Pompéi dans la filmographie de Paul WS Anderson
La diversité des péplums de cinéma expose le spectateur à des œuvres de qualité diverse, mais ce n’est pas parce qu’un film manque de qualités essentielles, et qu’il ne rentrera jamais dans les manuels scolaires, qu’on ne peut tirer du plaisir de son visionnage et même parfois des leçons intéressantes. C’est le cas de Pompéi, mis en scène en 2015 par Paul WS Anderson. WS pour le différencier de son homonyme Paul Thomas Anderson, auteur de Magnolia par exemple. Paul WS Anderson a pour son compte une filmographie fournie où l’on retrouve des adaptations de jeux vidéo comme Mortal Kombat (1995) ou la série des Resident Evil (2002, 2010, 2012, 2016), c’est-à-dire de la série B d’action assumée. C’est pourquoi trouver un péplum à son actif est une petite surprise, mais, comme il le dit lui-même, Pompéi occupe, dans sa filmographie, une place à part : en effet, né dans le nord de l’Angleterre, près du mur d’Hadrien, il a vécu son enfance dans l’imaginaire de la frontière romaine, et a été bercé toute sa carrière dans l’idée qu’un jour il pourrait mettre en scène l’éruption du Vésuve décrite par Pline-le-Jeune. Il a donc fallu attendre le début des années 2010 pour qu’il puisse entrevoir la réalisation de son rêve, au moment où les effets spéciaux générés par ordinateur permettaient enfin de recréer une éruption grandiose comme celle de 79 de notre ère.
L’action prend donc place à la veille de l’éruption du Vésuve, à l’heure des fêtes des vinalia, en août 79 de notre ère. Le Celte, breton capturé lors d’une révolte des insulaires contre l’occupation romaine en 62, arrive à Pompéi pour combattre dans l’arène. À la suite d’un accident de chariot, il rencontre la fille d’un des principaux hommes de la ville, laquelle n’est pas insensible à ses charmes. Mais le bien nommé Quintus Attius Corvus, légat de Titus envoyé sur place pour s’occuper de la reconstruction de la ville après le tremblement de terre qui en a détruit une partie, la poursuit de ses assiduités, au point de faire pression sur son père pour obtenir sa main. L’éruption inattendue permet aux personnages principaux de renverser momentanément leur position sociale et de faire valoir leurs qualités humaines et leurs aptitudes physiques face au déterminisme de leur statut.
Cependant, ce n’est pas tant la trame narrative du film qui est intéressante, mais la façon dont il mélange les sources antiques et archéologiques pour reconstruire une Pompéi crédible en images de synthèse, dans laquelle s’ébattent des personnages librement inspirés de l’Antiquité. Pompéi fait en effet un raccourci prenant, mais non dépourvu de défauts, de la vision que les spectateurs modernes ont de la catastrophe de 79. La mise en exergue de la citation des passages les plus apocalyptiques de la lettre de Pline-le-Jeune relatant l’éruption fonctionne donc comme une note d’intention : il s’agit de recréer une Antiquité crédible dans la seule mesure où elle peut servir les genres du péplum et du film catastrophe.
1- Question de datation
Dans les péplums, l’Italie et le monde méditerranéen sont habituellement chauffés par un soleil qui brille dans un ciel sans nuage. Dans Gladiator, de Ridley Scott, c’est l’Espagne, l’Afrique du Nord, puis Rome même, qui sont baignées de la même lumière. C’est un des invariants du péplum auxquels seuls dérogent les films se situant en Germanie ou près du mur d’Hadrien, comme L’aigle de la neuvième légion (2011) ou encore Centurion, avec Michael Fassbender (2010). Toujours est-il que l’action principale de Pompéi se situe au mois d’août sous un soleil de plomb.
Les vinalia rustica présentées pour situer l’action du film sont une fête célébrée dans l’Antiquité romaine dans les derniers jours d’août, après le 19 août précisément. Elle consiste à inaugurer les vendanges de façon rituelle. Dans la narration, cette fête sert de lointain prétexte à la tenue de jeux de gladiateurs. L’incrustation que l’on repère à 12 min 20 sec, quand les protagonistes entrent dans la ville de Pompéi pour la première fois, se superpose à un panoramique urbain en images de synthèse. Le simple nom de vinalia renseigne le spectateur sur la période de l’année où se situe l’action. Elle coïncide avec la date que l’on retrouve dans la plupart des manuscrits de la lettre que Pline-le-Jeune a adressée à Tacite [1] pour le renseigner sur son expérience vécue lors de l’éruption. Cependant, cette date est remise en question, notamment parce que certains manuscrits mentionnent la date du 24 octobre (non. Kal. septembres). Par ailleurs, Pline écrit vingt-cinq ans après les faits, ce qui permet de mettre en doute la date traditionnelle. Cassius Dion, quant à lui, mentionne la date du 23 novembre [2].
D’autres éléments, archéologiques cette fois, plaident pour une date plus tardive que la fin août. Les éléments, notamment les sources palynologiques, pointent l’automne et non l’été : on a en effet retrouvé sur le site, dans les strates d’époque, des graines et des pollens typiques de l’automne. Les sources carpologiques vont dans le même sens, puisque les archéologues ont trouvé des fruits typiques de cette saison, comme les figues sèches ou les châtaignes. Enfin, les sources œnologiques semblent aussi aller dans le même sens : des amphores trouvées à la Villa Regina de Boscoreale étaient déjà pleines du vin de l’année, or les vendanges se terminaient en septembre dans la région. Par ailleurs, elles étaient déjà scellées, ce qui se faisait d’ordinaire en octobre.
Mais ce sont les sources numismatiques et épigraphiques qui semblent décisives. En effet, un denier de Titus trouvé en 1974 mentionne quatre événements :
T POT VIIII revêtu de la puissance tribunitienne pour la neuvième fois
IMP XV acclamé imperator pour la quinzième fois.
COS VII élu consul pour la septième fois.
PP père de la patrie.
Or, l’on peut croiser ces éléments avec d’autres sources. D’abord, un diplôme militaire conservé au British Museum mentionne que Titus n’avait été acclamé que quatorze fois alors qu’il est daté du 8 septembre 79. Du côté des sources épigraphiques, une copie d’une lettre de Titus conservée à Séville est datée du 7 septembre 79, mais mentionne uniquement quatorze acclamations au titre d’imperator, ce qui définit le terminus post quem de la catastrophe à cette même date. Enfin, une inscription au charbon de bois mentionne la date du XVI K. NOV, c’est-à-dire seize jours avant les calendes de novembre, soit le 17 octobre. Évidemment, cette date pourrait désigner une autre année que 79, mais le simple fait qu’elle soit écrite au charbon de bois, éphémère et susceptible de disparaître en quelques semaines, exclut qu’elle soit restée près d’un an sur place. D’où il ressort indubitablement que l’éruption du Vésuve ne peut avoir eu lieu qu’après le 8 septembre, et après le scellement des dolia, c’est à dire bien après la fin août et les vinalia [3]
La date choisie dans le film s’accorde donc sur une seule source, et laisse de côté les apports des sciences annexes de l’histoire comme l’archéologie, mais elle entre en cohérence avec le cliché qui montre les actions de l’Antiquité en plein soleil, de même que les scènes placées au Moyen Âge sont très souvent placées en hiver, sous la neige. Nous y reviendrons.
2- Contexte politique et historique
A- Titus et la reconstruction de Pompéi
Le film prend comme point de départ de la présence de l’antagoniste Corvus la reconstruction de Pompéi après le grand tremblement de terre qui s’était produit en 62 de notre ère, et dont les conséquences étaient encore bien visibles dans l’espace de la cité en 79.
La présence de Corvus comme émissaire de Titus, ainsi que le désir de Severus de lui vendre un projet d’amélioration de la cité, renforcent le lien avec la catastrophe qui date déjà d’une quinzaine d’années. La scène, d’ailleurs, où Severus présente la maquette d’un cirque monumental à Corvus lui donne plutôt le rôle de duovir aedilis, dont la fonction était justement de s’occuper des infrastructures publiques. Enfin, puisque vers 70 l’activité sismique persistante semble avoir fait fuir les familles les plus riches, on peut envisager ces projets d’embellissement de la ville comme une ultime tentative de reconquérir l’aristocratie locale et d’endiguer les ventes de maisons aux affranchis, nouveaux riches de l’époque. Notons une petite différence cependant entre l’Antiquité et sa représentation à l’écran : Severus se présente comme un entrepreneur, il parle de ses « affaires » et non de ses devoirs en tant que magistrat, tandis que Corvus, écartant l’intervention de l’empereur, souhaite « investir » dans les infrastructures présentées. Il semble dès lors que le contexte psychologique des personnages fasse plus appel à l’imaginaire capitaliste moderne, à l’entrepreneuriat, qu’à l’évergétisme ou au civisme à la romaine. D’ailleurs, Corvus insiste dans cette veine (32 min 40 sec) : « Je ne pense pas que ce projet puisse convenir à un investissement impérial. Disons que ces fantaisies provinciales présentent peu d’intérêt pour l’empereur (…) La vision impériale de l’avenir est hélas fermement fixée sur Rome, alors qu’en ce qui me concerne, c’est un investissement qui me plairait beaucoup. »
Le film exploite donc l’enjeu de la reconstruction sous trois angles, d’abord celui de la cohérence historique, ensuite celui de la suspension d’incrédulité, car ces événements bien réels donnent corps à un espace narratif crédible, enfin comme moteur narratif, ou plutôt comme un levier psychologique qui permet à Corvus d’exercer un chantage sur son futur beau-père : le financement impérial des projets de Severus est utilisé comme monnaie d’échange contre la main de sa fille.
D’un point de vue historique, Titus, alors empereur depuis le mois de juin 79 à la suite de la mort de son père Vespasien, pourrait en effet très bien avoir eu l’idée de se faire valoir en reconstruisant Pompéi, cité célèbre malheureusement touchée par un tremblement de terre et jamais réellement reconstruite. Le fait est que les empereurs savaient être généreux envers tel ou tel municipe ou colonie. Or Pompéi était une colonie romaine depuis 80 avant notre ère et la fin de la guerre sociale. Souvent d’ailleurs la présence de remparts était la marque de la générosité impériale : ces infrastructures inutiles au temps de la pax romana étaient un élément de prestige, de romanité, autant qu’un moyen de parsemer le territoire de l’Empire de « petites Romes », et ainsi de garantir la pénétration du modèle civique romain aussi profondément que possible. Les remparts de Pompéi, très anciens et antérieurs à la pénétration romaine, avaient subi d’importantes reconstructions (lors de la guerre sociale et des guerres civiles), mais étaient largement laissés à l’abandon, ce qui n’est pas noté dans le film, où ils sont en parfait état. Un des objectifs de Titus dans ce cas aurait pu, par exemple, être la remise en état des murailles, qui auraient été de fait associées à son nom.
Dans une inversion intéressante des enjeux, le film s’inspire peut-être des missions que Titus a effectivement envoyées à Pompéi après l’éruption : soucieux d’évaluer les dégâts et de relever ce qui pouvait encore l’être, il fit un bilan de la catastrophe. Pompéi devait malheureusement être abandonnée à son sort, mais on pouvait encore en sauver les éléments les plus précieux. C’est ainsi par exemple que le pavage de marbre du forum fut prélevé et emporté, de même que les statues en bronze. Il n’est donc pas incongru d’imaginer le même processus pour le tremblement de terre que Pompéi avait subi une quinzaine d’années auparavant [4]. En tout cas, l’empressement que met Severus à attirer les largesses de l’empereur sur sa ville cadre très bien avec la nécessité de reconstruire, comme en témoignent les réfections de fortune et la descente en gamme de matériaux de construction un peu partout dans la ville, dans les lieux publics comme dans les maisons privées.
B- Rivalité entre Rome et les Italiens
Les personnages de Severus et Corvus forment une paire antinomique à plusieurs titres.
D’une part, ils s’opposent sur le destin de Cassia, qui tente d’échapper aux avances pressantes de ce prétendant encombrant, mais, malgré le fait qu’elle ait fui Rome pour le fuir lui, elle se retrouve de nouveau la cible de ses prétentions. D’autre part, Severus représente un notable ouvert et moderne, que le sort de sa fille semble préoccuper au point de lui faire venir les larmes aux yeux. Mais c’est surtout en terme d’identité qu’ils s’opposent. En effet, Corvus représente le Romain prédateur, sûr de lui et prêt à utiliser tous les atouts dont il dispose, tandis que Severus est l’incarnation de l’entrepreneur honnête homme, qui recouvre aisément la figure de l’évergète romain. Corvus représente donc l’impérialisme romain, et Severus la victime de ses abus de pouvoir. L’originalité ici réside dans le fait que cet impérialisme illustré par la présence du camp de légionnaires romain à deux pas de la ville, s’applique non à une province que l’on essaie de maintenir sous le joug de Rome, comme les rébellions de Gaule par exemple chez César, ou à une nouvelle conquête, mais à une partie italienne de l’Empire, romanisée de longue date et dans l’imaginaire collectif peu distincte de Rome elle-même. Cassia de son côté le dit clairement à Milo qui la renvoie à une identité générique de « romaine » (39 min 30 sec) : alors qu’il lui assène que sa « famille a été massacrée par les Romains », elle lui oppose qu’elle n’est « pas une romaine », mais bien « une citoyenne de Pompéi ».
Cette opposition renvoie historiquement à des rivalités ancrées en Italie même, et surtout à celle entre Rome et Capoue au temps de la deuxième guerre punique. Capoue, ville industrieuse et économiquement plus dynamique que Rome, vivait mal l’oppression de son aînée, et se rallia à Hannibal lors de l’épisode funeste des délices de Capoue. Ce ne fut pas le cas de Pompéi, qui resta fidèle à Rome pendant cette période. Cependant, lors de la guerre sociale entre Rome et ses alliés (socii en latin), Pompéi prit le parti de se révolter et de rejoindre la coalition samnite qui se dressa contre Rome. Défaite en - 80 par Sylla, elle fut transformée en colonie romaine, c’est à dire qu’elle fut la destination d’implantations de familles romaines, de sorte que les populations samnites décrurent, de même que leur influence dans la ville. 150 ans plus tard, en 79 de notre ère, peut-on imaginer que cette rivalité survive au point de renaître entre deux hommes comme Severus et Corvus ? Les rivalités que nous connaissons encore en France entre grandes villes peuvent nous inciter à le croire.
Dans le film, cela est bien évidemment exagéré : la population pompéienne tourne ostensiblement le dos à l’émissaire de Titus, et Cassia prend ses distances avec la violence impérialiste de Rome quand Milo lui raconte la conquête de la Britannia, comme si elle n’y avait aucune part et qu’elle avait suffisamment d’informations pour s’en dissocier (39 min 34 sec) : « je ne partage pas ces idées-là ».
C- L’empire romain a-t-il jamais été unifié ?
Le paramètre linguistique n’est pas non plus à négliger. S’il faut trouver d’autres raisons pour fonder l’inimitié entre Severus et Corvus, peut-être peut-on la trouver dans les divergences linguistiques. S’il est patent que le bilinguisme était la règle un peu partout dans l’Empire [5], notamment dans la pars orientis où dominait le grec, qu’en était-il à Pompéi à la fin du Ier siècle de notre ère ?
Les inscriptions en Osque qui restent visibles sur les murailles de Pompéi datent vraisemblablement de la guerre sociale, et peu à peu, à mesure que les colons, de parler latin, occupèrent la ville, l’Osque semble avoir été remplacé par une sorte de créole latinisé, puis par le latin vulgaire. Si l’on en croit Veiko Väänänen [6], la façon de parler des Pompéiens aurait gardé des traits caractéristiques de leur ancienne langue, aussi bien dans le lexique que dans la prononciation ou la prosodie. Ce sont là des survivances du substrat osque, comme à l’heure actuelle survivent des bretonnismes dans le français du Finistère, par exemple. Si le breton a en pratique été remplacé, et que ses traits intrinsèques se sont presque entièrement dissous en moins d’un siècle, cela a été la résultante de plusieurs facteurs, dont les médias en premier lieu, les voyages et les brassages sociaux de toute sorte, ainsi que l’éducation de masse en français. Rien de tout cela n’existait au premier siècle de notre ère, et c’est en se frottant aux légionnaires, aux colons, aux fonctionnaires, que les Pompéiens ont dû, bon gré mal gré, modifier leur manière de parler. Cela a sûrement dû prendre plus d’un siècle.
Ainsi, pour expliquer l’opposition entre nos personnages, on peut invoquer, afin de leur donner une dimension que le film ne fait qu’esquisser, une divergence linguistique, et peut-être une rancœur face à l’impérialisme culturel latin.
3- Représentation du monde : la place des femmes et des esclaves
A- Des femmes trop libres ?
Dans l’optique de l’étude de la condition féminine en classe de LCA Première, leur représentation dans l’œuvre donne quelques clefs. À la différence d’une série comme Rome (John Milius, 2005 -2007), qui avait l’avantage de proposer une relation entre un légionnaire de retour des campagnes de Gaule et sa femme, laissée à Rome pendant plusieurs années, le film Pompéi donne assez peu de place aux femmes. En effet, les personnages féminins sont au nombre de trois : Cassia, sa mère Aurélia et son esclave de confiance.
Lors de leur première apparition, Cassia et Ariadne sa dame de compagnie, à moins que ce ne soit une sœur de lait comme le suggère le réalisateur dans les commentaires du DVD, sont présentées comme des femmes libres. Il faut entendre cette expression dans une double extension sociale : Cassia est libre parce qu’elle est fille d’un citoyen romain, par opposition à une esclave, mais elle a aussi toute liberté de mouvement dans la ville. Sa représentation, malgré les progrès de la condition féminine dans la noblesse romaine au cours du 1er siècle de notre ère, semble lui donner beaucoup de libertés qui nous paraissent exagérées : elle ne porte pas de voile à l’extérieur de la maison, elle n’a pas de chaperon pour l’accompagner au-dehors, elle se déplace seule de Rome à Pompéi, où elle a vécu pendant un an seule et exposée aux avances des hommes à Rome, elle n’est toujours pas mariée alors qu’elle a visiblement dépassé les vingt ans depuis quelque temps déjà. Outre le voile, sa tenue vestimentaire laisse songeur, puisqu’elle porte une robe échancrée et des bijoux en public. Le fait qu’elle parle à des hommes inconnus et, qui plus est, à des esclaves, n’aurait sûrement pas plu aux Romains ! Paul Anderson justifie cela dans les commentaires qu’il fait de son propre film. En effet, pour éviter que le personnage féminin soit autre chose qu’un faire valoir des personnages masculins, il fallait lui donner une épaisseur suffisante, donc des traits de caractère actuels : il s’agit par conséquent d’un « personnage fort et moderne », « a strong modern character ».
Cette représentation de la femme romaine est donc en fait une projection dans l’Antiquité des mœurs actuelles, puisque de nos jours les femmes jouissent d’une pleine liberté dans l’espace public, bien que l’on déplore sa masculinisation toujours vivace. Cassia n’est pas une romaine, elle est une américaine perdue dans le temps, et donc sujette aux stéréotypes qui hantent le cinéma hollywoodien autant que le cinéma européen, comme l’a très bien montré Nina Menkes dans son documentaire Brainwashed, le sexisme au cinéma (2022) : elle est l’objet du désir, n’agit pas sur l’action, mais la subit, est dépeinte comme futile, tombe amoureuse sans effort et est guidée par ses émotions. Au moins évite-t-on de sexualiser la représentation de son corps, et il faut reconnaître que c’est plutôt celui de Kit Harrington qui est dénudé. On reconnaît là les stéréotypes qui ont de tout temps circulé sur les femmes, y compris dans l’Antiquité, et qui justifiaient aux yeux des Romains leur mise sous tutelle.
En revanche, la relation entre Cassia et un gladiateur peut se justifier par la découverte d’un corps de matrone romaine dans une cellule de la caserne des gladiateurs à Pompéi : son statut social est révélé par la valeur de ses bijoux, bracelet en or et collier d’émeraudes.
La représentation des femmes hésite en fait entre une projection des caractères féminins issus de l’Occident producteur du péplum et les traits négatifs généralement prêtés aux femmes de façon immémoriale.
B- Des esclaves trop libres ?
D’un autre côté, la représentation des esclaves est aussi problématique, car ils semblent jouir d’une liberté particulièrement lâche accordée par leurs maîtres. Les esclaves de Cassia semblent avoir toute latitude pour aller et venir, tandis que les palefreniers se permettent de faire des promenades nocturnes à cheval, au clair de lune, au risque de perdre le capital de son dominus, c’est-à-dire lui-même ou le cheval. En l’occurrence, le cheval est sauf, et l’esclave puni de sa témérité sans que cela émeuve beaucoup dans la villa.
Aucun d’entre eux ne porte de collier riveté autour du cou, pas d’inscription en cas de fuite. Ariadne ne se distingue presque en rien de sa maîtresse, sinon par l’absence de bijoux.
Les gladiateurs semblent être les seuls à subir la contrainte dans ce monde reconstruit : entraves aux pieds, ils cheminent en colonne vers le ludus près de l’amphithéâtre, sont enfermés dans des cellules sombres et sans confort, et sont donnés en pâture aux matrones de l’aristocratie pompéienne qui s’encanaillent au grand jour dans une séquence qui ressemble à une relecture des Romains de la décadence de Thomas Couture.
Cette représentation du monde très libérale oppose les clichés de la décadence à une liberté toute moderne, en tout cas idéalisée : les rapports de force, les oppositions sociales ne sont pas l’objet du film, et sont gommés de façon à laisser le champ libre à d’autres enjeux narratifs. L’Antiquité proposée par Pompéi est une Antiquité pacifiée, purgée de son esclavage, comme souvent dans les péplums, où les esclaves ont l’air contents de leur sort, obéissent au doigt et à l’œil et se fondent dans le décor, comme au temps d’Autant en emporte le vent où les esclaves noirs étaient dépeints avec les mêmes traits de caractères.
4- La représentation de Pompéi et de l’éruption à l’écran
A- Le bon point des images D et des décors
Dès le début du film, le spectateur est frappé par la qualité de la restitution de la ville de Pompéi : arrivés par le sud, le long d’une voie bordée de tombes qui ont la double fonction de rappeler le cadre antique et la perspective tragique de l’histoire, les personnages principaux sont suivis par une caméra aérienne. En fait, tous les plans de la ville sont fidèles au centimètre près à ce qu’il reste de Pompéi. Techniquement, les prises de vue faites par hélicoptère ont été habillées d’images de synthèse en post-production. Les bâtiments eux-mêmes ont bénéficié d’un scan 3D grâce au procédé LIDAR, si bien que les personnages s’ébattent réellement dans la ville de Pompéi reconstituée aussi fidèlement que possible. Par exemple, quand le spectateur découvre l’amphithéâtre, le mouvement de caméra balaie les toits de Pompéi en passant par la palestre : les bâtiments qu’il peut y voir ne sont pas une projection fictive du plan d’une ville romaine de pacotille, mais bel et bien ce à quoi Pompéi devait ressembler vue du ciel.
Dans un même souci de crédibilité, ou plutôt de construction de la suspension d’incrédulité, le port de la ville a été reconstitué non à partir des vestiges réels, qui ont disparu, mais de sources diverses. Ainsi, effectivement, le phare, les horrea, les digues et les quais en forme d’anse font partie des équipements typiques des villes romaines comme à Césarée maritime en Judée ou à Leptis Magna en Afrique proconsulaire. La vision du port prépare celle du tsunami qui intervient dans le dernier acte du film, quand le Vésuve entre en action pour la tragédie finale.
Le volcan du film bénéficie du même traitement : les prises de vue réelles ont été habillées pour ressembler au Vésuve pré-éruption, les pentes modernes ont été nettoyées de leurs constructions pour créer une campagne idéale, et même peut-être trop idéalisée, puisqu’il n’y subsiste presque plus d’activité humaine, et spécialement aucune production viticole, alors que les coteaux du Vésuve étaient réputés pour leur raisin, dont la qualité tenait au terreau volcanique. Ainsi, quand la caméra survole le cratère en fusion, c’est le véritable cratère qui est représenté, agrémenté d’un lac de lave du meilleur effet cinématographique, même s’il n’y en avait pas avant l’expulsion du bouchon magmatique à plus de trente kilomètres de hauteur.
Enfin, les villas du bord de mer, dont celle de Severus, sont implantées exactement sur l’emplacement des villas de Boscoreale. Les décors sont agrémentés de fresques de style pompéien, caractérisé par ses vues de jungle verdoyante en trompe l’œil habitée par des oiseaux divers. Même le sol est copié sur celui des villas encore visitables aujourd’hui, à ceci près que les couleurs des motifs ont été inversés : quand Cassia et Corvus se retrouvent pour la première fois chez Severus, le sol est sombre agrémenté de blanc, alors que l’original est blanc avec des motifs noirs. Cela tient au fait qu’il était moins cinématographique d’avoir un sol blanc éclatant, qui aurait diverti les spectateurs de l’action et du dialogue entre les personnages. Le pavage de l’impluvium qui sert de décor à l’arrivée de Cassia chez ses parents (14 min 35 sec) est exactement celui de la maison du Faune.
***Illustration 11 & 12, 13 & 14***
La villa de Severus donne donc un bel exemple d’une villa romaine viticole, car le cellier est reconstitué, comme celui de la villa Regina de Boscoreale : les dolia sont à demi enterrés et déjà recouverts de leur couvercle. La cour où Milo se fait fouetter donne donc l’impression très réussie d’un espace industrieux où les animaux de basse-cour côtoient les esclaves et les chevaux.
B- Géographie antique : se repérer dans la ville
Lors des scènes d’action qui se déroulent lors de l’éruption proprement dite et qui scellent le destin des protagonistes, même si le spectateur ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur la probabilité de leur survie, les héros traversent une bonne partie de la ville de Pompéi. Parmi les points de repère se trouvent le forum, la porta marina à l’ouest et le port. Dès la vue d’ensemble qui apparaît à la douzième minute, les éléments de la cité romaine sont en place : on voit nettement les voies d’accès bordées de tombes majestueuses, le forum, la fumée des thermes, les temples, les murailles. C’est une sorte de vision optimisée de Pompéi qui s’offre à notre regard, car jamais la ville n’a dû ressembler à cela, d’abord parce que la plupart de constructions dataient déjà de quelques siècles, comme les murailles qui avaient durement souffert du tremblement de terre, d’autre part parce que tout semble neuf, propre, sous un soleil d’or et un ciel sans nuage. Notons toutefois que quand la ville est vue du nord, et que l’écran embrasse à la fois la villa de Severus et la ville, l’amphithéâtre se trouve près des remparts nord, alors qu’il se trouve en réalité au sud-est de la ville, ce qui rend la fuite de Corvus, à la fin du film, incohérente avec le plan de la ville tel qu’il est présenté.
Le forum correspond tout à fait à ce que l’archéologie en dit, et l’arc de triomphe de Titus, qui le ferme, est lui-même reconstitué fidèlement. Quand Milo regarde le Vésuve par-dessus le temple de Jupiter, même l’angle de son regard correspond aux lieux réels. Ce temple central est, lui aussi, conforme aux attentes, même si la décoration semble manquer de couleurs. En effet, dans l’ensemble, l’aspect polychrome de la statuaire et de l’architecture laisse la place à une vision plus austère, plus blanche, plus proche de la représentation contemporaine de l’Antiquité. Par exemple, les statues qui ornent la villa de Severus sont toutes immaculées, alors qu’il aurait été plus probable qu’elles aient revêtu des couleurs vives [7]. On peut d’ailleurs reconnaître une Venus pudica et une Vénus au pichet du plus bel effet.
L’animation des rues est aussi une évocation intéressante des activités commerciales et de la foule qui pouvaient animer le centre-ville. La première visite de Cassia et de son esclave dans les rues bondées montrent une partie des rues de la ville en pleine effervescence. Elles s’arrêtent notamment dans une popina dans un angle de rue, où l’on peut en effet admirer les mets qu’un pompéien pouvait se procurer à l’époque. Les décorateurs ont tellement pris leur tâche à cœur que même les poissons qui se trouvent là sont les espèces qui ont été retrouvées lors des fouilles, au point que, comme dit le réalisateur : « it looks right, it smells right. »
C- L’amphithéâtre de Pompéi : ses escaliers, ses gradins … son sous-sol ?
La représentation de Pompéi est d’autant plus intéressante qu’elle zoome sur des détails extrêmement précis du site archéologique. C’est le cas de l’amphithéâtre, et surtout de ses escaliers, qui sont emblématiques du site, et assez remarquables par rapport aux autres constructions similaires ailleurs dans l’Empire. En effet, les escaliers à Pompéi sont extérieurs, et l’on accède aux gradins par des escaliers doubles et symétriques, que l’on voit de très près à 47 min 20 sec, quand la foule accède d’abord, puis reflue pour échapper à l’éruption. C’est plutôt du côté de la structure interne du bâtiment qu’il faut aller chercher les licences cinématographiques. En effet, dans le film, les gladiateurs se préparent sous l’arène, dans un antre pourvu de cages où les enferment leurs geôliers, sous une voûte de béton qui s’effrite dangereusement. Cet effritement constaté par le leno (48 min 17 sec) prépare évidemment la scène où l’arène se fend en deux (1 h 04 min 15 sec), engloutissant les protagonistes que sont le Celte et l’âme damnée de Corvus, Marcus Proculus.
Cependant, on doit à la réalité d’admettre que ce soubassement n’a jamais existé : l’arène de Pompéi est de plain-pied, et repose entièrement sur un sol naturel, sans cave ni antre de quelque sorte que ce soit. Pour les besoins du film, les auteurs se sont inspirés d’autres amphithéâtres contemporains de la catastrophe, comme celui d’El Jem, qui dispose effectivement d’une galerie bordée de cellules en plein milieu de l’arène, sous un plancher de bois, et d’un hypogée, ou de celui d’Italica, plus tardif.
D- L’amphithéâtre de Pompéi : téléportation de mosaïques
La décoration des murs de soutènement des gradins est aussi un collage de différentes inspirations. En effet, dans le même souci de faire de l’ensemble une représentation cohérente de l’Antiquité, les décorateurs ont décidé d’orner leurs arrière-plans de mosaïques antiques de style romain. Quand on les regarde de plus près, elles représentent des combats de gladiateurs d’une facture indéniablement romaine, et semblent aussi dater de la fin du Ier siècle de notre ère. Ce sont en effet des mosaïques réelles, à ceci près qu’elles ne se trouvaient pas à Pompéi ni lors de l’éruption ni jamais, mais à quelques milliers de kilomètres de là, à Zliten, en Libye. Elles sont d’ailleurs conservées actuellement au musée archéologique de Tripoli.
Les mosaïques de Zliten sont communément datée du 1er siècle de notre ère, sous les Flaviens, ce qui correspond tout à fait à la période reconstituée dans le film. Elles figurent effectivement des combats de gladiateurs, mais aussi une damnatio ad bestias, dans laquelle le condamné est présenté lié sur un char à des léopards. Cette dernière représentation n’est pas reprise dans le film. Dans la série de vignettes, si l’on peut dire, la mosaïque de Zliten présente l’orchestre, dont un joueur d’orgue hydraulique. Ce motif est récurrent sous l’empire quand il s’agit de faire revivre dans la pierre la mise en scène des arènes : il se trouve aussi par exemple en Allemagne à Nennig. Mais seuls les combats de gladiateurs et les arbitres sont représentés dans le film, dans une facture nettement plus claire, « nettoyée » pourrait-on dire pour qu’elles aient l’air de fresques plus que de mosaïques. Les personnages sont inversés selon une symétrie verticale, peut-être pour les rendre moins reconnaissables ? Toujours est-il que le motif principal des combats de gladiateurs est cohérent avec le site représenté.
Un des panneaux qui ornent l’arène représente lui un léopard coursant un sanglier, à ce que l’on peut voir sur les photogrammes. Il s’agit là d’une réinterprétation de la fresque d’inspiration égyptienne qui occupe tout un pan de mur dans la maison des Ceii. En effet, cette fresque comportant deux registres superposés met en scène une chasse aux bêtes sauvages. Le registre supérieur montre un sanglier coursant une biche vers la gauche, tandis que le registre inférieur représente un lion s’apprêtant à sauter sur un taureau. Dans le film, le léopard du registre supérieur droit remplace le lion, et le sanglier remplace le taureau, donnant l’impression d’une venatio tout à fait en accord avec les spectacles que l’on pouvait voir à l’époque. N’oublions pas que jusqu’au 1er siècle de notre ère environ, les lions couraient encore les campagnes en Europe, et que la geste d’Hercule fait figurer le lion de Némée en bon rang : ce n’est pas un tour joué par l’imagination des poètes grecs et romains, mais bien l’illustration d’une vérité zoologique de l’époque, l’existence du lion d’Europe (Panthera leo spelaea).
5- Problèmes mineurs et stéréotypes indéracinables
Les stéréotypes pullulent dans les films de genre ; du fait qu’ils sont codifiés dans le genre même, ils font partie de la définition, du cahier des charges à respecter. Peu nombreux sont les péplums qui font l’économie de combats de gladiateurs, ou d’une exagération d’un goût supposé des Romains pour la violence. Le jeu outrancier de Joaquin Phoenix incarnant Commode devant un massacre de gladiateurs dans le Gladiator de Ridley Scott est en ce sens tout à fait caractéristique de ces stéréotypes assez navrants. Pompéi, qui relève non seulement du genre du péplum, mais aussi du film d’action, repose sur des raccourcis qui économisent des dialogues explicatifs d’ordre politique ou géographique notamment. On peut recenser quatre grands stéréotypes dans ce film : les Romains nazis, Londres sous la pluie, le massacre de gladiateurs et les événements hyperboliques.
A- Des Romains nazis
Dans sa critique de Gladiator parue dans l’Écran Fantastique n°198 dévolu au film de Ridley Scott, Jean Pierre Andrevon n’hésitait pas à qualifier la période romaine de nazie. La mise en scène de Scott, en effet, faisait la part belle aux effets de symétrie, notamment dans les costumes de la garde impériale, tous noirs, alors même que les vrais prétoriens étaient vêtus de blanc.
Dans Pompéi, ce cliché revient sous la forme de la brutalité de Corvus : prêt à tout pour mater la révolte des Celtes en Bretagne, manipulateur, il fait preuve de toutes les caractéristiques attribuées aux Nazis dans les films de seconde guerre mondiale, ou dans les films qui traitent de leur survie après 1945, Marathon Man par exemple. Ils font tous preuve des mêmes attributs : goût immodéré pour le sang, la violence, la torture, complexe de supériorité, chantage affectif, métiers militaires. Ils ne sont par ailleurs jamais dignes de confiance.
Corvus concentre en lui tous ces attributs, notamment dans la séquence d’introduction en Britannia, et en ajoute un autre, le harcèlement sexuel : il poursuit Cassia de ses assiduités, et n’hésite pas à faire le voyage entre Rome et Pompéi avec toute une armée pour la suivre encore, bien décidé cette fois à mettre tout son poids politique dans la balance pour faire plier son père. En effet, il n’hésite pas à donner le fouet à un rival esclave, fait chanter Severus dès qu’il en a l’occasion et envoie son âme damnée Proculus quand il s’agit de se battre. Son costume dénote également l’intention d’en faire un écho des sbires de l’armée allemande durant le dernier conflit mondial : cuirasse noire, cheveux courts, attitude d’une raideur martiale. Le péplum se trouve donc ici à la croisée des chemins avec le film de Nazis.
B- Londres sous la pluie
Les péplums montrent presque tous une action qui se déroule sous un ciel bleu et un soleil brillant. De même, les films qui se déroulent au Moyen Âge ont tendance à se dérouler dans la grisaille d’un hiver sans fin (Le dernier duel, encore Ridley Scott, 2022). Non seulement c’est toujours l’été à Rome, mais c’est toujours l’hiver dans les provinces reculées du nord. Dans Gladiator, la scène d’introduction qui se passe en Germanie se déroule sous la neige et dans une lumière pâle, dans Pompéi, c’est Londinium qui se trouve sous une pluie battante, qui donne l’occasion de faire luire les muscles de Kit Harrington.
La grisaille de tout le début du film place en fait la Britannia en opposition avec Pompéi : loin du centre de l’Empire, encore à moitié sauvage, dominée par des tribus et non l’État centralisateur romain, elle se trouve dans un monde extérieur qui laisse libre cours à la violence de Corvus : là, loin de tout contrôle, il peut déchaîner sa rage guerrière. Le traitement du climat comme la colorimétrie va dans ce sens : c’est un lieu dépourvu de civilisation, plongé dans la grisaille morale qui tend vers le noir, on n’y trouve que des tribus vouées à disparaître, des légionnaires sadiques et des marchands de gladiateurs décadents, c’est à dire gros, mal coiffés, vautrés et occupés à manger. Les arènes sont de bois, le public semble miséreux. Cela n’est pas sans rappeler le traitement manichéen que l’on trouve par exemple dans Avatar, où les soldats envahisseurs sont décrits comme des brutes, et les peuples proches de la nature comme de « bons sauvages » qui rappellent leur traitement dans la littérature du XVIIIème siècle. Le traitement de Milo, le Celte, est proche de cette représentation : issu d’un monde disparu, enseveli sous la modernité romaine qui fait écho à notre modernité, il a su garder avec la nature un lien d’empathie qui se manifeste dans la bienveillance dont il fait preuve avec les chevaux. À deux reprises, il entre en communication avec eux : lors de la première rencontre avec Cassia, quand il offre à une bête blessée une mort rapide, et quand il calme un étalon furieux avant de partir pour une folle cavalcade avec elle pour échapper au terrible Corvus. Ainsi la météo pluvieuse et le manque de lumière de la Britannia permettent-elles de replacer cet univers dans un crépuscule d’où sort un héros maudit. Puisque son peuple est mort, que la modernité romaine condamne la possibilité même d’une communion avec la nature, alors il ne peut pas s’en sortir. D’ailleurs, le crépuscule de la fin du film boucle la boucle : causé par des raisons naturelles, c’est à dire le nuage de cendres craché par le Vésuve, il ramène Milo à la nuit du début du film, et au traumatisme de la mort de sa tribu. Cela est souligné par la ligne de dialogue de Proculus, l’un des assassins de sa famille (1:01:48) : « Quelle que soit la vengeance que tu cherches à obtenir, je crains fort que tu ne sois déçu. »
S’il faut trouver une autre raison que la facilité thématique et l’esthétique, il est possible cependant d’évoquer l’Optimum Climatique Romain (OCR). En effet, cette période qui va d’environ 250 avant notre ère à environ 300 de notre ère est caractérisée par un climat méditerranéen plus chaud d’environ deux degrés en moyenne par rapport à la norme du XXème siècle [8]. Ainsi, en effet, le mois d’août dépeint dans le film a toutes les chances de voir un soleil rayonnant briller sur des campagnes verdoyantes autour de Pompéi. L’OCR offre au bassin méditerranéen des conditions exceptionnelles à son développement. En effet, elles fonctionnent comme la consommation de pétrole actuellement. Mais sur une période bien plus longue : l’augmentation du rayonnement solaire a permis une augmentation des ressources comestibles, qui elles-mêmes ont permis une augmentation de la population. Qui dit démographie croissante dit progrès technique, plus de bras pour l’agriculture, plus de rendement, plus de richesses à consacrer à des activités autres que l’agriculture, comme le commerce ou la guerre. En somme, cette période d’activité solaire optimale rassemble toutes les conditions favorables au développement d’un système économique et politique complexe.
A contrario, la chute de l’Empire romain tient en partie à une crise énergétique méditerranéenne et finalement mondiale : la fin de l’OCR signifie une baisse du rayonnement solaire, donc une baisse de rendement des récoltes. Moins de nourriture, plus de bras à consacrer aux travaux des champs, moins d’excédents à gaspiller en campagnes militaires. Si l’on ajoute l’activité volcanique et les épidémies du VIème siècle, le tableau est dantesque.
C- Massacre de gladiateurs
Comme dans la quasi totalité des films dans lesquels apparaissent des gladiateurs, ceux-ci sont représentés de manière à mettre en valeur leur plastique virile, et à donner au spectateur moderne l’illusion de sa supériorité morale sur les Anciens.
En effet, dans le film, les combats sont tous biaisés ou truqués pour que la foule puisse se repaître de giclées de sang à moindres frais. Le premier combat, à Londres, est un véritable massacre qui fait la part belle au démembrement et à l’empalement. La technique n’est pas le but recherché. La vraisemblance non plus.
Cependant, comme l’a montré Brice Lopez par exemple [9], le combat de gladiateurs obéit aux mêmes lois que les arts martiaux actuels, car c’en est aussi un : les attaques ne peuvent dépasser plus de trente secondes d’affilée, puisque chaque assaut puise dans les ressources musculaires et respiratoires des combattants. Pour avoir une idée du va-et-vient des assauts de gladiateurs, il faudrait regarder des combattants de boxe anglaise, de MMA, de savate, de judo… ils ont tous en commun le fait qu’ils ne peuvent maintenir une attaque plus de quelques secondes, tant la dépense est énorme à chaque fois. Or, dans Pompéi, les efforts sont soutenus, les engagements de longue durée, les opposants multiples ne peuvent placer le personnage que dans une posture héroïque et épique, non dans une représentation vraisemblable. Cependant, à la différence d’autres péplums où les glaives sont en plastique ou sont ramenés à de simples poignées auxquelles les ordinateurs rajoutent une lame en post-production, les acteurs ont dû combattre avec de vraies épées, de vrais boucliers, afin que leur poids se ressente dans leurs mouvements à cause de la fatigue musculaire.
Par ailleurs, si la gladiature est un sport de combat, il faut en déduire que le spectateur n’y cherche pas un terme rapide ou une fin sanglante, mais une joute technique qui lui permette de jauger les capacités de combattant des protagonistes : force, rapidité, technique, mais aussi inventivité, surprise, bottes secrètes, ruse. Les aficionados des sports de combat vous diront la même chose, de même que les supporters de football par exemple : vu le peu de buts dans un match, mieux vaut apprécier les aspects techniques.
Les représentations du type de Pompéi visent au contraire à mettre en évidence une violence sauvage et débridée, où l’inventivité n’est le fait que d’un seul homme, le héros, là où les adversaires ne sont que de la chair à glaive. Représenter la gladiature de cette manière pourrait servir à la discréditer au nom d’une supposée supériorité de notre civilisation sur celle de la Rome antique. En effet, dépeindre des combattants qui s’entretuent permet au spectateur moderne de se mettre à distance : une telle violence n’existant plus dans les spectacles actuels, il se sent conforté et rassuré dans sa propre image. Mais sommes-nous si éloignés de cette violence ? Les films comme Pompéi nous prouvent le contraire : nous avons troqué la violence réelle pour un simulacre encore plus outré, où les corps sont démembrés, les têtes coupées, sans qu’on puisse rater un détail. Les spectateurs des arènes devaient y voir beaucoup moins bien ! En fait, nous sommes peut-être plus voyeurs et plus violents que les Anciens : un jeune spectateur actuel lambda voit à la télévision la représentation de plus de 10 000 actes violents par an [10] !
Enfin, la catharsis, vieux concept aristotélicien qui consiste à affirmer que la violence représentée par l’art nous purge de notre excès de violence réelle, n’existe pas, bien au contraire. Toutes les études montrent que plus quelqu’un est exposé à des images violentes, plus il a tendance à se comporter violemment [11]. Les combats de gladiateurs mis en scène dans l’hyperviolence poussent donc le spectateur à se représenter le monde dans lequel il vit comme un monde violent, et à adapter son comportement. C’est en somme le même processus que la cigarette à l’écran, ou les représentations dégradantes des femmes : plus il y en a à l’écran, plus ces comportements sont susceptibles de se trouver transposés dans la vie réelle. Ainsi, placer les combats de gladiateurs dans un archétype de lutte à mort et d’hyperviolence ne sert pas réellement à placer notre modèle de civilisation au-dessus de celui des Romains, comme on pourrait le croire, mais plutôt à inciter à se comporter comme eux [12].
D- Tsunami, bombes de lave et statues qui s’embrassent
Lors des projections en 3D, puisque le film a été prévu pour être présenté dans ce format, une scène a soulevé l’enthousiasme : l’immense vague du tsunami qui menace d’envahir la cité. Au-delà de l’effet spectaculaire très réussi, cette scène soulève quelques interrogations. Si Pline-le-Jeune relate effectivement un épisode de soustraction des eaux, il ne fait aucune mention d’une immense vague qui aurait submergé le port, et qui aurait encore moins été bloquée par les murailles de la porta marina. Voici ce que dit Pline dans sa fameuse lettre à Tacite : « déjà la mer, abaissée tout à coup, n’avait plus de profondeur ». C’est tout.
On peut considérer comme vrai cet épisode de soustraction des eaux, ce qui induit a minima une vague déferlante comme réaction à ce mouvement d’écartement des côtes. Le film dépeint donc le phénomène comme un reflux des eaux (1h 15min 00 sec), et extrapole le mouvement inverse vers le port de Pompéi. Puisque Pompéi s’inscrit dans le double genre du péplum et du film catastrophe, la mise en scène se doit d’être hyperbolique : une catastrophe sans menace insolite et grandiose n’en est pas une. La séquence du tsunami s’inscrit dans la veine du disaster movie, et pour tout dire, le spectateur a patienté plus d’une heure devant un péplum pour voir enfin sur grand écran et en trois dimensions la catastrophe la plus médiatisée des deux mille dernières années. Paul Anderson lui-même insiste sur le fait qu’enfin, dans les années 2010, les effets spéciaux digitaux permettaient de faire figurer à l’écran une éruption plinienne digne de ce nom, et de plus la première d’entre elles, la plus connue et l’une des plus dévastatrices.
En revanche, utiliser un bateau comme bouchon qui s’encastre dans la porte qui mène au port relève de la pure fiction, et du grand spectacle assumé. L’on avait déjà vu une scène un peu similaire dans le film catastrophe de Roland Emmerich Le jour d’après, sorti en 2004, qui engloutissait tout New York, y compris la statue de la Liberté, sous un tsunami gigantesque, et un énorme bateau russe en profitait pour se frayer un chemin dans les avenues de la métropole. D’ailleurs, les deux angles de vue sont très similaires : la Statue de la Liberté et le phare du port de Pompéi subissent une déferlante presque identique.
D’un autre côté, les bombes de lave qui s’échappent du cratère en pleine éruption sont elles aussi une extrapolation hyperbolique de la réalité. Les éruptions pliniennes ne produisent pas de tels projectiles, et la ville elle-même ne montre aucun dégât causé par ce genre de bombes. La quantité, la description visuelle et la trajectoire de ces bombes de lave sont donc essentiellement des éléments de film catastrophe, surtout quand elles menacent directement les personnages secondaires comme le leno, dont le bateau finit coulé par le fond à cause du bombardement volcanique. Voilà le méchant puni par des projectiles doués de morale !
Enfin, la séquence catastrophe se termine par l’ensevelissement de la petite ville portuaire sous une nuée pyroclastique très bien représentée. Nul besoin d’hyperbole ici tant la violence de ce phénomène naturel parle pour lui-même : une vitesse pouvant dépasser 200 km/heure, et une température dépassant les 300°C. D’ailleurs, une partie des victimes d’Herculanum sont morts instantanément, le cerveau bouilli par la nuée, à tel point que leur crâne a explosé sous la pression intérieure. Une partie des éléments en bois découverts par les archéologues ont été directement calcinés, sans combustion, passant directement de l’état ligneux à l’état de charbon, ce qui les a conservés dans leur état d’origine. On peut notamment voir un pain carbonisé, un berceau, des portes de bois et autres détails que l’histoire aurait définitivement perdus sans cela.
Si la production voulait que le couple de héros survive à la catastrophe, force est de constater que leur duel avec Corvus les a tellement retardés que même le plus rapide des chevaux aurait eu du mal à rivaliser avec la nuée. Leur sort était scellé dès lors qu’elle déferlait sur eux, ce qui est finalement la fin la plus cohérente avec leur situation : dans le monde romain, s’ils avaient survécu, comment une jeune fille noble aurait-elle pu s’enfuir avec un esclave ?
Toujours est-il que le dernier plan, un panoramique tournant sur le dernier baiser des amants, est une prouesse d’effets numériques : les textures sont rendues de façon très réaliste, et le spectateur non averti pourrait prendre cette représentation pour une des statues effectivement trouvées sur le site.
Mais l’enchaînement du montage suggère que les amants ont été directement transformés en statues, et que ces statues ont conservé leur attitude dernière et une partie des détails de leurs vêtements. D’ailleurs, le fait que le plan soit baigné d’une pluie de cendres corrobore cette interprétation. Cependant, dans la réalité ils n’auraient pas pu conserver leur position debout, à cause de la force de la nuée qui les aurait balayés et dispersés. Les tendons et les articulations se seraient rétractés sous l’effet de la chaleur, et leur auraient donné une position crispée comme les squelettes que l’on trouve à Herculanum. Par ailleurs, les statues ne pourraient pas être baignées de cendres, dans la mesure où elles sont dans la réalité archéologiques des moulages en plâtre des vides laissés par les cadavres des victimes : leur aspect aurait sans doute été très similaire, mais l’on doit à la vérité de révéler ces détails qui ruinent bien évidemment le final romantique du film. Enfin, étant donné le fait qu’ils étaient au moment de leur mort au beau milieu de nulle part, il serait étonnant que les archéologues, qui fouillent en priorité l’espace urbain de la ville disparue, soient tombés par hasard sur eux. Tant pis pour le romantisme !
Conclusion
La vision de la catastrophe de 79 que Paul Anderson met en scène est un rêve d’enfant nourri par l’imaginaire romain dans lequel il baignait lors de sa jeunesse près du mur d’Hadrien. Arrivé au centre du processus de création hollywoodien, il lui donne enfin corps sous la forme d’un film hybride tenant aux trois-quarts du péplum de gladiateurs et au quart restant du film catastrophe. En effet, la technique permettant, au milieu des années 2010, de mettre en scène dans toute son ampleur l’éruption du Vésuve était enfin au point, et pouvait remplacer les maquettes et autres matte paintings des péplums antérieurs. Guidé par une solide étude du terrain et des sources scrupuleusement respectées, il recrée un Pompéi sinon probable du moins très crédible, dans lequel il place des protagonistes suffisamment stéréotypés pour entraîner le spectateur dans une action aux enjeux tant antiques que modernes. Malgré les concessions faites aux genres mêmes du péplum et du film catastrophe, qui nécessitent des opposants haïssables et de gigantesques hyperboles, il parvient à livrer un spectacle haletant qui s’apparente parfois à un énorme jeu des sept erreurs pour qui sait regarder là où il faut. Pompéi fonctionne donc très bien sur au moins deux registres : le plaisir coupable du cinéphile qui sait se laisser aller aux facilités jubilatoires du scénario, et le plaisir érudit de pointer à chaque licence cinématographique les libertés prises avec la réalité.