La rencontre
Le 10 janvier 2012, la BnF a organisé dans son Labo, en partenariat avec l’EHESS, une rencontre autour du titre du dernier ouvrage de M. Doueihi Pour un humanisme numérique.
M. Olender a ouvert la journée : historien et éditeur (il dirige la collection La librairie du XXIème siècle au Seuil), il a mis l’accent sur la problématique de la compétence numérique et a proposé de reprendre la méthode d’archéologue de Milad Doueihi pour comprendre le monde numérique, et pour que les cultures numériques refaçonnent les humanités singulières. Il rejoint ainsi les positions de M. Doueihi qui pose que le numérique refonde les pratiques lettrées du XXIème siècle avec le développement inouï de nouveaux moyens de communication, de publication, de diffusion et s’inscrit ainsi dans la vie de la cité. Il s’agissait ainsi de rompre des frontières inexistantes entre pensée et technologie notamment et d’examiner dans quelle mesure elles se nourrissent l’une l’autre : « ...l’outil numérique est devenu un lieu de sociabilité et (...) les frontières entre virtuel et réel ne cessent de tomber ; cet outil dessine aussi les contours de ces nouveaux espaces souples et éclatés qui sortent du champ domestique ou bureautique pour s’inscrire dans la cité. De nouvelles modalités de la relation sociale, de l’amitié, sont en train d’émerger et contribuent à construire un « nouvel humanisme ». »
Milad Doueihi a ensuite expliqué que le code numérique constitue une rupture radicale avec les pratiques lettrées et le rapport avec l’écrit. On assiste à une transformation culturelle du calcul et du numéral si bien que la culture numérique se démarque d’une ambition d’une science du net. Il s’agit de formaliser et de saisir par le calcul informatique les gestes culturels occidentaux.
L’informatique, d’abord une branche des mathématiques, est rapidement devenue une nouvelle science, transformée ensuite en industrie. Depuis 20 ans, l’informatique revêt une dimension culturelle (comme la chimie et la biologie, dont la convergence avec le numérique devient une conversion éthique). Le numérique amène ainsi à poser des questions qui concernent les individus, questions éthiques, écologiques, juridiques, économiques, politiques, historiques. L’histoire des sciences a longtemps pensé le numérique comme science, or la présence du code ne doit pas masquer la dimension culturelle. Le numérique ne sera pas une discipline académique, mais c’est un être culturel qui (se) développe (par) un imaginaire (avatar, monde inventé par les usages effectifs) donc il y a une poétique du code (API), une forme d’écriture littéraire, jamais purement individuelle, toujours participative, collective.
Milad Doueihi a abordé également la question des archives dont le contenu est le sang et l’accès est la liberté de pensée démocratique. Il a filé la métaphore en signalant les figures de l’animation et de reproduction du vivant utilisées : « propagation, virus... » ; la technique c’est le corps, corps qui s’inscrit dans une réalité sociale qui’il définit comme le numérique. Codes, interface et usages forment ce corps humain, social, algorithmique. On est devant l’enfance infinie de la technique informatique qui ne cesse de se réinventer, c’est une mythologie du numérique. La machine fait rêver mais c’est bien l’homme qui rêve, c’est l’imaginaire de la fiction et de ses pratiques qui est moteur de mutations numériques. La lecture industrielle ou automatique transforme la mesurabilité, modifie les catégories de la culture, instaure de nouveaux critères de pertinence. Se crée donc une nouvelle dimension de la confiance sociale. Les moteurs de cherche sont de grands lecteurs ! Le système de la recommandation survalorise la confiance sociale.
L’identité se construit entre fragments discursifs et interactions, particules élémentaires de l’identité numérique.
Autre « lieu » numérique : les jeux vidéos. Ils sont des lieux d’expérimentation où l’humain se transfère dans un monde virtuel, où le code se transforme en extension de l’humain. Sont ainsi possibles des échanges entre virtuel et réel, entre numérique et réel.
De cette nouvelle compétence numérique, la littératie, découlent de nouveaux savoirs et de nouvelles pédagogies, une nouvelle mémoire et de nouvelles façons de la transmettre. Il reste à mettre en place une éthique et une politique de l’accès.
Table ronde : « L’écrit à l’heure du numérique »
On assiste avec le numérique à la redéfinition de la place de chacun, notamment de la place de l’auteur par rapport à l’éditeur avec l’autopublication. C’est aussi la question de la lecture qui est modifiée et qui soulève inquiétudes et espoirs.
Sébastien Rongier a défini la plasticité du numérique : la plasticité, c’est recevoir et former son propre contenu (Hegel). Il met l’accent également sur l’intensification de la lecture (nous renvoyons ci-dessous au lien vers sa communication).
La table ronde a aussi rassemblé des écrivains :
- Camille de Toledo, évoque son travail d’écriture, notamment numérique : ainsi, le changement de taille des polices modifie le sens du texte (écrire un mot en majuscules par exemple). L’expérience qui a consisté à lire son livre dans un player où c’est le livre et non l’auteur le héros, a donné une video de neuf heures, dont chaque lecteur pourra en modifier les fragments.
- Cécile Portier dont l’écriture numérique, qu’elle soit individuelle ou collective, comme celle menée avec des lycéens d’Aubervilliers, est passionnante.
L’écrivaine a commencé par souligner que la nouvelle écriture dominante des statistiques se fait par le chiffre, que l’on imagine objectif et donc vrai ; le
« seuil de signification » des statistiques est de moins en moins interrogé, or c’est là que se situe la littérature, il s’agit d’interroger l’écriture du monde par les données que l’on a de lui.
Son blog Petite Racine, « Ici c’est fait pour écrire » rassemble des textes mais aussi des projets comme Traque traces, « fiction collective sur la mise en données du monde et son antécédent Simple Appareil®, mise à nu d’un personnage fictif par les sismographes sociaux, fabricants de notre réel. » Elle a fait réfléchir une classe de Tle STG aux traces que l’on laisse sur Internet et leur a fait inventer des personnages qu’ils ont dû géolocaliser et mettre en lien les uns avec les autres. Son travail s’est fait à partir de données, notamment celles de l’Insee ; elle a demandé aux élèves une suite de chiffres qui correspondaient, sans qu’ils le sachent, à des coordonnées GPS : la géolocalisation pouvait commencer.
Le lecteur à son tour suit un chemin qui lui est propre en cliquant au hasard sur tel personnage, sur tel échange, sur tel lieu. Cette expérience est remarquable en ce qu’elle met en jeu de véritables activités d’écritures et de lecture tout en interrogeant, de façon philosophique, le monde d’aujourd’hui.
Utiliser les outils numériques pour le professeur de lettres, ce n’est pas seulement appareiller un élève pour qu’il aille mieux (au sens littéral comme au sens figuré), pour qu’il progresse, c’est aussi (et surtout ?) mettre en place des activités numériques d’écriture réelles car éminemment créatives et philosophiques et littéraires en ce qu’elles interrogent l’homme et le monde, la vision du monde par l’homme et la vision que ce monde, via la machine, a de l’homme.
Bibliographie
Outre celle proposée sur le site du Labo de la BnF (en PDF), voici quelques liens en lien avec le sujet :
- Réponse de Cécile Portier dans la revue D’ici là publiée chez publie.net à une question qui lui fut posée lors de la rencontre.
- Article de Sabine Blanc dans OWNI sur la résidence d’écrivain de Cécile Portier à Aubervilliers : De la data littérature dans le 9-3.
- Communication de Sébastien Rongier publiée sur son site.
- Présentation de La grande conversion numérique de M. Doueihi sur le site de la Librairie du XXIème siècle.
- Carnet de M. A. Berra, Philologie à venir
- Entretien avec M. Olender, éditeur de la collection la Librairie du XXIème siècle
- Entretien de Milad Doueihi avec Xavier de la Porte en octobre 2011 à l’émission Place de la Toile.
- Présentation très claire du travail de Milad Doueihi par Pierre Mounier sur son blog Homo Numericus.