermédiation textuelle et temporelle

Ce rapport immédiat à son monde et son temps est pourtant démenti par la première remarque du texte :

Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.

De fait, le titre exact du livre est : Les Caractères de Théophraste traduits du grec : avec les caractères ou les mœurs de ce siècle. Une intermédiation textuelle et temporelle intervient comme caution de la parole nouvelle : une caution à la fois de pérennité et de qualité — la survie jusqu’à nous du texte antique vaut pour preuve que son auteur avait su tirer de la réalité éphémère observée par lui la part immuable de vérité humaine qui lui vaut d’avoir intéressé après lui des siècles tout différents de mœurs et de culture. Ce détour par l’exemple du passé imité vaut pour caution de la part d’avenir, de futur, promise à l’ouvrage de son imitateur. À quoi s’ajoutent les imitateurs d’imitateurs, car les modernes ont eux aussi repris le flambeau, tels Pascal ou La Rochefoucauld. La Bruyère est plus qu’eux continuateur de Théophraste par la forme syncopée et la matière mi-partie d’observation concrète et de généralisation abstraite de son recueil. Et plus fidèle qu’eux deux à Théophraste par son triple statut exhibé de traducteur, d’imitateur et d’adaptateur. Dans la filiation directe des humanistes, il sanctionne son détour par l’autorité d’un modèle antique, qu’il place devant sa propre œuvre et qu’il traduit en savant, possesseur du grec — et pas seulement du latin de Casaubon, traducteur de Théophraste. Sa capacité de traduire et d’interpréter par lui-même le grec original serait attestée par jusqu’à le faux sens de surinterprétation qu’il aurait commis dans la traduction du portrait du coquin ou de la fripouille, lorsqu’il traduit abusivement « tenir en bouche sa monnaie » par « consommer en bonne chère tout le profit de leurs trafics » en prenant pour métaphore une image tirée des rites funéraires antiques.

Théophraste, disciple majeur d’Aristote, avait été le premier scholarque du Lycée, de 322 à sa mort. Botaniste et naturaliste, observateur de la nature et écrivain polygraphe, il avait tout pour être un grand classificateur. L’essence est pour lui dans la définition et la classification. Ses Caractères sont une suite de portraits abstraits de types moraux et sociaux dans l’optique morale et anthropologique d’Aristote : « De la dissimulation », « De la flatterie », « De l’impertinent ». Il s’agit d’une classification de traits signifiants et concrets sans déduction abstraite : une forme d’inventaire phénoménologique au service d’une caractérologie ontologique, une observation de phénomènes ponctuels, généralisée en une définition et une répartition théorique des modes d’être de l’homme.

Paradoxe : si La Bruyère est un observateur précis de l’écume des jours qu’il vit, de la perpétuelle mouvance des mœurs et des conduites, c’est sur le modèle et par l’intermédiaire de l’exemple et de la méthode d’un autre qui s’appuyait sur une conception figée de la répartition des forces et des faiblesses du caractère humain, dans une optique fixiste qui chez La Bruyère trouve son équivalent chrétien, d’un christianisme fortifié par le thomisme qui avait christianisé l’aristotélisme.

La finalité de sa démarche, ce sera donc de modifier l’homme par le miroir qu’il lui tend tout en modifiant le tableau au fur et à mesure des années qui s’écoulent, d’édition en édition (il y en eut 9, allant de 420 remarques en 1688 à 1120 en 1693 !). Portrait de La Bruyère en chrétien militant et moraliste rigoureux, pessimiste et narquois : un Cioran en perruque.

L’optique chrétienne

L’optique chrétienne affleure à la surface de l’ouvrage, orientée par un désir combatif de conversion, dont témoigne le choix de terminer l’ouvrage par deux chapitres opposant De la chaire et Des esprits forts : d’un côté, une critique de l’hypocrisie catholique à la mode durant la seconde moitié du règne de Louis XIV, qui travestit la vraie foi, sous le signe des tartuffes ; de l’autre, le constat de la pression des esprits forts, sous le règne de Fontenelle (Histoire des oracles, 1687, un an avant les Caractères) et de Bayle (Dictionnaire historique et critique 1697, un an après la dernière édition). Ce pessimisme est tempéré par la queue de la première phrase de la préface, grosse d’un espoir de conversion :

Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger.

Un avenir moral de l’entreprise est suggéré dans son efficacité morale, à la condition que la nature bien saisie sous l’angle de ses difformités dérisoires ou épouvantables dégage les traits permanents de la faillite de l’idéal moral inhérente à la Chute première. Ainsi sera accomplie la leçon tirée de l’imitation des Anciens : à l’imitation des meilleurs d’entre eux, ceux qui ont atteint à l’immortalité d’une gloire ici-bas qui nous fait les lire encore, parce qu’ils ont su décanter ce qu’il y avait de permanent dans le magma d’éphémère qu’est toujours le présent, de même, à leur contact vivifiant et sur leur modèle, l’observation de la réalité saura se hausser en saisie de la vérité, hors d’atteinte du temps.

Mais en l’occurrence cette vérité semble fuyante et l’auteur courir après elle d’édition en édition. L’avenir transcendant promis à une lecture édifiante est court-circuité par l’avenir immanent, celui d’une course de La Bruyère après le réel dont il multiplie éperdument la saisie dans une optique moins philosophique et plus phénoménologique, moins moralement abstraite et plus concrètement descriptive et incarnée : au fil des éditions, le nombre des portraits augmente en pourcentage par rapport aux remarques générales et aux maximes intemporelles, comme pour courir après la définition d’un avenir toujours plus sombre, dominé par l’apparence, la vanité, les valeurs d’argent et de mensonge. « Des biens de fortune », illustrant le pouvoir des partisans et financiers qui prospèrent notamment sur le fermage des impôts, annonce la société du XVIIIe siècle :

Si l’on partage la vie des P.T.S. en deux portions égales, la première, vive et agissante, est tout occupée à vouloir affliger le peuple, et la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à se ruiner les uns les autres. VI, 32 [IV]

Soit le contraire incarné de la charité. La Bruyère, chrétien militant et moraliste rigoureux, pessimiste froidement frémissant, balance entre la narquoiserie à fleur de peau et indignation contenue : un Cioran illustré ou un Céline abstrait.

Une sorte d’effarement du moraliste se traduit par l’effervescence de l’observation au détriment de la correction morale et lance le livre dans une perpétuelle augmentation comme une course avec le réel toujours déçue par la multiplication des observations décevantes et révoltantes : au fil des 9 éditions courant sur plus de 15 ans, on passe de 420 remarques en 1688 à 1120 en 1693, l’expression d’un futur en perpétuelle fuite. Les Caractères prennent figure d’un Work in progress, dans une tension entre réformer et montrer, qu’illustre le renversement de proportion entre maximes et portraits, dont la bipolarité mettait en tension dès l’origine la démarche de l’écrivain.

3. Théâtre ou spectacle du monde : une anthropologie en tension

Cette tension est sensible dans le début du chapitre « De l’homme » qui est comme une anthropologie laïque, vers quoi afflue tout l’ensemble du texte et qui en offre une sorte de colonne vertébrale.

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli des autres : ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s’élève. « De l’homme », 1 [I]

C’est le stade du constat pessimiste et résigné sur la nature humaine : fixité des défauts, universalité et éternité d’une image de l’homme marqué par l’imperfection due à la Chute. Ce qui détermine la posture ambiguë et tendue du projet contradictoire de La Bruyère : moraliste entreprenant, intervenant, prêchant et corrigeant les mœurs humaines ? ou observateur résigné ou sarcastique, en tout cas démuni, d’une réalité immuable et inchangeable ? Le phénoménologue est pessimiste, l’idéologue (le chrétien) est par principe optimiste, et l’écrivain s’exerce à subir cette déception, à vivre dans cette contradiction et à l’assumer par l’expression sous la forme d’une « passion froide ».

Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses. Ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances ; ils changent de goût quelquefois : ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises, fermes et constants dans le mal, ou dans l’indifférence pour la vertu. « De l’homme », 2 [I]

La tension entre deux avenirs

Prise en compte de la perpétuelle mutabilité des conduites, écume de la mode et du cours des choses, tout s’écoule en surface et rien ne change au fond, c’est le fleuve d’Héraclite. Cela se répercute dans le projet de La Bruyère à travers la tension entre deux avenirs  : celui transcendant de la fin du monde qui appelle un espoir de conversion et celui immanent de la fin du siècle s’ébrouant dans une perpétuelle évolution de la surface et de l’apparence des choses.

À travers quoi s’exprime la situation de charnière entre deux modèles de la vie humaine :

  • le theatrum mundi, le théâtre du monde, la comédie humaine saisie sous l’œil immuable de Dieu, illusion d’une durée démentie par une vérité transcendante. La vie humaine est évaluée sur la verticale entre une ascension vers le bien et vers Dieu et une chute vers le Mal et le Néant, sous la forme d’une comédie à cent actes divers dont Dieu est l’unique spectateur niant l’apparence du flux temporel par sa transcendance et prédestinant l’homme à son destin. Ce modèle issu du schisme réformé et de la Contre-Réforme, prégnance d’une religion du tout ou rien sur la verticale effrayante allant de Dieu à Satan, est formulé par Calderon dans son auto sacramental Le Grand Théâtre du monde (El gran teatro del mundo) publié en 1655, composé dans les années 1630. Un écho s’en répercute dans le rôle d’Alcandre, le magicien de L’Illusion comique de Corneille (1635-1636).
  • Il laisse place depuis 1660 progressivement au modèle nouveau du spectacle du monde, saisie éberluée de la diversité et de l’irréductibilité de la vie humaine dans la perspective horizontale d’une vie allant de la naissance à la mort de chaque individu dont le destin propre est déterminé par le hasard, dans une instabilité et une ouverture imprévisibles. L’aboutissement de ce mouvement se trouve illustré dans deux textes de la fin du siècle suivant : Le Tableau de Paris (1782-1788) de Louis–Sébastien Mercier et Le Mariage de Figaro (1778-1785) de Beaumarchais où figure le fameux monologue du dernier acte sur la « bizarre destinée » du héros. La destinée a alors remplacé le destin dans une conception du futur ouverte et indécise. Pivot : le Dom Juan de Molière, mythe eschatologique du pécheur endurci chutant en enfer malgré les appels du Ciel, traité comme une course éperdue en quête du désir et une fuite envers toute contrainte et tout contrat, résolue par un dénouement combinant contradictoirement le miracle de la statue (théâtre du monde) et l’appel trivial de Sganarelle à l’acquittement de ses gages (spectacle du monde).

Un précis de décomposition

Retournons à La Bruyère : cette révolution implique la défaite du projet d’identification et de classification fermées à la manière de Théophraste au profit d’un précis de décomposition jouant sur l’émiettement formel pour dire la pulvérisation du modèle englobant dans lequel malgré tout le moraliste tâche de s’insérer. Une œuvre à la fois ouverte et fermée…

Les hommes n’ont point de caractères, ou s’ils en ont, c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables. « De l’homme », 147, [IV = 2e éd].

Dès lors qu’on ne peut reconnaître chaque homme dans la continuité de sa conduite, qu’est-ce qu’un homme ? Cette prise de conscience du relativisme intime et global, elle autorise à lire comme une critique de tout espoir de perfection normée et stabilisée la 3e remarque du caractère « De l’homme » rajoutée dans la première réédition « revue et augmentée », celle de 1689 :

Le stoïcisme est un jeu d’esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu’on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible aux injures, à l’ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n’être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l’appeler un sage. Ils ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui ont trouvés, et n’ont presque relevé aucun de ses faibles. Au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont tracé l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’ont exhorté à l’impossible. Ainsi le sage, qui n’est pas, ou qui n’est qu’imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux : ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l’entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l’univers : pendant que l’homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. 3 [IV]

Une hybridité déchirée

La Bruyère veut et croit combattre ici une philosophie antique païenne à laquelle, pourtant, ne manque que la Révélation et la Charité pour se christianiser et devenir le modèle revendiqué par l’auteur des Caractères. Se rend-il compte, dès lors, que l’échec d’incarner cet idéal globalisant de perfection humaine immuable s’applique tout autant au saint qu’au sage et condamne, à son insu (?), la vision chrétienne de l’absolu ? À la confrontation explicite entre sagesse païenne et perfection chrétienne se substitue subrepticement l’opposition entre l’homme idéalisé et « l’homme qui est en effet », entre la réalité observée à la vérité représentée : émerge ici la tension fondamentale de l’entreprise et de la matière même de l’ouvrage de La Bruyère, qui détermine son hybridité déchirée entre des contraires inconciliables, entre une visée ponctuelle et une ambition pérenne. Ce qui lui donne sa dynamique explosive, son énergie « nucléaire ».

4. Une marqueterie littéraire

Sous une apparence formelle monotone et monochrome de séquences dont la seule variation est dans la longueur, distribuées entre a) des maximes ou remarques générales et b) des portraits particuliers les illustrant, il appert qu’en réalité la trame (au sens propre le texte) des Caractères est tendue entre plusieurs modèles, plusieurs manières et plusieurs effets d’une tissure chatoyante et même luxuriante sous son apparence austère.

Maximes

Exemple du début du chap. V, les 10 premières rubriques telles que les livre la dernière édition.

1 [I]. Un caractère bien fade est celui de n’en avoir aucun.

Une maxime ferme et nette, tranchante, à la façon de La Rochedfoucauld, jouant sur le mot-titre du livre. Une façon d’énigme dont la solution serait : l’homme insipide.

2 [I]. C’est le rôle d’un sot d’être importun : un homme habile sent s’il convient ou s’il ennuie ; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part.

De l’insipide au sot fâcheux qui s’incruste, c’est ici encore une maxime (première proposition), mais développée par son explicitation en deux volées, et de la sorte en voie de ce que nous appellerons proprement une remarque, représentée par les deux séquences suivantes.

Remarques

3 [I]. L’on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut par tout pays de cette sorte d’insectes. Un bon plaisant est une pièce rare ; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d’en soutenir longtemps le personnage ; il n’est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer.

Traditionnelle satire des mauvais plaisants : elle débute sur une observation concrète et comme expérimentale, imagée par la métaphore de la pluie d’insectes (« L’on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut par tout pays de cette sorte d’insectes ») ; suit une observation générale déduite de la précédente par inversion, sans caractère normatif (« Un bon plaisant est une pièce rare ; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d’en soutenir longtemps le personnage »). La maxime normative, elle, est rejetée en conclusion (« il n’est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer ») comme une chute valant verdict. On réservera à cette composition variée de maximes et d’observations le terme de remarque.

De même celle qui suit :

4 [I]. Il y a beaucoup d’esprits obscènes, encore plus de médisants ou de satiriques, peu de délicats. Pour badiner avec grâce, et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières, trop de politesse, et même trop de fécondité : c’est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien.

Même structure, celle d’un énoncé général combinant de manière variée des observations et des jugements par addition nuancée et graduée de défauts et de qualités (obscènes, médisants, satiriques /manières, politesse, fécondité) et chutant sur une maxime finale dédoublée qui s’assouplit en une définition « pointue » (par antithèse : créer/railler, quelque chose/rien) du badinage gracieux.

Tableaux

5 [IV]. Si l’on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain, de puéril dans les entretiens ordinaires, l’on aurait honte de parler ou d’écouter, et l’on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles. Il faut donc s’accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent, ou sur l’intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies.
6 [IV] L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre.

Deux tableaux raisonnés et contrastés, l’un suggérant même deux embryons de portraits (les deux noms propres d’Aronce et Mélinde) : un tableau de la sagesse résignée qui s’adapte à la sottise des bavards prétentieux, un tableau satirique de l’incongruité jargonnante, qu’une clef du 18e siècle assimile aux précieuses ridicules. La même clef donne Aronce pour Perrault et l’on sait que Mélinde est un personnage de la Clélie de la romancière (précieuse) Madeleine de Scudéry.

Portraits

Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige. » Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : « Je vous trouve bon visage. » — Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ?—Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phoebus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l’oreille : « Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit peut-être alors croira-t-on que vous en avez. ». 7 [V]
Qui peut se promettre d’éviter dans la société des hommes la rencontre de certains esprits vains, légers, familiers, délibérés, qui sont toujours dans une compagnie ceux qui parlent, et qu’il faut que les autres écoutent ? On les entend de l’antichambre ; on entre impunément et sans craindre de les interrompre : ils continuent leur récit sans la moindre attention pour ceux qui entrent ou qui sortent, comme pour le rang le mérite des personnes qui composent le cercle. Ils font taire celui qui commence à conter une nouvelle, pour la dire de leur façon, qui est la meilleure : ils la tiennent de Zamet, de Ruccelay, ou de Conchini, qu’ils ne connaissent point, à qui ils n’ont jamais parlé, et qu’ils traiteraient de Monseigneur s’ils leur parlaient ; ils s’approchent quelquefois de l’oreille du plus qualifié de l’assemblée, pour le gratifier d’une circonstance que personne ne sait, et dont ils ne veulent pas que les autres soient instruits ; ils suppriment quelques noms pour déguiser l’histoire qu’ils racontent, et pour détourner les applications ; vous les priez, les pressez inutilement : il y a des choses qu’ils ne diront pas, il y a des gens qu’ils ne sauraient nommer, leur parole y est engagée, c’est le dernier secret, c’est un mystère, outre que vous leur demandez l’impossible, car sur ce que vous voulez apprendre d’eux, ils ignorent le fait et les personnes. 8 [IV]
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » 9 [VIII]

Voici après les tableaux anonymes, trois portraits proprement dits : le premier est théâtralisé à partir d’un personnage pseudonyme, Acis, qui suggère une clef ; le second est collectif (pluriel), mais passe du statut de tableau à celui de portrait par la dramatisation et la mise en situation (« On les entend de l’antichambre », etc.) qui compensent cette abstraction relative, comme le signalent les noms propres historiques (Zamet, Ruccelay, Conchini) qui l’inscrivent dans une réalité récente. Le dernier met en scène à travers Arrias le faiseur d’embarras et d’esbroufe, le gonfleur de riens, le pompeur d’air, présenté par le portrait désincarné de la rubrique précédente. Il se termine par une pointe comique qui lui confère le statut piquant d’anecdote et le met aux portes de la dynamique narrative du récit bref : la clef prétend que l’aventure serait arrivée à un Robert de Châtillon conseiller au Châtelet. C’est le type même du cancan qui se situe entre les Historiettes de Tallemant et les ana des XVIIe et XVIIIe siècles, préludant aux recueils de bons mots des XIXe et XXe. Le portrait renoue avec la critique de la vanité, fil directeur des Caractères, ou plutôt avec les deux vanités : vaine et vaniteuse, le trop-plein et le vide. Le bel et bon se situe entre les deux. C’est cette géométrie variable du vrai que définit la remarque générale qui suit et va clore cet examen :

Il y a un parti à prendre, dans les entretiens, entre une certaine paresse qu’on a de parler, ou quelquefois un esprit abstrait, qui, nous jetant loin du sujet de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses, et une attention importune qu’on a au moindre mot qui échappe, pour le relever, badiner autour, y trouver un mystère que les autres n’y voient pas, y chercher de la finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occasion d’y placer la sienne. 10 [IV]

C’est un retour à une observation morale (au sens de conduite des mœurs) dans une perspective de savoir-vivre et d’élégance qui rappelle les théoriciens de la civilité, de la belle conversation et de l’honnêteté (Méré). Après Arrias, l’esbroufeur (le « baratineur » diraient les jeunes), après Acis, l’alambiqué, entre le murmure de l’un et la faconde de l’autre, comme entre l’inattention désobligeante et le trop d’attention qui importune, c’est la voie médiane de l’intérêt discret, au sens propre de la discrétion : un discernement. L’art d’ajuster la balance entre les deux poids, entre le kilo de plomb et le kilo de plume aussi pesants l’un que l’autre, entre le désintérêt affiché et l’intérêt excessif et fâcheux. Cette logique se réfère à celle de l’Éthique à Nicomaque : la vertu comme résultante juste entre des contraires en tension, comme une pondération très ajustée sous l’apparence d’une condamnation univoque. Le détail émietté des séquences permet ces ajustages et ces effets de reflet inversé, de correctifs. Au risque de l’effet de dispersion. Compensée par l’effet mosaïque : la dispersion détaillée des unités produit un effet global de cohérence.

5. Une mosaïque esthétique et morale

Chaque rubrique est une tesselle détachée, parfaite en elle-même, mais ne faisant tableau et sens qu’en relation et combinaison avec l’ensemble et par étapes : voisinage des rubriques, chapitres, associations de chapitres deux à deux par antithèses ou complément, enfin totalité elle-même divisible en blocs : par ex., celui des maximes de vie sociale et politique du cœur de l’ouvrage, choisies pour le programme général du bac. À ce voisinage spatial, encore faut-il ajouter le voisinage chronologique des additions qui refond les proximités et par là la marche vers le sens, en conférant à l’entreprise une double dynamique relancée d’édition en édition : a) précision, expansion et renouvellement par le nombre, b) évolution esthétique et intellectuelle en faveur des portraits singuliers, concrets et incarnés au détriment des maximes, des considérations et des descriptions générales et universelles. Une œuvre mouvante, un effet pointilliste et cinétique, un effet de prolifération presque « asianiste » (l’asianisme sentencieux de Sénèque) au sein d’une esthétique « attique », sinon même laconique, faite de rigueur, de précision, de densité, de pondération, de sécheresse même : paradoxalement, la copia, la multiplication des qualificatifs et des séquences produit un effet de dépouillement incisif et correctif, c’est une addition sans multiplication.

L’écrivain mosaïste

Un style coupé et précis, celui d’un écrivain mosaïste ou marqueteur : une écriture par touches (pointillisme), par pointes (acuité et acerbité, scalpel et poignard), par ébauche (fichier de notes pour tout roman futur).

Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme : il s’aperçoit qu’il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux s’examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par−dessus ses chausses. (« De l’homme » 7. [VI], allongé et truffé par VII puis truffé par VIII.

Cette effervescence de la parataxe illustre la définition étymologique du caractère comme incision : une tablette cunéiforme dont chaque signe se combine pour former une langue des signes, une décoloration du narratif au profit du descriptif réduit à une collection d’impressions singulières accolées et non hiérarchisées, chacune constituant un flash évocateur et rapide. Pourtant le tout forme lien et effet progressif : c’est le système de la mosaïque ou du film, l’animation donnant unité et fluidité à une collection de photos se succédant. Rappelle les noir-et-blanc du cinéma muet au temps des court-métrages burlesques américains.

L’architecture en chapitres

Ce style est répercuté par l’architecture du livre en chapitres : chacun a son unité, sa rotondité close, et pourtant des interpellations réciproques finissent par former un sens supérieur par accointance et réciprocité.

  • Les 4 premiers entrent en matière, par l’inventaire des outils de l’analyste des caractères et mœurs : l’esprit et ses ouvrages, instruments d’analyse et d’évaluation des caractères et des mœurs ; le mérite personnel, étalon de la valeur individuelle et condition du jugement ; les femmes, emblème de la passion majeure, l’amour, et de la civilisation des mœurs modernes, de ses qualités et de ses défauts (élégance vs artifice) ; le cœur, source et syntaxe des passions « positives » qui sont l’ornement de la vie (amour, amitié, libéralité, compassion, tolérance et bienveillance) et de leur contrefaçon.
  • À partir de cet inventaire, on entre dans la séquence centrale, qui est sociale, et culminera dans « De l’homme » comme synthèse des analyses diffractées de la vie en société.
    « De la société et de la conversation » offre la syntaxe des relations permettant de faire corps social : c’est l’équivalent des ouvrages de l’esprit dans l’approche générale du début, ici incarnée dans la pratique de la conversation, expression de l’esprit à plusieurs — la clef du contrat social dans un ouvrage sur l’esprit des mœurs.
    Sur ce socle se dresse l’édifice social qui va être parcouru de fond en comble : les biens de fortune substitués à la naissance comme substrat désormais de la vie sociale, clef du contrat et des relations humaines, non pas comme un ordre nouveau se substituant à l’ancien et substituant à l’ancienne hiérarchie une nouvelle, mais comme un facteur de trouble permanent, de redistribution constante des rangs, des modes, des critères, au sein de la hiérarchie qui, de la ville monte à la cour, puis aux grands jusqu’au souverain et au principe de la souveraineté, avec un effet circulaire, les biens de fortune devenant la clef de la souveraineté, et à la faveur de parallélismes contrastés : la cour devient le double éclatant de la ville projetée dans l’artifice absolu, tandis que réciproquement la ville singe la cour avec servilité et caricature ; les grands sont assujettis au prince comme les riches à la fortune, et les valeurs de l’un et l’autre groupe sont en situation de rivalité à mort et d’osmose aussi éperdue qu’impossible, les riches acquérant en vain des titres pour se faire grands et les grands des charges lucratives qui en réalité les asservissent et les rabaissent en domestiques ; enfin, dans l’ombre des riches se profile la misère des pauvres, à la ville le désespoir de n’être pas de la cour, à la cour de ne pas faire partie des grands, pour les grands la hantise de déplaire au prince qui les anéantira, et pour le souverain l’impossibilité de gouverner ces contradictions d’intérêts et d’images.
  • « De l’homme » vient tirer la conséquence et la généralisation de cette approche en définissant l’homme globalement à partir de ces points de vue convergents et en donnant le clef de l’anthropologie des Caractères, avant une volée de cinq chapitres qui font écho aux quatre premiers par-dessus le corps central du livre. Ces chapitres correspondent en partie aux premiers, par une reprise de la posture d’évaluation (« Des jugements ») fondée ici sur la coutume, l’opinion, les variations de la mode qui commande la vanité et la vacuité des usages, la dérive de la religion en spectacle ou en dévotion de façade pour plaire au roi qui en a lancé la mode, enfin le règne des esprits forts arc-bouté aux dérives de l’hypocrisie dévote, anticipant les débats du siècle à venir en les ancrant dans le présent immédiatement observé.

Entre dogmatisme et relativisme

S’en déduit la tension entre une ontologie des caractères marquée par des valeurs et des défauts immuables (la vanité, l’âpreté, l’esprit de domination et l’artifice) et une conceptions relative et structurale, expérimentale, d’usage et d’optique.

La synthèse de ces deux visées, on la chercherait volontiers dans la définition d’une géométrie relative du vrai absolu tirée de l’observation et de l’expérience du moraliste. Ce qu’illustre le portrait de Télèphe :

Télèphe a de l’esprit, mais dix fois moins, de compte fait, qu’il ne présume d’en avoir : il est donc dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait, dans ce qu’il médite, et ce qu’il projette, dix fois au delà de ce qu’il a d’esprit, il n’est donc jamais dans ce qu’il a de force et d’étendue ; ce raisonnement est juste : il a comme une barrière qui le ferme, et qui devrait l’avertir de s’arrêter en deçà ; mais il passe outre, il se jette hors de sa sphère ; il trouve lui-même son endroit faible, et se montre par cet endroit ; il parle de ce qu’il ne sait point, et de ce qu’il sait mal ; il entreprend au dessus de son pouvoir, il désire au delà de sa portée ; il s’égale à ce qu’il y a de meilleur en tout genre : il a du bon et du louable qu’il offusque par l’affectation du grand ou du merveilleux ; on voit clairement ce qu’il n’est pas, et il faut deviner ce qu’il est en effet. C’est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connaît point : son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien. « De l’homme », 141. [V]

Entre dogmatisme et relativisme, ce portait définit l’appropriation raisonnée et naturalisée des valeurs et des conduites aux situations : c’est l’authenticité comme critère de vérité, dans le cadre d’une éthique de la juste proportion.

Tel a assez d’esprit pour exceller dans une certaine matière et en faire des leçons, qui en manque pour voir qu’il doit se taire sur quelque autre dont il n’a qu’une faible connaissance : il sort hardiment des limites de son génie, mais il s’égare, et fait que l’homme illustre parle comme un sot. « Des jugements », 63 [IV]

L’esthétique et l’éthique de la parfaite honnêteté s’expriment ici à travers une arithmétique de la proportion : la vérité est mouvante et nécessite des réadaptations constantes du rapport de soi à soi-même. Télèphe est un être manqué et le portrait de Télèphe une œuvre d’art réussie : la même esthétique gouverne l’original et le portrait, l’original qui la bafoue et le portrait qui l’accomplit.

C’est ce qu’avait théorisé La Rochefoucauld dans une de ses Réflexions diverses :

Le vrai, dans quelque sujet qu’il se trouve, ne peut être effacé par aucune comparaison d’un autre vrai, et quelque différence qui puisse être entre deux sujets, ce qui est vrai dans l’un n’efface point ce qui est vrai dans l’autre : ils peuvent avoir plus ou moins d’étendue et être plus ou moins éclatants, mais ils sont toujours égaux par leur vérité, qui n’est pas plus vérité dans le plus grand que dans le plus petit.[...]

[...] Quelque disproportion qu’il y ait entre deux maisons qui ont les beautés qui leur conviennent, elles ne s’effacent point l’une l’autre : ce qui fait que Chantilly n’efface point Liancourt, bien qu’il ait infiniment plus de diverses beautés, et que Liancourt n’efface pas aussi Chantilly, c’est que Chantilly a les beautés qui conviennent à la grandeur de Monsieur le Prince, et que Liancourt a les beautés qui conviennent à un particulier, et qu’ils ont chacun de vraies beautés.(La Rochefoucauld, Réflexions diverses. Du vrai).

Reçues sans discussion, les valeurs de vérité, de beauté ou de libéralité, absolues par principe, ne s’en définissent pas moins dans leurs applications en termes de proportion, de convenance et de comparaison.

Conclusion(s)

Les Caractères illustrent la modalité correctrice en acte dans les grandes œuvres morales du XVIIe siècle : la grande comédie de Molière, les fables de La Fontaine, les maximes de La Rochefoucauld, les caractères de La Bruyère :

  • 1) tirer de l’observation des ridicules une réaction spontanée combinant un recul médité et un réflexe appris et conditionné par l’abondance et la méditation des exemples : c’est l’apprentissage direct par l’expérience transmise et éprouvée ;
  • 2) apprendre à élaborer soi-même la géométrie du vrai dans les situations concrètes que nous offre la vie à partir des situations expérimentales, en « laboratoire » qui offrent un apprentissage pour celles de la réalité (ici pour la conduite en société, dans le rapport de chacun avec autrui) : c’est une autre forme d’école, de pédagogie par l’apprentissage transposé à partir des exemples littéraires considérés comme autant de laboratoires expérimentaux. La maxime relève plutôt de ceci, le portrait de cela. Mais la réciproque est vraie : toute lecture est doctorale et expérimentale à la fois et chaque modalité d’apprendre s’adapte et convient à des esprits différents.

Selon Roland Barthes, La Bruyère « tend toujours à masquer le concept sous le percept » (Essais critiques, 1964). N’est-ce pas plutôt que le percept est déjà un concept incarné, sans dualisme, et que la dynamique de cette incarnation donne au concept une vertu de précepte non dogmatique, intuitif ? Les Caractères incarnent la vertu poétique et herméneutique du regard, analogue à celle que donne La Fontaine au récit de fable ou Molière au ridicule comique : un effet performatif de la lecture.

Notes

[1Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 7, d’après Borgès.

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