N.B. Edition utilisée : Garnier-Flammarion
L’émergence du dialogue au XVIIIème siècle
Les écrivains de la fin du XVIIème siècle et du début du XVIIIème siècle cherchent à inventer des formes nouvelles pour mettre en scène la philosophie. Ils sont en effet confrontés au problème de l’expression de leurs idées : peut-on utiliser les formes littéraires traditionnelles pour remettre en cause les fondements de la société et de la pensée occidentale ?
Conte philosophique et dialogue philosophique relèvent de la même démarche : proposer une démarche philosophique réelle tout en séduisant le lecteur. Le dialogue philosophique souvent pratiqué par Diderot permet ainsi de proposer une démarche de réflexion, une pensée en action. L’essentiel repose dans la mise en scène de la / des paroles, des deux voix qui se répondent. Cette forme permet d’éviter la lourdeur du traité tout en profitant de l’attrait de la rapidité de l’argumentation, du jeu, de la distance ironique et de la double énonciation.
Certes le XVIIIème siècle n’a pas inventé le dialogue d’idées. Il remonte à l’antiquité : Platon (on peut d’ailleurs remarquer qu’une des premières œuvres de Diderot est une traduction de L’Apologie de Socrate), Cicéron. Il est également repris au cours du XVIème siècle et du XVIIème siècle, mais sous la forme d’une juxtaposition de discours héritée de la pratique de la disputatio. Il s’agit le plus souvent de répliques longues, d’une juxtaposition de discours plutôt que d’un vrai débat d’idées.
Le dialogue philosophique connaît un véritable tournant au cours du XVIIIème siècle. Plusieurs éléments en sont à l’origine : l’émergence d’un idéal de conversation qui dessine un équilibre entre le sérieux du propos et la liberté, le naturel, l’enjouement du dialogue, ainsi que la naissance d’un véritable modèle de polyphonie avec les Provinciales de Pascal, dans lesquelles le scripteur s’intègre à deux systèmes de pensée et de paroles différents (Pascal fait parler le jésuite comme un jésuite et le provincial comme un provincial). Dès lors que ce débat d’idées n’est plus une juxtaposition de discours, l’auteur pourra faire en sorte que le lecteur puisse s’identifier à l’Européen ou à l’altérité sauvage.
Lectures en correspondance
Lahontan
Dialogues du M. le baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique
Diderot
Supplément au Voyage de Bougainville
p. 153-158
Questions :
– 1) Dans le texte de Lahontan analysez le fonctionnement du dialogue et de l’échange entre les deux interlocuteurs. Quelle relation à l’autre est-elle ici mise en scène ?
– 2) Comparez ce dialogue avec celui que met en place Diderot ? Quelles ressemblances et quelles différences remarquez-vous ? Quelle relation à l’autre est-elle ici mise en scène ?
Interprétation :
– Des points communs apparaissent entre le texte de Diderot et celui du précurseur Lahontan. Dans les deux cas la critique de la société européenne se fait à travers le regard d’un sauvage. La double énonciation permet à l’auteur de dialoguer avec le lecteur en l’amenant à mettre à distance les propos de celui qui est pourtant censé le représenter, le personnage de l’Européen.
– Mais le fonctionnement du dialogue est très différent. Lahontan présente une situation de communication qui, malgré quelques formules amicales, repose sur une impossibilité de communiquer. Lahontan-personnage ne cesse d’affirmer la supériorité de l’Européen civilisateur et tout la présentation de son système de pensée repose sur la pétition de principe, l’absence de toute réelle argumentation, l’enfermement dans le psittacisme, à la manière de la rhétorique des missionnaires dont il se fait l’écho. A l’inverse, Adario apparaît comme une image du philosophe des Lumières, et son credo peut bien apparaître comme le précurseur du déisme.
– Tel n’est pas le fonctionnement du dialogue dans le texte de Diderot, où aucune pensée ne s’affirme de façon aussi monologique.
II. Les raisons de son succès au XVIIIème siècle
Les œuvres dialoguées sont un succès d’édition au XVIIIème siècle : entre 1700 et 1789, 250 œuvres de dialogues sont publiées. C’est une nouvelle forme de discussion philosophie particulièrement combattive qui voit le jour, une forme de « dramaturgie philosophique ».
Plusieurs raisons expliquent ce succès :
Les facteurs littéraires
Le dialogue philosophique se trouve à la croisée des modèles anciens, et notamment la fascination éprouvée, en particulier par Diderot, pour la maïeutique socratique, et des modèles modernes que sont Pascal et Fontenelle.
Les facteurs sociologiques
Le dialogue correspond aux conditions sociales de la vie intellectuelle du XVIIIème siècle : la lutte philosophique se propage sur un terrain essentiellement mondain, dans le cadre des salons. Le débat d’idées qui voit le jour comme nouvelle forme littéraire correspond à ces nouveaux lieux d’échange. Dès lors, la philosophie, comme la conversation, doit fuir l’ennui et être marquée par le désir de plaire. Ces habitudes intellectuelles dessinent une figure de l’interlocuteur qui doit être ouvert, digne d’un échange.
Ce modèle impose également un certain style : comment rendre à l’écrit l’oralité d’une conversation ?
Les facteurs idéologiques
Le débat d’idées est également lié à la crise idéologique qui frappe l’Europe et qui se marque par la permanente confrontation critique entre l’ancien et le nouveau, l’ici et l’ailleurs, l’absolu et le relatif. Par le biais d’un étranger qui aura suffisamment de distance pour tenir un discours critique. Le sauvage ou l’oriental des Lettres Persanes offre cette triple altérité politique (il est étranger à la monarchie), idéologique (il est étranger à la civilisation européenne) et religieuse (il est étranger au christianisme).
Le dialogue s’ouvre alors à une critique du langage qui n’est plus conçu comme un outil transparent, un instrument neutre, mais comme un outil de propagande, chargé de l’idéologie du locuteur, qu’il s’agit de redéfinir. De nombreux passages du dialogue entre Orou et l’aumônier repose sur une interrogation sur les mots « religion », « mariage », etc.
III. Les difficultés du genre
Malgré son succès, le dialogue est un genre difficile, une forme à propos de laquelle Diderot écrit qu’elle « demande du génie ».
Le problème de l’Autre
La mise en scène d’une confrontation entre deux altérités est également une des difficultés du genre. Très souvent, les deux interlocuteurs ne représentent pas une véritable dialectique et le dialogue cache mal le monologue de la parole unique de l’auteur. Les modalités des dialogues avec le sauvage du XVIIIème siècle permettent de dépasser cet écueil en poussant le lecteur à s’identifier non avec la figure de l’Européen mais avec celle du sauvage, de l’autre. C’est une démarche déstabilisante pour le lecteur de l’époque qui est amené à récuser l’opinion commune et l’ethnocentrisme.
Question : A partir des textes que vous avez rencontré également en première, analysez les fonctions et les enjeux du choix d’un regard étranger sur la civilisation européenne.
L’ambivalence du débat d’idées, à la fois dialogue littéraire et dialogue philosophique
Le discours doit être conceptuel tout en utilisant un langage expressif. Comment allier l’ordre et la logique démonstrative et argumentative de la philosophie avec le caractère beaucoup plus vagabond et buissonnier de la conversation vécue qui rebondit le plus souvent sur des mots, et pas toujours sur des idées ? Comment allier la dimension imprévisible de la conversation avec la démarche philosophique qui procède par approfondissements successifs ?
Le Supplément au Voyage de Bougainville répond parfaitement à cette esthétique du débat d’idées mondain tel qu’il est pratiqué au XVIIIème siècle. La structure du texte en effet semble au premier abord aléatoire, imprévue, conforme aux digressions et aux ruptures d’un vrai dialogue.
– Interruption : p 164 « A - Qu’est-ce que je vois là en marge ? »
– Digression : p 165 « A - Avant qu’il reprenne son discours, j’ai une prière à vous faire, c’est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle Angleterre. »
Cette structure narrative particulière répond à la fois à la fois aux exigences du dialogue littéraire et aux enjeux du dialogue philosophique tel que le conçoit Diderot. La philosophie désormais ne passe plus par une mais par plusieurs voix. Le philosophe du XVIIIème siècle ne parle pas seulement en son nom : il peut parler à travers la voix d’un Tahitien, ou d’un autre de ses contemporains, comme l’abbé de Raynal. Si Diderot fait dire à A à propos de l’Histoire des deux Indes de l’abbé de Raynal p 167 « Ouvrage excellent et d’un ton si différent des précédents qu’on a soupçonné l’abbé d’y avoir employé des mains étrangères », c’est qu’il en sait quelque chose : il y a lui-même participé.
IV. Dialogue et conte
Le conte, et en particulier le conte voltairien, répond aux mêmes exigences et aux mêmes objectifs. La structure narrative de L’Ingénu permet également l’émergence de la parole, à la fois ludique et profonde, d’un débat d’idées. L’enchaînement narratif des épisodes a précisément pour but de donner l’illusion de la parole spontanée de la conversation. La complicité est donc forte, même au niveau générique entre le conte voltairien et un texte comme le Supplément au Voyage de Bougainville.
Cette parenté entre œuvre de dialogues et conte philosophique est d’autant plus marquée que le Supplément s’inscrit dans un triptyque au sein duquel il est précédé par deux contes : Ceci n’est pas un conte et Mme de La Carlière. Le parallélisme des sous-titres renforce cette parenté générique : le sous-titre de Mme de La Carlière, « Sur l’inconséquence du jugement public de nos actions particulières » évoque, comme celui du Supplément « Sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions qui n’en comportent pas », la question de la morale. Les trois contes du triptyque illustrent l’empire des préjugés en matière sexuelle.