Principe
Un hypertexte est un document qui est entré dans l’ordinateur comme un texte continu, ou un ensemble de textes continus ayant un début et une fin ; mais une fois qu’il est achevé, il devient une sorte de programme ou de logiciel, dans lequel on peut circuler librement, en choisissant son parcours. Ce parcours se fait :
– par un système de menus ou d’index, ce qui le rapproche d’un service minitel, les menus correspondant aux sommaires et les index aux recherches par mots clés.
– par ce qu’on appelle des boutons, c’est-à-dire des endroits du texte, correspondant en général à des mots, qui renvoient à des informations supplémentaires, soit des notes, soit une autre page.
Autrement dit, au lieu d’être linéaire ou séquentielle, la lecture d’un hypertexte est une lecture « à choix multiples », un peu comme dans les « Livres dont vous êtes le héros », ou l’archétype imaginé par Queneau, sinon que les renvois se font beaucoup plus rapidement ; mais aussi une lecture à plusieurs niveaux, dans la mesure où l’on peut choisir d’appeler ou non les notes ou les renvois prévus.
Utilisation habituelle
Généralement, les hypertextes sont utilisés pour fabriquer des modules d’enseignement programmé : on peut ainsi concevoir un cours de grammaire ou même de lecture méthodique d’un texte sous forme de parcours guidé où l’élève peut circuler à sa guise, mais dans le cadre contraignant d’un didacticiel.
Ce qui est très satisfaisant pour le concepteur, obligé par la loi du genre à hiérarchiser sa pensée et prévoir les questions de l’élève. Satisfaisant pour le « bon élève » qui, aiguillonné par la curiosité, parcourt à sa vitesse, et autant de fois qu’il le désire, le module en question. Moins hélas pour l’élève manquant d’autonomie ou de motivation, qui se sent enfermé dans un circuit « bourrage de crâne », qu’il a tendance à parcourir à la vitesse de l’éclair sans lire vraiment et sans aller voir ce que cachent les boutons. « M’sieur, j’ai fini ! - Tu as compris ? - Oui, oui ... »
Détournement
Découvrant les effets du traitement de texte sur le désir de lire - ses propres textes et ceux des autres - , nous avons fait l’hypothèse que la curiosité de trouver son texte ou celui du voisin dans un parcours fléché pouvait motiver la lecture.
A l’occasion d’un voyage culturel en Allemagne, nous avons donc décidé de mettre en commun informations et expériences dans un hypertexte qui serait en quelque sorte une disquette-souvenir.
Cet hypertexte, fabriqué à l’aide d’un logiciel simple 1 par le professeur de français, comporte :
– des textes didactiques, géographiques, historiques, culturels ou linguistiques en général rédigés ou contrôlés par le professeur de français, d’allemand, ou de sciences humaines ;
– des textes littéraires brefs (ex : l’expérience de Nerval parlant allemand [1], la visite de Fulda par un voyageur arabe au Xè siècle [2]...)
– des résumés d’exposés recalibrés par les élèves ;
– des fragments de journal, soit récits de visites, soit impressions de voyage, sélectionnés à partir de journaux rendus sous forme de dossiers (entrés en traitement de texte pour une seule des classes en question), et réécrits (résumés, développés et/ou corrigés) après sélection ;
– des questionnaires, charades et jeux divers ;
– des cartes et des plans, dont une carte en couleur de l’Allemagne importée d’un CD-ROM .
Le but initial était d’intégrer cet hypertexte à une exposition sur le voyage, sous forme d’une « borne d’information » semblable aux bornes d’orientation des bibliothéques ou des centres commerciaux. Ce n’est que par la suite qu’on a pensé à le diffuser et à le faire lire comme souvenir de voyage ou incitation au voyage..
Exploitation pédagogique
Il faut au départ concevoir le plan de l’hypertexte. En l’occurrence, c’est le professeur qui a prévu le plan d’ensemble et le volume approximatif, mais on pourrait envisager un comité de rédaction pour créer les rubriques, définir le nombre de pages par rubrique, et prévoir au départ quelques pages indépendantes qui seront appelées à titre de notes. Le plan a été proposé avant le voyage (qui a eu lieu en fin octobre), puis modifié après. Le travail d’entrée des textes a été fait en gros entre les vacances de Toussaint et les vacances de Noël. La mise au point devant être terminée pour une journée portes ouvertes au début février. Soit six semaines environ pour l’ensemble des élèves (5e, 4e et 3e germanistes), quelques coups de main d’élèves volontaires en plus, un bon semestre pour les enseignants...
Les pages de l’hypertexte correspondent à un écran : elles font donc 25 lignes de 80 caractères maximum, avec une première ligne utilisée comme bandeau-titre et point de repère.
L’élève est donc amené à écrire ou à réécrire son texte en fonction de ce qui peut être lisible sur un écran, ce qui est une excellente expérience de mise en page, et de prise en compte du lecteur dans la disposition graphique.
Par ailleurs, il est contraint à résumer sa pensée, ou à la fractionner en paragraphes si son texte dépasse un écran.
Il est immédiatement lu par les autres, qui peuvent lui conseiller immédiatement de corriger.
La différence avec un simple traitement de texte est qu’on sait que son texte fait partie d’un ensemble de textes : les lignes et les colonnes sont comptées, les appels de notes sont à prévoir. Il faut donc passer par certains mots, et ne pas couper ces mots clés en fin de ligne.
Toute erreur étant cruciale, une maquette de l’écran était fabriquée dans un texte à part avant que le texte ne soit intégré à l’hypertexte, par une seconde frappe, au caractère près. Pour des questions de temps, le professeur a souvent procédé lui-même à cette seconde saisie ; l’intégration directe dee textes à l’hypertexte n’a été faite qu’à titre expérimental, et dans le cas d’élèves particulièrement attentifs et soigneux.
Une fois que le texte est saisi, les élèves ont pu établir des liens entre pages ou réaliser des appels de notes. Par exemple, on pouvait relier un texte écrit avant le voyage à un texte écrit après : un bouton dans le texte d’imagination permet d’appeler la réalité. Ou bien relier, dans le cadre d’un questionnaire ou d’une charade, la question à la réponse. Ou encore, dans le cadre d’un bêtisier, relier la phrase au nom de son auteur...Le plaisir de la facétie étant obtenu au terme d’une grande attention aux manoeuvres techniques, ce qui est somme toute moral...
Difficultés techniques
Chaque page, on l’a dit, comporte 25 x 80 caractères.
La page 1 aura son titre à la ligne 1, la page 2 à la ligne 26, la page 3 à la ligne 51 etc.
Quand on entre son texte dans une page prévue, il faut se mettre en mode recouvrement sous peine de modifier les lignes de tout le reste du texte. Mais pour insérer un mot ou une ligne, il faut se remettre en mode insertion, et songer à rattraper ensuite la ligne rajoutée. En effet, les boutons étant définis par la position numérique d’un caractère dans la page, insérer une ligne ou un mot revient à déplacer tous les boutons de l’hypertexte.
Il faut donc attendre que les textes aient été tous rentrés pour créer les renvois page à page ou les notes, ou bien s’astreindre à vérifier la position des pages et de leurs boutons chaque fois qu’un texte a été entré. Il n’est pas rare que l’on ait à refaire tous les boutons. Ce qui permet d’introduire au mythe de Sisyphe...
Évaluation
Le gain le plus immédiat est pour l’élève d’avoir à retravailler ses textes pour leur donner un aspect non seulement lisible, mais esthétique. Le résultat est évidemment divers, mais le regard immédiat d’autrui, avec les sentiments afférents (« La honte ! » ou la fierté silencieuse...) a un effet stimulant certain. Au cours de la journée portes ouvertes, les élèves ont eu plaisir à montrer aux parents, ou aux élèves d’autres classes, les textes qu’ils avaient faits, ou les textes drôles - volontairement ou non - des camarades.
On pourrait craindre, du fait de la conception en circuit fermé, et du système de références circulaires (Luther qui appelle Réforme qui appelle Luther), un effet à la fois de redite et d’exclusion de tout lecteur n’ayant pas participé au voyage, n’ayant pas d’intérêt particulier pour L’Allemagne, ou ne comprenant pas bien comment fonctionne l’hypertexte ou ce qu’il peut contenir comme informations. En pratique, des élèves n’ayant pas participé au voyage ou même non germanistes ont appris eux aussi à calibrer et à insérer des textes didactiques, par exemple sur Bach, ou la Diète de Worms.
Ces textes didactiques sournoisement introduits par les professeurs peuvent être allègrement sautés, mais, pour les franchir, il faut quelquefois en lire des bribes... Et puis, si l’on emporte la disquette-souvenir, on se laissera peut-être séduire sur ces chemins semés de bonne graine...
En définitive, le mauvais lecteur est évidemment aussi désemparé devant un écran, surtout s’il est compact, que devant un livre. Mais l’avantage est qu’il ne bute pas nécessairement sur la première page. Son parcours peut être superficiel, mais il n’est pas bloqué. Par les mots en surbrillance, il peut apprendre à sélectionner, et en cliquant mécaniquement un bouton, à mettre en relation des endroits éloignés d’un même texte.
Un des effets de la méthode employée (prévoir des pages vides) a conduit à créer des offres de textes (« Ecris-moi vite un texte sur ce que tu as mangé au petit déjeuner, sur ce qui t’est arrivé pendant les temps libres, ou sur tes impressions devant les villes de l’Est »), avec certes les risque du remplissage, mais aussi la pression fructueuse et connue du journaliste qui doit produire son papier sous deux heures. Même les professeurs, sollicités comme bouche-trous, ont eu du mal à tenir en bride leur verve ou leur narcissisme pardonnable d’écrivain de circonstance.
Le seul problème est un problème de temps, surtout pour le professeur, et un problème de matériel et de mise en oeuvre technique : il faut pouvoir faire écrire les « maquettes d’écran » sur plusieurs postes à la fois, et contrôler étroitement l’insertion des textes dans l’hypertexte.
La diffusion papier est possible par impression-écran, ou par impression pour tout ou partie du texte en ASCII sur lequel est fondé l’hypertexte. Ainsi, les légendes des panneaux d’exposition ont été extraites de l’hypertexte. Mais il est évident que l’ensemble imprimé ne ressemble pas à un livre, ou une brochure, puisque la logique d’accès et de parcours est différente. Le couplage d’une disquette et d’une brochure ne serait cependant pas impossible.