Étudier une tragédie grecque en Terminale Littéraire : autour d’Electre de Sophocle

, par LEGANGNEUX Patricia, collège Jean-Jaurès, Levallois-Perret

Cet article renvoie à des programmes qui ne sont plus d’actualité ; néanmoins, la démarche pédagogique évoquée conserve tout son intérêt.

Par Patricia Legangneux , collège Jean-Jaurès, Levallois-Perret

I. Une culture de la performance

Il est important de resituer tout d’abord le théâtre grec dans son contexte socio-culturel.

La culture athénienne du Ve siècle avant J-C est une culture de la performance, c’est-à-dire que la vie politique, religieuse et privée comporte de nombreux rituels à caractère spectaculaire : de grandes cérémonies ou rassemblements collectifs comportant des actants et des spectateurs.

1. De nombreux rituels

Des rituels publics

Ce sont de grandes fêtes religieuses avec procession, sacrifices, offrandes et performances chorales qui peuvent faire l’objet de concours, comme le dithyrambe, qui est un choeur en l’honneur de Dionysos. Dans certains rituels, les actants se déguisent.

Des rituels privés

Précisons que certaines parties se passent en public comme les rituels de mariage ou de deuil où l’on retrouve des choeurs. Certains rituels funéraires sont entièrement pris en charge par la collectivité, comme ceux concernant ceux qui sont morts à la guerre.

Des performances politiques

Ce sont les débats à l’Assemblée, les procès où s’affrontent publiquement des adversaires dans des « mises en scène » très spécifiques.

2. Les compétitions

Il existe également des spectacles qui sont des compétitions (agôn). Les vainqueurs sont couronnés et glorifiés. On peut citer :

- Les compétitions athlétiques comme les Jeux Olympiques, Pythiques, Néméens et Isthmiques.

- Les concours poétiques où les aèdes et les rhapsodes improvisent de la poésie épique ou lyrique.

- Les concours dramatiques : tragédie, comédie, drame satyrique.

Toutes ces performances sont ritualisées : offrandes aux dieux ou, à tout le moins, placées sous la protection des dieux, elles servent de lien entre les hommes et le divin. C’est pourquoi elles obéissent à des règles de fonctionnement toujours identiques et très précises ( [1]
Elles reviennent tous les ans à des dates précises.
Elles utilisent l’espace civique et/ou religieux d’une façon particulière. Ainsi, les processions (pompai) structurent l’espace civique et religieux, les articulent l’un à l’autre. On peut citer l’exemple de la frise du Parthénon qui représente la procession des Grandes Panathénées. L’Agora, comme le théâtre de Dionysos, sont utilisés autant à des fins spectaculaires que politiques.

Tous les membres de la communauté (femmes et enfants inclus) participent d’une façon ou d’une autre à ces différentes performances. Les plus riches en payent les frais à travers un impôt appelé « liturgie ». Les citoyens y sont désignés pour chanter et danser dans les chœurs. Tous consomment pendant les festivités les banquets des sacrifices. C’est ainsi que, dans Les Lois (700-701), Platon accuse même Athènes d’être une « théâtrocratie » tant le fonctionnement politique est devenu inséparable de sa mise en spectacle.

II. La performance théâtrale

1. Les performances chorales à l’origine du théâtre

Le chœur rituel est le fondement de la culture grecque classique. Les chœurs sont à la fois religieux et civiques : ils sont un moyen de communiquer avec les dieux, puisqu’ils sont souvent des prières ; et ils sont, pour la jeunesse grecque, un instrument d’initiation et d’éducation à la poésie.

Leur principe est simple : un groupe de jeunes gens ou de jeunes filles chantent et dansent à l’unisson sous la direction d’un chef de chœur (chorège). Le mot « choros » désigne au départ un lieu où l’on danse. A Athènes, on pense que ces chœurs faisaient leur prestation sur l’agora où l’on a retrouvé de traces d’une orchestra, unescèneconstituée d’une aire aplanie. Le chorègos s’occupe de l’aspect vocal et de la chorégraphie, en réglant pas de danse et posture des bras. Il joue également l’accompagnement musical (lyre ou flûte à double anche appelée aulos).

Les occasions où l’on réunit un chœur sont nombreuses : rites funéraires, mariages, banquets. Mais les chœurs rituels les plus fréquents sont ceux dont on va trouver des traces dans les tragédies :

 Le péan : c’est le chant propitiatoire en l’honneur d’une divinité. Pendant que les garçons chantent, les filles poussent des cris rituels. On oscille entre chants et danses exécutés par l’ensemble du chœur et exécution monodique, où le chœur n’intervient que par ses pas de danse et le chant du refrain. On peut donner l’exemple dupremier stasimon des Trachiniennes.

 L’hyménée : c’est un chant de noces entonné par un chœur de femmes.

 Le thrène : c’est le chant de lamentations funèbres. Citons l’entrée d’Electre et le kommos avec le chœur.

 Le dithyrambe : depuis Aristote et sa Poétique, on considére cette forme chorale comme l’origine directe des chœurs tragiques. « La tragédie est née de l’improvisation ; [elle vient] de ceux qui conduisaient le dithyrambe » dit-il [2]. Il s’agit en effet à l’origine d’un chant à Dionysos, exécuté par un groupe guidé par un exarchon qui improvise, inspiré par le dieu,la possession dionysiaque se faisant par le vin et la musique de la flûte. Aristote a vu dans cet exarchon l’embryon du premier acteur. Les choreutes poussent des cris rituels ou chantent à l’unisson en répétant les paroles de l’exarchon et dansent en cercle autour de l’autel de Dionysos, ils entrent eux-mêmes en transe.

Peu à peu, la forme s’est figée : l’exarchon a composé un chant construit et il est devenu un auteur. Puis,il l’a fait répéter aux choreutes. Il n’y a plus eu de transe ni d’inspiration divine. ce chant religieux traditionnel est donc devenu une forme poétique officielle que l’on a intégrée dans des concours à la fin du VIe siècle, pour développer une culture panhéllénique : dans les légendes, l’inventeur du dithyrambe est tantôt un Dorien originaire du Péloponnèse, tantôt un Ionien originaire de l’île de Lesbos, comme Arion.

On ne saurait dire qu’il y a eu évolution du dithyrambe à la tragédie, puisque le dithyrambe a persisté comme genre à part entière. D’ailleurs, aux Grandes Dionysies, les fêtes débutaient avec un concours de dithyrambes où chaque tribu présentait un chœur de 50 garçons et un chœur de 50 hommes adultes. Le prix était décerné non à « l’auteur, », mais à la tribu qui avait montré la meilleure performance musicale. Les choreutes n’étaient pas masqués.

Disons plutôt que la tragédie a assimilé, absorbé toutes sortes de genres : les performances chorales religieuses dont le dithyrambe, comme la poésie épique.

2. Théâtre codifié et mimèsis : la tragédie comme convention esthétique et spectaculaire

Les genres tragiques et comiques sont, dans l’Antiquité, essentiellement des codes d’écriture et de réalisation scénique. Il n’y a pas un registre tragique qui préexisterait au spectacle lui-même.

L’adjectif « tragique » (tragikos) n’est utilisé en-dehors de références au théâtre que par Platon ou dans La Rhétorique d’Aristote. En cela, le travail des poètes grecs est proche de celui des dramaturges du XVIIe siècle, pour lesquels une tragédie « commence par être la réponse à deux questions primordiales : quel sujet choisir pour susciter les émotions propres à la tragédie et comment les disposer pour y parvenir le mieux possible » [3]). Pour un Grec, une tragédie doit donc comporter des scènes attendues qui provoqueront toujours les mêmes effets décrits par Aristote : la pitié, l’horreur et l’effroi.

La mise en scène n’existe pas non plus en Grèce ancienne. Il n’y a pas de création scénique qui serait une interprétation du texte. Le spectacle est la réalisation codifiée du texte, à travers les techniques de la mimèsis. Celle-ci n’est pas une imitation de la réalité, mais plutôt une forme stylisée qui cherche à produire sur le spectateur-auditeur les mêmes effets que le modèle qu’on se propose. L’univers théâtral n’est pas considéré comme réaliste par les spectateurs grecs puisque la mimèsis théâtrale donne à voir et à entendre ce à quoi les spectateurs n’ont pas accès, comme le monde des héros et des dieux), mais sans leur donner à aucun moment l’illusion que la distance entre eux et ces figures n’existe plus. Il faut davantage parler de la création d’une réalité nouvelle, fictionnelle.

La mimèsis est visuelle et auditive et s’appuie sur plusieurs éléments respectant tous des codes très précis :

La musique instrumentale et chantée

L’aulos sert de musique d’accompagnement à tous les chœurs tragiques et sans doute aussi à toutes les parties chantées des acteurs. L’aulète entre dans l’orchestra en même temps que le chœur et est le seul à ne pas être masqué. La musique de la flûte introduit une forme d’étrangeté. Musique associée au culte oriental dionysiaque, elle signale l’expression des sentiments violents, qu’il s’agisse de forte joie ou de désespoir.

la danse

La chorégraphie grecque se compose de trois éléments : les figures exécutées ou postures (schèmata), les enchaînements de postures (phorai) et la deixis qui consiste en un système de signes non mimétiques, comparables aux mudras des danses indiennes, qui constituent un code gestuel non figuratif). La cheironomia est le code particulier fait avec les doigts. Certes, Pollux, érudit grec d’époque tardive (IIIe siècle ap. J-C) a laissé une liste des schèmata, mais il est difficile à partir de ce texte de se faire une idée précise des mouvements exécutés par les danseurs. On pense que la mimèsis consistait à effectuer avec les bras et les mains des mouvements dont beaucoup renvoyaient à des gestes rituels, pendant que les pieds suivaient le rythme de l’accompagnement musical.

Le masque

C’est l’élément fondamental de la mimèsis visuelle.
Un même mot désigne le masque et le visage : prosôpon. Ce terme unique désigne « ce qui fait face au regard ». Le masque ne cache pas le visage : il se substitue au visage réel. Il n’installe pas l’illusion mais rappelle sans cesse que l’on est dans l’univers théâtral : la fixité du masque s’oppose à la mobilité du visage souvent décrit dans les dialogues (que l’on pense en particulier au visage couvert de larmes).

Le premier masque aurait été inventé par Thespis qui aurait été le premier auteur-acteur tragique en 534. Il avait commencé par s’enduire le visage de blanc de céruse. Les masques sont en toile et recouvrent entièrement la tête, perruque comprise.

Les masques grecs permettent les changements de rôles (il n’y a que deux puis trois acteurs pour tous les rôles) et de faire des personnages des types que l’on peut identifier rapidement. Rappelons que les acteurs sont au moins à 18 m des premiers rangs de spectateurs ! D’après le catalogue de Pollux, on sait que l’âge et le sexe des personnages se distinguaient par des différences de couleur ou de chevelure. Les masques de femme sont blancs, ceux des hommes plus foncés. Les vieillards sont chauves et portent une barbe blanche. Les hommes mûrs portent une barbe noire, les jeunes gens sont imberbes. Les masques du Ve siècle sont sans doute assez inexpressifs. La bouche est un peu ouverte. C’est à partir du IVe siècle que les masques tragiques auront des traits accentués avec les plis de la bouche tombants, les sourcils froncés, les yeux écarquillés, avec un postiche permettant de surélever la perruque (onkos).

Quand un masque sort de la convention, les dialogues en parlent. Le masque d’Œdipe avec les yeux crevés dégouttant de sang est décrit à la fin d’Œdipe-Roi. Cette figure provoque un mouvement d’effroi du chœur qui ne peut d’abord le regarder en face. Dans Œdipe à Colone, Polynice décrit ainsi son père, devenu plus pathétique qu’effrayant : « Je le découvre avec vous ici sous des hardes dont la vieille et horrible crasse ronge les vieux flancs qu’elle couvre, tandis que, sur son front aux yeux morts, ses cheveux en désordre flottent à tous les vents. »(v. 1254 sq.)

le costume

Le costume complète l’identification du personnage. La robe tragique ne présente aucun réalisme : c’est une longue tunique aux couleurs chatoyantes qui dégage les bras. Les acteurs ne porteront des cothurnes qu’à l’époque hellénistique. Au Ve siècle, ils ont des bottines souples permettant des déplacements faciles. Des accessoires particuliers permettent de reconnaître certains personnages, comme l’arc ou la massue d’Heraklès. Euripide introduit du réalisme dans les costumes. Ainsi, ses pauvres seront en haillons, ce dont Aristophane se moque.

Le jeu conventionnel

L’acteur grec recevait une formation dès l’enfance en danse, chant et jeu. L’apprentisage se faisait par imitation de maître à élève. Comme pour la danse, le jeu utilise la cheironomia et des postures (schèmata) particulières pour chaque personnage joué. Comme les écoles de rhétorique ont utilisé certaines de ces techniques, on en retrouve trace dans les traités de rhétorique d’époque romaine de Quintilien ou de Cicéron.

Certaines attitudes sont largement commentées dans les tragédies elles-mêmes par les autres personnages. Ainsi,l’attitude de repli qui indique une douleur extrême consiste à garder la tête baissée, un voile par-dessus le visage. En effet, ne plus montrer son visage-masque est un refus de communication.

Beaucoup de gestes font aussi référence à des gestes religieux (libations, prières, gestes autour d’un mort, supplication), ou à des gestes sociaux (relations familiales ou sociales scènes de reconnaissance, d’adieux, de soins, de consolation).
En règle générale, on attend d’un héros qu’il ait une attitude corporelle digne : tout corps qui se laisse aller, s’effondre, est justifié par la vieillesse, la maladie, la souffrance. Sophocle rend souvent pathétique la situation de héros virils en les montrant incapables de maîtriser leur corps comme Hercule mourant dans Les Trachiniennes ou Philoctète, héros éponyme dont le pied est gangrené et qui a des accès de délire et des pertes de conscience. L’un et l’autre doivent être soutenus, manipulés avec précaution.

Le contrôle de la voix

Les changements de rôle nécessitent que l’acteur change aussi de registre de voix. Il peut faire entendre une voix d’homme ou de femme. Il peut incarner un personnage qui a deux voix différentes, tels Œdipe dans Œdipe-Roi ou dans Œdipe à Colone, Héraklès qui, dans Les Trachiniennes, dit gémir comme une femme quand il se meurt.

Il existe de nombreux passages où l’acteur chante en solo ou en duo avec le chœur, en particulier des chants de lamentation. On pense, si l’on en juge d’après les traités de rhétorique, que les acteurs jouaient autant sur le volume que sur le débit de la voix.

3. fonctionnement de l’espace théâtral

Les premières représentations théâtrales furent données sur l’agora où se passaient déjà les concours de chœurs. On installait des bancs face à un espace plan, rectangulaire. Dans les premières années du Ve siècle, on aménagea l’aire de danse située au-dessus du temple de Dionysos. Le théâtre fut alors intégré à l’espace du temple.

On s’interroge encore pour savoir si la première orchestra était ronde ou trapézoïdale (ce qu’on voit aujourd’hui date de la période romaine) : on a en effet retrouvé des orchestra en trapèze dans des théâtres des environs d’Athènes datant du Ve siècle. Le lieu théâtral est constitué de plusieurs espaces hétérogènes : l’orchestra, le theatron, la skènè avec pour accès les eisodoi.

Pendant longtemps l’orchestra fut la seule aire de jeu : pour Les Perses, Les Suppliantes, Prométhée enchaîné d’Eschyle, il n’est besoin que de quelques accessoires : une tombe, un autel, un rocher. La baraque où se changeaient les acteurs était quelque part hors de la vue du public.

C’est avec l’Orestie qu’apparaît la nécessité d’un bâtiment de scène pour figurer le palais. En 458 av. JC, il s’agira d’une baraque en bois de 12 mètres sur 4, servant à la fois de coulisses et de décor. La baraque a été transportée face au public, sur la partie sud de l’orchestra. On suspendait sur la façade des panneaux peints pour figurer plutôt un palais, un temple ou une grotte.

Il était nécessaire de décrire le lieu pour « compléter » le décor sommaire que les spectateurs avaient sous les yeux. On peut lire, par exemple, les descriptions de la grotte avec ses différentes issues au début de Philoctète.

Peut-être existait-il une estrade haute de quelques marches (logeion) qui distinguait l’espace des personnages et l’espace du chœur. Mais les va-et-vient sont fréquents entre les deux lieux, donc il ne peut s’agir d’une scène à proprement parler.

De l’époque de Périclès date la construction d’un vrai theatron, d’un portique de 70 m de large qui barre le regard des spectateurs derrière la skènè et d’un odéon, lieu pour écouter de la musique. Le bâtiment de scène n’est en pierre qu’à partir de 340 av. J-C (construction de Lycurgue). On lui ajoute alors deux ailes et deux portes latérales.

On compte alors trois espaces possibles de jeu : l’orchestra, le devant la skènè (sur le logeion ?) et le toit de la skènè en terrasse ainsi que le theologeion. L’utilisation de ces espaces est extrêmement codifiée : le chœur ne pénètre jamais, sauf exception extraordinaire, dans la skènè.

Fonctionnement orchestra/ entrées latérales

Les eisodoi correspondent conventionnellement à des directions : l’eisodos est (à gauche pour les spectateurs qui voyaient la route vers la campagne de ce côté) mène à l’extérieur de la cité dont parle l’histoire, l’eisodos ouest (à droite) vers l’intérieur de la cité (les spectateurs voyaient de ce côté l’agora).

La distance importante entre l’eisodos et le centre de l’orchestra produit des entrées longues et spectaculaires qui sont annoncées dans les dialogues (pour laisser le temps aux acteurs d’arriver). Ainsi, on a des entrées solennelles sur un char dans Les Perses, Agamemnon d’Eschyle, dans Les Troyennes d’Euripide. On a des processions funéraires dans plusieurs pièces d’Euripide.

Fonctionnement intérieur / extérieur

La skènè crée un espace privé, caché, secret qui s’oppose à l’espace public de l’orchestra. La porte centrale permet des entrées et sorties rapides que ne permettaient pas les eisodoi.

Elle permet d’autrepart l’émergence d’une nouvelle convention : la violence n’est jamais jouée devant le public ; elle se déroule toujours à l’intérieur de la skènè. Mais on entend les cris des personnages assassinés que le chœur ou des personnages peuvent commenter avec effroi. Puis, les résultats de la violence sont racontés et enfin montrés grâce à une machinerie, l’ekkuklème, plateau roulant poussé à vue. Cette convention permet de réaliser scéniquement l’opposition symbolique entre la sphère privée et la sphère publique, l’oikos et la polis. Ce qui est montré sur l’ekkuklème est un tableau qui a été décrit au préalable pour aider le public à interpréter, parfois à compléter, l’image qu’il va avoir sous les yeux. On peut voir, par exemple, la scène d’Ajax où le héros après sa crise de folie est montré sur l’ekkuklème. Il devait être entouré des cadavres des animaux qu’il a égorgés croyant massacrer les chefs grecs. Il est probable que la longue description faite par Tecmesse a suffi au spectateur et la posture d’abattement d’Ajax est la preuve pour le chœur qu’elle a dit vrai et que le héros est malade. Ajax réapparaîtra comme cadavre sur l’ekkuklème dans la deuxième moitié de la tragédie. Les deux scènes se répondent ainsi : l’Ajax du début qui avait perdu sa dignité de guerrier était déjà, spectaculairement, un homme mort.

L’espace en hauteur

Le toit en terrasse de la skènè est utilisé dès l’Agamemnon d’Eschyle où le prologue est dit par un veilleur installé sur cette terrasse pour attendre un signal annonçant la fin de la guerre de Troie. Ce toit est accessible soit par un escalier à l’intérieur du bâtiment, soit par une échelle adossée au revers de l’édifice. La première solution permet une entrée subite du personnage (comme Evadné dans Les Suppliantes d’Euripide). La deuxième permet de faire monter le personnage à la vue du public (comme le précepteur et Antigone dans Les Phéniciennes d’Euripide qui commentent leur montée difficile).

Les apparitions d’humains sont exceptionnelles sur le toit : cinq fois pour des hommes ; quatorze pour des dieux son nom. Pour faire du theologeion (le lieu où parlent les dieux, un espace encore plus spectaculaire, on utilise la grue, la mechanè (bras articulé), des crochets, nacelles ou harnais. On peutdonner l’exemple du char avec lequel Médée s’enfuit dans la tragédie d’Euripide.

Au début d’Ajax, on a un jeu spectaculairement intéressant entre Athéna (sur le toit), Ulysse (devant la skènè) et Ajax qui sort de la skènè. La position d’Ulysse renvoie à celle du spectateur : comme lui, il peut voir sans danger la folie d’Ajax, manipulé par la déesse qui le fait sortir de la skènè pour le tourner en ridicule.

Le fonctionnement de l’espace théâtral grec crée des oppositions dramaturgiquement intéressantes entre l’est et l’ouest, entre les sorties latérales et le centre de l’orchestra, entre ce centre et la porte de la skènè, puis entre la porte et le toit ou entre l’orchestra et le ciel, entre les humains et les dieux.

III. dramaturgie tragique

1. Structure d’une tragédie

Au début un seul acteur (protagoniste), puis deux et trois (deutéragoniste inventé par Eschyle et tritagoniste inventé par Sophocle) se partagent tous les rôles. Les possibilités d’échanges sont donc limitées.

Alternance fondamentale entre le parlé et le chanté

Sont parlés, les dialogues entre les personnages ou entre un personnage et le chœur, représenté par le coryphée, c’est-à-dire le chef de chœur. Parfois un personnage a une partie chantée en solo (mélodrame ou monodie) ou en duo avec le chœur (kommos).

Sont chantées toutes les parties chorales.
Les tragédies sont écrites en vers, mais les parties chantées utilisent le dialecte dorien et des vers très variés en rapport avec les rythmes de danse. On ne sait si ce langage lyrique était totalement compris de la part des spectateurs athéniens.

Au contraire, les parties parlées sont en dialecte attique et en trimètres iambiques. Même s’il ne s’agit pas d’un langage parlé ordinaire, il était parfaitement compréhensible. Ce même dialecte est utilisé aussi dans des récitatifs, les morceaux psalmodiés. Le coryphée propose un accompagnement musical sur un rythme de marche. On remarque ainsi que domine l’anapeste, c’est-à-dire la succession de deux syllabes brèves et d’une longue. Quant aux récitatifs, ils peuvent accompagner l’entrée du chœur ( voir le parodos d’Antigone) ou servir de transition entre chant et dialogue parlé.

Certes, la structure de l’ensemble obéit à des règles très précises mais elles peuvent subir des variations

La structure d’Electre en fournit un bon exemple.

Le prologue explique la situation (dans Electre cette mission revient au précepteur et à Oreste).

Le Parodos correspond à l’entrée du chœur. Dans Electre, elle est combinée avec un mélodrame chanté par Electre et la parodos devient un dialogue lyrique, un kommos de deuil entre le chœur et Electre.

Les épisodes, les dialogues échangés entre les personnages, sont séparés par des stasima. Précisons qu’un stasimon est un chant entonné par le chœur. Il est constitué de strophes et d’antistrophes pendant lesquelles le chœur dansait dans un sens puis dans un autre, en restant sur place. On est certain que les 15 choreutes étaient organisés en 3 files de 5 quand ils entraient. Chaque stasimon fait émerger une image actualisée par les corps des danseurs qui donne le ton à l’épisode qui suit ou qui précède.

 Dans Electre, le premier épisode met en scène Electre et le coryphée, puis Electre et Chrysothémis.

 Le premier stasimon fait entendre la justice.

 Dans le deuxième épisode se succèdent Clytemnestre/ Electre, le précepteur/ Clytemnestre/ Electre au moment de l’annonce de la mort d’Oreste). Au lieu d’un chant du chœur, on a à nouveau un dialogue lyrique entre Electre et le chœur (kommos) qui remplace un stasimon.

 Dans le trosième épisode : Chrysothémis / Electre

 Deuxième stasimon : la famille fait l’éloge d’Electre.

 Quatrième épisode : Electre /Oreste jouent la scène de reconnaissance, puis, avec le précepteur, est prise la décision du meurtre.

 Troisième stasimon  : le vengeur.

 Exodos : Cette scène finale coïncidait avec la sortie du chœur. Peut-être le terme ne désignait-il au départ que la dernière réplique du coryphée. Ici, a lieu le meurtre de Clytemnestre. On assiste aux dialogues Electre/ coryphée qui écoute ses cris, Electre /Egisthe, puis Egisthe/ Oreste (2e meurtre). La tragédie se termine sur un récitatif très bref du coryphée.

Analyse de cette structure

Le chœur a un rôle fondamental dans l’expression du deuil d’Electre, avec deux longs kommoi. Au contraire, les stasima sont réduits, ce qui constitue une grande différence avec Eschyle, et sont simplement une façon de donner raison au meurtre de Clytemnestre.

Les épisodes ont des rebondissements : dans le deuxième épisode, on annonce la mort d’Oreste ; dans le quatrième épisode, le rituel de deuil autour de l’urne finit avec la révélation qu’Oreste est en vie et la reconnaissance du frère et de la soeur. Les deux meurtres se succèdent dans l’exodos. Pour le premier, on entend la voix off de Clytemnestre pour éviter l’affrontement mère/fils, l’autre a lieu grâce à la ruse : pour piéger Egisthe, on utilise toujours la fausse mort d’Oreste cette fois avec le cadavre recouvert de Clytemnestre.

L’intrigue, comme le titre l’indique, est entièrement centrée sur Electre qui reste toujours en scène sauf avant l’exodos : elle était entrée pour assister son frère dans le meurtre de sa mère mais ressort pour accueillir Egisthe.

2. Des sujets et des scènes conventionnelles

Les poètes tragiques ont puisé dans le fonds mythologique des épopées et de la poésie lyrique. Les histoires sont traitées de façon très variée par les poètes tragiques, qui réorganisent le matériau en fonction de l’enjeu que chacun veut développer : les fins ne sont pas toujours les mêmes. Euripide est le premier à faire de Médée la meurtrière de ses enfants, tués ailleurs par les corinthiennes en colère. Sophocle est le seul à faire participer si activement Electre au meurtre de sa mère. On peut ajouter des personnages secondaires (Chrysothémis est ainsi très peu connue avant Sophocle). Chacun essaie de surprendre le public en enrichissant la légende. Chaque tragédie est un spectacle unique, une nouvelle version spectaculaire du mythe raconté.

La nature de ces sujets avait aussi pour conséquence l’utilisation de situations ou de scènes conventionnelles attendues du public comme :

 l’agôn, cette scène d’affrontement rhétorique entre deux personnages (par exemple, la scène Antigone/ Créon, Electre / Clytemnestre ou Electre/ Chrysothémis.

 la scène de reconnaissance de deux parents qui ne se sont pas vus depuis longtemps (Electre/Oreste)

 le récit du messager qui correspond à la convention de ne pas montrer de violence en direct. Il permet aussi de donner des informations sur un fait qui s’est passé loin. Dans Electre, Sophocle utilise cette convention pour raconter la mort fictive d’Oreste.

 les scènes de supplication et d’asylie : on s’attache à un objet religieux pour appuyer sa supplication. Ainsi, à la fin d’Ajax, Sophocle combine les deux en faisant du cadavre du héros un objet religieux auquel s’accrochent en suppliants son fils, le petit Eurysace, et son demi-frère Teucros. Teucros veut ainsi obtenir l’autorisation d’ensevelir dignement Ajax.

 les rituels religieux, comme des libations. Ainsi, Clytemnestre fait une offrande de fruits à Apollon dans Electre. Les rituels de deuil permettent de développer de longues parties musicales. Dans Electre presque toutes les entrées et sorties sont motivées par des actes religieux à accomplir hors scène. C’est ce qui régit les sorties d’Oreste, de Chrysothémis ainsi que la première entrée et sortie de Clytemnestre.

 les scènes devant la skènè quand on sait que quelque chose quelque chose de terrible se passe à l’intérieur, dramatisé par les angoisses du chœur, ses hésitations à agir, les bruits ou les voix que l’on entend.

3. Rôle dramaturgique du chœur

Fonction rituelle

Le chœur est offert à Dionysos ; il a donc une fonction performative doublée d’une fonction spectaculaire dans la mimésis de nombreux rituels inclus dans les tragédies.

Fonction musicale

Le chœur chante et danse. Les stasima donnent à chaque épisode la tonalité musicale appropriée. Le chœur intensifie ainsi les émotions ressenties par le public : désespoir, joie, colère ou terreur.

structuration de l’espace

Les danses sont souvent un moyen d’élargir l’espace fictionnel et de créer des tensions entre les différentes zones (le centre de l’orchestra ou la skènè)

Intermédiaire avec les spectateurs

La position spatiale privilégiée est celle entre le theatron et la skènè. Le mode de recrutement parmi les citoyens établit forcément un lien avec le public. La participation massive des citoyens aux chœurs (la succssion des neuf tragédies, des trois drames satyriques et des cinq comédies représentent environ 200 participants) encourage un fort sentiment de communauté civique. Le rapport entre le coryphée et les choreutes représente la métaphore de l’individu au sein de la collectivité. Les chœurs figurent toujours des catégories (des vieillards, des jeunes filles ou des femmes) , ce qui gomme l’individualité. Ils portent tous le même masque et le même costume, se déplacent en groupe et chantent à l’unisson. Ils s’opposent par leur banalité à l’héroïsme des personnages mythologiques. Ils donnent l’image d’une communauté de spectateurs qui réagit devant les événements. Leur discours exprime des vérités générales, des lieux communs sur lesquels tous sont d’accord : il faut haïr les tyrans, respecter les dieux et les lois de la famille.

Mais l’identification totale des spectateurs aux choreutes est impossible, car le chœur représente rarement un groupe de citoyens (voir en particulier les nombreux chœurs féminins) et le public ne consiste pas seulement en citoyens athéniens. Le chœur oriente surtout le point de vue du public. Il offre un modèle de réflexion et de réaction avec ses contradictions, ses arguments et contrarguments (ainsi le chœur d’Antigone soutient d’abord Créon, puis lui conseille de céder).

4. Spectacle et politique ?

Une tragédie grecque est un spectacle total avec des scènes grandioses (rituels), violentes (découverte des cadavres sur l’ekkuklème), pathétiques (scènes de lamentation ou de supplication) où alternent chant, danse et déclamation, où sont associées la virtuosité vocale et physique des acteurs à des scènes à grand spectacle (utilisation des machineries, processions).
C’est un théâtre conventionnel et rituel où les codes maintiennent une distance sans illusion entre le public et le spectacle.
La tragédie est également un mode exploratoire de la société athénienne. La théâtralisation des chœurs rituels est aussi celle de codes socio-culturels, de débats juridiques ou politiques. Cela s’opère-t-il à des fins... spectaculaires ou critiques ? Deux théories s’opposent. On connaît la position deJ.P.Vernant et de P.Vidal-Naquet : « Par le spectacle tragique, la cité se met en question elle-même », résume P.Vidal-Naquet dans son introduction à l’édition Folio de Sophocle. Ce à quoi Nicole Loraux répond que bien souvent le texte tragique - et tout particulièrement celui du chœur - rappelle au spectateur que la tragédie n’est que du théâtre, c’est-à-dire « le plaisir choral de la danse et du chant et la mise en scène d’une action ». [4]. N. Loraux se justifie en évoquant le chant joyeux du chœur d’Antigone à Dionysos juste avant la révélation des trois suicides d’Antigone, Hémon et Eurydice. Elle ajoute que la tragédie « incite le spectateur à dépasser son appartenance à la communauté civique pour saisir son appartenance à la race des mortels ».

III. Pistes pour l’étude d’Electre

1. Electre ou la figure de l’éternelle endeuillée

Cette analyse correspond à l’entrée d’Electre et au premier kommos.

Le deuil d’Electre ne saurait exister dans une cité grecque. Le deuil est en effet un temps strictement limité pendant lequel les vivants participent de la mort et les morts de la vie. Une fois les rites funéraires accomplis, il convient de se séparer du mort et de continuer à vivre. [5] La cité athénienne avait strictement limité les manifestations du deuil féminin, qu’elle jugeait démoralisantes et pernicieuses. Pour N. Loraux, dans la La voix endeuillée, le deuil qui s’exprime, comme celui d’Electre, sur le mode du « toujours » (on trouve en effet de très nombreuses occurrences du mot grec aei* dans le texte), est fondamentalement anti-politique.

Electre est une morte-vivante qui ne s’est jamais séparée de son père mort. Elle est alektra* . Ce jeu de mot sur son nom, auquel Sophocle lui-même se livre, signifie littéralement « la fille sans lit », « celle qui n’aura jamais ni mari, ni enfant ». Or, une femme grecque ne se réalise normalement que dans le mariage et la maternité. Electre, elle, n’existe que par son chant de deuil : c’est ce qui en fait une figure pathétique, spectaculaire, mais également une figure de pure fiction.

Elle est une voix avant d’être un corps : un cri que son frère entend derrière la porte de la skènè et dont le Pédagogue doit le détourner pour aller accomplir les rites sur la tombe de son père. Oreste ne doit pas se laisser engluer dans les lamentations des femmes. Sa voie n’est pas celle des gémissements, mais celle de la ruse et du crime.

Electre entre ensuite en psalmodiant des vers anapestiques sur un accompagnement de flûte. Elle passe ainsi du cri à la verbalisation esthétisée, musicalisée de sa souffrance. Ses premiers vers expliquent en quoi elle manipule le temps : elle répète à l’infini les chants de deuil (les thrènes) et les gestes qui leur correspondent, comme se frapper la poitrine pour se meurtrir le corps. Elle compare sa voix à celle du rossignol. C’est une métaphore fréquente dans la tragédie pour désigner des voix gémissantes, en rapport avec le récit mythologique concernant cet oiseau. On se souvient en effet de la transformation de Philomèle qui, après avoir assassiné son enfant, est condamnée à la chercher, partout, toujours, en craint tristement son nom : Itys ! Itys !). Physiquement, elle se compare à la figure de Niobé, mère dont tous les enfants avaient été assassinés et qui s’était changée en pierre versantdes larmes.

Quant au contenu de sa plainte, il s’agit pour elle de ressasser éternellement le moment où son père a été tué. Sa mort est d’autant plus inconsolable qu’elle a été ignominieuse, pour un héros qui aurait dû mourir au combat. De plus, elle n’a pas été suivie des rituels adéquats.

La musique du deuil est amplifiée grâce au chœur qui entame avec elle un kommos. Ce dialogue chanté commence comme une consolation : le chœur, constitué d’amies d’Argos, s’apitoie sur le sort d’Electre. C’est que, appartenant à la même classe d’âge et au même rang social qu’elle, elles peuvent s’identifier à son triste sort.

Elles essaient donc de la détourner de sa souffrance en se souvenant des lieux communs rappelant la conception normale du temps imposant aux morts de rester à leur place. Mais elles se heurtent à l’obstination d’Electre : parce qu’il lui est interdit de vivre un temps féminin normal, elle est figée dans le « toujours » des larmes, de la douleur, des malheurs. Elle rappelle qu’elle a un statut de paria dans sa propre famille : ne lui est-il pas interdit de s’asseoir à la table familiale ? C’est la preuve qu’on la considère comme une étrangère indigne.

Le chœur est alors entraîné dans la plainte d’Electre, ce qui renforce la puissance musicale et l’efficacité du deuil. Electre a donc réussi à détourner le thrène de sa fonction première, qui est de s’adresser au mort pour faire son éloge et prendre congé de lui en se lamentant sur sa perte. Pour Electre, la vie entière est le sujet du thrène qu’elle ne cesse de proférer : son histoire est « innombrable de thrènes », « anarithmos thrènôn »* (v. 232).

2. Rôle dramatique du chœur

Mis à part son rôle musical dans l’expression du deuil, que l’on peut étudier dans les deux kommoi (situés au début de la tragédie et après l’annonce de la mort d’Oreste), le chœur chante seul trois stasima. Les deux premiers sont destinés à Electre qui est présente. Il est donc important de mettre en parallèle le contenu de ces stasima avec le moment de l’action auquel ils correspondent.

 Premier stasimon
Situé entre le départ de Chrysothémis et l’arrivée de Clytemnestre, le chœur commente le rêve prémonitoire de Clytemnestre mais il confère une dimension divine à l’accomplissement de la justice : c’est Agamemnon qui revient et c’est l’Erinys de la famille qui va agir. Il est fait mention de Clytemnestre mais d’une manière détournée : elle est appelée (comme sa fille !) alektra* et anumpha* [6] puisqu’elle vit avec Egisthe une union qui ignore fiançailles et lit nuptial. C’est un couple illégitime. Le chœur insère enfin l’histoire personnelle d’Electre dans l’histoire mythologique de sa famille : l’allusion à Myrtile, cocher soudoyé par Pélops pour gagner Hippodamie, annonce la course de chars du récit du messager.

 Deuxième stasimon

Situé entre la rupture avec Chrysothémis et l’entrée d’Electre, il magnifie la compassion pour Electre et devient la glorification de l’héroïne. La mort d’Oreste et le conflit avec sa sœur isolent totalement l’héroïne, qui décide de tuer elle-même Egisthe. Cette attitude que Chrysothémis a jugée folle et qui la conduira sans doute à la mort, le chœur en fait la preuve de la noblesse héroïque d’Electre : elle accède ainsi aux valeurs guerrières normalement réservées aux hommes [7]. Elle devient la vraie héritière de son père, maintenant que son frère n’est plus là pour assumer cet héritage.

 Troisième stasimon

Situé entre la seule sortie d’Electre et son retour, il commence par « voyez » pour interpeller ironiquement les spectateurs puisqu’il n’y a justement rien à voir : tous les héros sont enfermés dans la skènè. Le chœur meuble l’attente en attendant le meurtre. Ce stasimon est une forme de réponse au premier où il annonçait la réalisation du rêve. Les Erinyes sont appelées « les chiennes » et elles sont entrées dans la maison. Oreste et Electre sont les instruments de cette vengeance divine orchestrée par Hermès dans sa fonction de conducteur des âmes des morts. Le texte comporte d’ailleurs une ambiguïté sur « celui qui conduit le cortège des morts » et qui vient prendre « l’héritage de son père ». Vengeur de son père, Oreste, lui-même passé pour mort, ramène en quelque sorte l’ombre d’Agamemnon sur terre.

3. Efficacité spectaculaire et dramatique de la mimèsis des rituels

Electre est entièrement construit autour de rituels variés, tous en rapport avec le culte des morts : rituels en l’honneur d’Agamemnon, vrai mort avec une vraie tombe invisible, ou en l’honneur d’Oreste, faux mort avec une fausse urne.

Ces rituels ont une fonction dramatique évidente : ils alimentent la guerre familiale entre Electre et Clytemnestre. Ils servent la ruse d’Oreste pour s’introduire dans le palais. Les rituels qui doivent normalement établir des rapports harmonieux entre les hommes et les dieux, entre les vivants et les morts, sont donc ici pervertis.

Leur fonction spectaculaire est moins évidente puisque la majorité d’entre eux sont racontés et non montrés. De plus, le chœur ne participe à aucun d’entre eux.

Définir l’espace tragique

Dans le prologue, les directions des deux eisodoi sont localisées : à droite, Argos, son agora et son temple à Apollon et à gauche l’Héraion, sanctuaire dédié à Héra. Il ne sera plus question d’Héra par la suite, déesse du mariage protectrice d’Argos. Le tombeau d’Agamemnon se trouvant à l’extérieur, il est plutôt à gauche aussi, direction conventionnelle qui mène en-dehors de la cité de l’histoire. C’est aussi nécessairement la direction qui mène à Delphes, puisqu’Oreste les associe : en revenant du tombeau de son père, il prendra l’urne qu’il a cachée en arrivant. A la vue du public, outre le palais des Atrides, il y un autel ou une statue à Apollon, située soit près du palais, soit au centre de l’orchestra.

L’espace visible et surtout hors scène est donc envahi par le dieu Apollon, associé à l’oracle de Delphes. C’est lui qui a donné des instructions à Oreste. L’association d’Agamemnon mort et du dieu qui justifie la vengeance est particulièrement signifiante.

Les deux prières à Apollon

Les seuls rituels à la vue du public sont les deux prières accomplies par Clytemnestre (v. 637 sq.) et par Electre (v. 1379 sq.) devant la statue ou l’autel d’Apollon. Les deux scènes, comme souvent chez Sophocle, se répondent et s’opposent aussi bien visuellement que dramatiquement. Clytemnestre fait des offrandes de fruits. Elle est assistée d’une ou plusieurs servantes et elle tend ses bras vers le ciel. Elle demande à Apollon le maintien du statu quo, à savoir le maintien de sa domination sur la maison des Atrides dont elle veut garder le sceptre. Au contraire, Electre fait une pauvre prière, seule. Son discours est bref, elle n’a rien d’autre à offrir que « sa main qui ne se lasse pas ». Son geste de prière se transforme en geste de supplication : « je tombe à genoux » (v. 1380). Il est spatialement l’exact inverse de celui de sa mère. Comme sa mère, elle demande le succès de son entreprise, de sa vengeance. Alors que sa mère avait parlé de ses ennemis, Electre évoque ceux qui ont commis « une impiété » et qui doivent être châtiés pour servir d’exemples. Le spectateur sait que c’est elle qu’Apollon écoutera et non Clytemnestre qui, malgré la richesse de ses offrandes, est une criminelle.

Les hommages indignes de Clytemnestre

Clytemnestre a traité de façon indigne son mari mort. Au lieu de le pleurer, puis de l’enterrer rituellement, elle a mutilé son corps en plaçant ses bras et ses jambes sous ses aisselles pour l’empêcher de nuir (v. 445), et au lieu de pleurer elle s’est réjouie et continue de se réjouir chaque mois, au jour anniversaire de sa mort en donnant des chœurs et un festin (v. 280). Comme sa fille, Clytemnestre a arrêté le temps le jour du meurtre de son mari, mais pour en faire un jour de joie. [8]

Pourtant, à cause du rêve menaçant qu’elle vient de faire, elle décide d’aller répandre des libations sur la tombe d’Agamemnon. Ces libations d’eau pure réitèrent normalement les purifications que le cadavre devrait avoir reçues. Il s’agit ici d’effacer en quelque sorte le sang versé. Clytemnestre cherche ainsi à réaffirmer un lien normal avec son mari qui romprait le temps arrêté du deuil.

Les hommages d’Electre

Electre va empêcher sa mère de réinstaller un temps normal. Elle décide de détourner les offrandes de sa mère, car elles ne sauraient satisfaire l’homme qu’elle a assassiné. Elle demande donc à Chrysothémis de jeter au vent ces libations ou de les enterrer pour « les garder en réserve pour le jour où elle mourra ». Comme il est difficile de jeter des libations sans qu’elles retombent sur le sol, il est plus judicieux de leur donner un autre but.

Elle décide ensuite de faire au mort des offrandes en son nom et en celui de sa sœur. L’offrande de mèches de cheveux et de la ceinture font penser aux rites de passage des enfants à l’âge adulte : les garçons, seuls habilités à faire ce geste sur la tombe d’un père, offrent ainsi leurs cheveux à Artémis et les filles se défont de leur ceinture virginale le jour de leur mariage. Par ce geste, Electre voue en quelque sorte sa virginité à son père et montre qu’elle ne veut pas sortir de son statut.

Les offrandes du fils

En coupant ses cheveux et en les offrant à son père, Oreste se situe, lui, dans un temps normal : il quitte l’enfance pour entrer dans l’âge d’homme et prendre possession de son héritage. Juridiquement, quand un garçon met le pied sur la tombe de son père, il prend possession de la terre de ses ancêtres. Au contraire de sa sœur, par le culte des morts, Oreste s’inscrit dans sa lignée, devient le chef de famille. Ces gestes seront complétés par le sceau d’Agamemnon qu’il montrera à Electre.

Chrysothémis décrit à Electre les offrandes de son frère : du lait frais, des fleurs et les boucles de cheveux (v. 915). Pour elle, ce sont des preuves évidentes de la présence d’Oreste. Lui seul était habilité pour agir ainsi sur la tombe d’Agamemnon.

Mais Electre refuse l’évidence : le récit que le Pédagogue a fait de la mort d’Oreste était si précis qu’il nie la réalité des actes rituels. Comme souvent chez Sophocle, les mots créent une réalité plus forte que des objets ou des faits matériels. Donc pour Electre, ces offrandes sont une preuve de plus de la mort de son frère : quelqu’un les a déposées « comme des souvenirs d’Oreste disparu » (v. 932-33). Comme l’explique F. Dupont, « au lieu de succéder à son père, Oreste se confond avec lui. »

La scène avec l’urne : des lamentations à la reconnaissance

C’est le point culminant de la pièce qui marque, selon F. Frontisi-Ducroux, « l’accomplissement de la nature de l’héroïne vouée au deuil, à une maternité stérile, à la solitude, au service des morts. » [9].

L’urne sert d’abord de support à un hommage au mort puis devient progressivement le substitut du corps même d’Oreste. Tout l’enjeu de la scène pour lui va donc consister à sortir sa sœur de l’illusion dans laquelle elle s’est enfermée pour qu’elle le reconnaisse enfin comme son frère. Oreste est ainsi présent de deux façons sur scène : il est à la fois l’être fantasmatique créé par le discours d’Electre, réduit à l’urne et au tas de cendres et le personnage en chair et en os identifié par les spectateurs. Verbalement, ce dédoublement est aussi montré par le fait qu’Electre dialogue avec l’urne en utilisant la deuxièmement personne et se coupe ainsi de toute communication avec Oreste qu’elle appelle « étranger. »

Comme pour son père avec qui Oreste aurait dû être confondu dans le même tombeau, Electre exprime le regret de n’avoir pu procéder elle-même au rituel funéraire le concernant. Au corps qu’elle aurait dû chérir, elle oppose ce qui reste, « un petit atome dans un petit objet creux », (v. 1142). Ce rapport au corps la ramène aux soins qu’elle donnait à Oreste enfant : elle l’a nourri (voir le sens du mot trophè* au v. 1143) et a remplacé sa mère qui n’en était pas une (« mètèr amètôr »* v. 1154).

Le champ lexical de la mort envahit peu à peu son discours : le père, le fils et elle-même appartiennent tous trois au monde des morts. Elle lie son destin à celui de son frère, veut le rejoindre dans son urne, atteindre le même néant que lui ( pour « ne pas rester hors de ton tombeau »). Le spectateur a donc sous les yeux deux morts-vivants : Electre, qui s’anéantit sous ses yeux, et Oreste, dont elle dit qu’il est « de la cendre et une ombre vaine, au lieu de la forme de son corps. » Comme le remarque F. Frontisi-Ducroux, le vocabulaire « contribue par son ambiguïté à l’amplification de l’ironie tragique. Ce qu’elle pleure n’est en effet que l’ombre irréelle d’un faux mort. Le mot »skia« * (ombre) appartient en effet au registre de l’illusion et veut dire aussi reflet, fantôme. » [10]. Oreste lui dira plus loin qu’il était un « Oreste fabriqué avec des mots » (v. 1217).

La reconnaissance, qui doit être actualisée par des contacts physiques, commence par Oreste : il fait le lien entre l’apparence pathétique de cette femme en deuil et le souvenir qu’il a de sa sœur. Une première étape consiste donc à la regarder, à l’observer comme le dit Electre (v. 1184) pour accepter cette figure, ce corps marqués par la souffrance et les mauvais traitements. Après lui avoir posé des questions sur l’origine de ses malheurs, il essaie de la séparer de l’urne, de la lui prendre. Elle entame alors un geste de supplication qui consiste à lui toucher le menton (« par ton menton », au v. 1208, est souvent traduit par « je t’en conjure »). Malgré le face à face nécessaire à ce geste, elle ne le reconnaît toujours pas, parce qu’elle n’arrive pas à quitter la situation d’énonciation dans laquelle son interlocuteur est un étranger. Oreste doit donc la persuader que l’urne est vide. Le rapprochement des deux figures (inventée et réelle) d’Oreste est fait avec la question d’Electre : « Es-tu celui-ci ? » où le pronom de deuxième personne est identifié à celui de troisième personne. Malgré tout, il faut le sceau d’Agamemnon pour prouver l’identité d’Oreste. Les deux personnages font alors le geste de se toucher (se serrer les mains, se prendre dans les bras ?) et elle utilise presque les mêmes termes que lorsqu’elle portait l’urne : « je te tiens dans mes mains » (v.1226) ressemble à « c’est Oreste que je porte dans mes mains » (v. 1216). La joie d’Electre s’exprime dans une partie chantée qu’Oreste essaie d’abord de réprimer puis dans laquelle il est entraîné. Elle ne se lasse pas de l’entendre (v. 1225) et de le regarder (« la joie où ton visage me plonge » v. 1277, « tu m’es apparu comme une vision plus chère que tout », v. 1286). Son sentiment est l’exact inverse de ce qu’éprouvait son frère en la découvrant. Oreste finit par mettre un terme à ces effusions, mais s’il a accepté si longtemps ces marques de tendresse c’est qu’elles lui redonnaient vie, comme le jeu avec l’urne l’avait fait mort.

4. Transpositions spectaculaires de la violence tragique

Une des conventions de la tragédie grecque veut que la violence ne soit pas montrée en acte devant les yeux des spectateurs. Soit elle est seulement entendue derrière la porte de la skènè, soit elle est rapportée par un témoin (par exemple, un messager), puis on en montre les conséquences, la plupart du temps des cadavres présentés sur l’ekkuklème. Dans Electre, Sophocle propose l’une et l’autre solutions : le Pédagogue raconte la mort d’Oreste à Delphes et l’on entend la mort de Clytemnestre derrière la porte de la skènè avec les commentaires du chœur et d’Electre restées dehors.

La mort fictive d’Oreste

Conventionnellement, les récits de messagers permettent de connaître avec exactitude des événements qui font partie intégrante de l’action. Ces messages sont clairs, précis et véridiques : ils donnent à voir avec des mots. Il s’agit de la figure qu’on appelle hypotypose, c’est-à-dire une desciption-tableau. La grande originalité de Sophocle est de donner cette forme conventionnelle à un récit entièrement fictif. Alors que le thème de l’opposition entre paroles (logos) et actions (erga) revient souvent dans la tragédie, ici, des paroles illusoires ouvrent la voie à l’action : la décision d’Electre de se venger elle-même et l’accomplissement de la ruse d’Oreste. Ce récit est exactement au milieu de la tragédie. Il présente Oreste comme un héros parfait, digne héritier de son père. Son nom est associé à sa cité et à son père dont on rappelle également les exploits. Cette image héroïque d’Oreste entre en contradiction avec la façon dont il agit réellement dans la tragédie : il utilise la ruse et le mensonge, moyens peu glorieux dans la morale grecque, mais qui peuvent correspondre au rite d’initiation de l’éphèbe pour entrer dans sa vie d’homme [11].

Pour que le tableau fasse « vrai », le Pédagogue donne un grand nombre de détails visuels et auditifs : les trompettes des hérauts, les couleurs, les sons émis par les cochers, les hennissements des chevaux, le fouet, le fracas des roues, l’écume sur le dos des chevaux, tous les détails techniques de la course.

Le corps abîmé par l’accident, dégradé, méconnaissable s’oppose à l’admiration qu’il suscitait au début des jeux, lorsqu’il était « brillant de beauté » (v. 685). Electre utilisera la même opposition dans la scène de l’urne pour parler du bébé qu’elle avait confié au Pédagogue et de ce qu’on lui ramène. Cela justifie le fait que le corps ait été immédiatement brûlé. En effet, la seule preuve visible de cette longue description est l’urne.

A la fin de son récit, le messager, comme la convention l’exige, insiste sur la véracité des faits, « faits pénibles à entendre » (v. 761-62) et insoutenables à « voir ». (Notons que l’on trouve trois occurrences du verbe « voir » ou de ses dérivés). L’effet est immédiat pour les deux femmes : Clytemnestre parle des « preuves certaines de la mort » (v. 774) et Electre entame aussitôt un kommos de deuil avec le chœur sur le même modèle que celui du début concernant son père.

Le meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe

Electre qui devait assister son frère ressort finalement du palais sous le prétexte de surveiller la venue d’Egisthe. En fait, cela permet une scène très spectaculaire où Electre semble participer verbalement au meurtre de sa mère. D’un point de vue grec, il est également plus normal que la vengeance soit accomplie par le seul Oreste : la vengeance est une affaire d’homme et si Electre avait envisagé de le faire elle-même, c’était dans l’hypothèse où la famille ne comportait plus aucun homme pour la prendre en charge (voir la deuxième scène avec Chrysothémis).

Le chœur et Electre sont donc devant la porte quand on entend les cris de Clytemnestre. Le chœur réagit en chantant son effroi et sa pitié alors qu’Electre entame un dialogue imaginaire avec sa mère et son frère. Clytemnestre appelle à l’aide, supplie son fils et finit par gémir avec des onomatopées (ômoi*) en commentant les coups qui la terrassent. Le traitement théâtral de cette « voix off » gémissante et suppliante redonne une envergure humaine, fragile, pathétique à ce personnage fortement virilisé, que l’on avait vu brutal et autoritaire, à chacune de ses apparitions.

Alors que Clytemnestre avait demandé pitié pour « celle qui t’a mise au monde », Electre rappelle son absence de pitié pour « le père qui a engendré ». Le conflit entre les deux femmes, depuis le début de la tragédie, tourne autour du statut de chaque parent et son importance au sein de la famille : droit de la mère, du ventre, contre droit du père.

Electre s’adresse ensuite à son frère pour l’encourager à frapper deux fois : elle est en quelque sorte la doublure d’Oreste, elle n’existe que par les mots, alors qu’il est celui qui agit dans l’ombre.

Les meurtriers ressortent sans le cadavre : la preuve du meurtre, c’est leurs mains dégouttant de sang. C’est Egisthe qui va ordonner qu’on ouvre les portes de la skènè pour se glorifier d’une mort à laquelle il n’a aucune part et qu’il croit être celle d’Oreste). L’ekkuklème montre alors un corps voilé qu’Egisthe appelle une « apparition » ; le même mot « phasma »* désigne aussi ce que Clytemnestre a vu en rêve. Le dévoilement du corps ressemble symboliquement au dévoilement du sens du rêve réalisé scéniquement par le tableau de l’ekkuklème : l’arbre né du foyer même d’Agamemnon (fils procréé sans mère) et qui jette son ombre sur Argos est là, debout, au-dessus du cadavre de sa mère. « Tu converses d’égal à égal avec ceux qui sont morts » dit Oreste à Egisthe, montrant ainsi qu’il est le double de son père.

La mort d’Egisthe se passe loin des yeux des spectateurs et la scène se termine sur cette vision des deux femmes à la porte du palais, Clytemnestre morte et Electre morte-vivante.

Beaucoup de commentateurs s’interrogent sur cette fin où Oreste n’est pas poursuivi par les Erinyes de sa mère, où la violence semble s’arrêter. Je ferais, pour ma part, l’hypothèse, que Sophocle a repris la tradition épique où le crime d’Oreste est une histoire de vengeance familiale entre hommes qui s’arrête avec le meurtre d’Egisthe, où le meurtre de Clytemnestre, comme tout meurtre de femme, n’a aucune conséquence juridique ou religieuse [12]. La fiction de Sophocle se déroulerait dans un temps d’avant la cité, d’avant les tribunaux, un temps où les oikoi (les familles) réglaient entre elles leurs crimes de sang. D’ailleurs, le rêve de Clytemnestre montre bien une cité confondue avec l’oikos d’Agamemnon. [13]

IV. Problèmes de mise en scène moderne

Il existe une vidéo de la mise en scène d’Electre par Antoine Vitez, filmée par Hugo Santiago en 1990 (La Sept, INA).

1. Les problèmes de transposition

Le parti pris très moderne du metteur en scène permet de mettre en évidence les problèmes de transposition dans un langage scénique contemporain des conventions du théâtre antique. Vitez avait lui-même traduit le texte [14] et avait voulu être le plus fidèle possible à Sophocle. Mais il donne une interprétation politique à Electre : pour lui, l’héroïne représente la résistance à toutes les formes d’oppression : « le poème, à tout moment, décrit des fragments de l’histoire à venir ; on reconnaît les usurpateurs, les tyrans assassinés, le retour des clandestins et leur émotion devant le pays retrouvé, la rage au cœur de l’homme qui rentre et découvre l’étendue des malheurs dans le corps outragé d’une femme, sa sœur » [15].

Il a monté trois fois cette tragédie : en 1966, 1971, et 1986. Cherchant sans cesse la meilleure forme possible, aussi bien pour le chœur, que pour l’espace ou le jeu des acteurs, il a gardé à chaque fois la même actrice pour le rôle-titre, Evelyne Istria.

2. L’espace scénique

Dans la scénographie de Yannis Kokkos, Vitez a fait le pari, unique à notre connaissance dans l’histoire de la mise en scène moderne de tragédies grecques, de rompre avec la séparation conventionnelle antique de l’intérieur et de l’extérieur. Il installe Electre dans un intérieur, la chambre de l’héroïne, qui donne en arrière-plan qur une terrasse d’où l’on aperçoit le port moderne du Pirée. La séparation entre les deux est faite par une façade ocre percée de trois porte-fenêtres, et surmontée d’une balustrade à colonnettes décorées de statues grecques. L’intérieur est composé d’un lit au centre (espace dévolu à Electre), une coiffeuse avec un miroir à gauche (espace de Clytemnestre) et une table avec quelques chaises à droite (espace du chœur). Ce décor installe des références à la Grèce antique (les statues) et à la Grèce contemporaine (le paysage au fond et la musique sortie d’un transistor). L’esthétique picturale du mur affiche l’artificialité du décor et le rend symbolique, ce qu’il n’était jamais chez les Grecs du Ve siècle).

L’intérieur figuré par les quelques meubles est sans cesse menacé par les intrusions de l’extérieur : bruits du port, entrées sinueuses et silencieuses d’Egisthe qui vient chercher de l’argent et semble surveiller tout le monde, alors qu’il n’apparaît qu’à la fin dans la tragédie de Sophocle.

Chaque meuble est un « territoire » : le chœur vient autour de la table écouter les nouvelles venues de l’extérieur, Clytemnestre se farde devant son miroir, et surtout Electre est désespérément accrochée au lit, lieu ambigu, qui exprime à la fois son désir d’échapper au réel et le rappel de la souillure de l’adultère de sa mère. Elle cachera sous les draps l’urne funéraire d’Oreste, jouant une sorte d’accouchement à l’envers.

Le meurtre de Clytemnestre est cependant commis hors scène comme la convention l’exige : il se passe sur la terrasse, juste derrière le mur. Les allées et venues d’Oreste et Pylade par l’une ou l’autre des portes, la tentative de fuite de Clytemnestre rendent compte de la tension tragique entre extérieur et intérieur (mais en l’inversant), entre violence cachée et violence dévoilée.

3. le chœur

Puisque l’action d’Electre est située dans la chambre de l’héroïne, il fallait imaginer un chœur dont la présence était vraisemblable dans l’intimité de la famille des Atrides. C’est pourquoi Vitez a mis en scène trois voisines, très individualisées par un costume différent et une gestuelle particulière, et un vieil aveugle qui joue le rôle du coryphée.

L’intimité des choreutes avec Electre est marquée par de nombreux gestes de compassion et de tendresse : elles la lèvent, la lavent, l’habillent. Au niveau de la répartition des textes, qui sont dits et jamais chantés, elles neprennent en charge que les deux kommoi (celui du début de la tragédie et suivant l’annonce de la mort d’Oreste). A.Vitez leur a donc confié le rôle de renforcer la plainte d’Electre. Par leur position dans l’espace, elles soutiennent également le climat de tension en se tenant près des fenêtres pour surveiller les nouveaux arrivants ou près du lit pour soutenir Electre. Elles se regroupent autour de la table pour écouter les nouvelles données par Chrysothémis ou le Pédagogue.

Le coryphée aveugle, couronné de laurier, est une référence à l’aède grec qui récitait les épopées. Il permet l’élargissement de l’histoire d’Electre à un plan mythologique et universel. Il instaure la distance nécessaire à la fonction du chœur que les voisines ne pouvaient assumer.

4. Le jeu de l’actrice

Vitez travaille le jeu des acteurs de façon à exhiber l’artificialité des corps théâtraux. Il s’agit d’une esthétique où les corps dessinent des figures dans l’espace et disent l’univers fictif du théâtre. Il s’agit d’une démarche inverse de celle des artistes de l’Antiquité. En Grèce, le code préexistait au texte et les acteurs appliquaient le même code pour jouer Electre, qu’elle soit d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide. Au contraire, Vitez invente un code qui doit révéler le sens du texte qu’il a lui-même traduit. Le jeu expressionniste permet cependant de maintenir une distance entre les spectateurs et les personnages de la fable, en donnant à ceux-ci une sorte d’universalité.

Evelyne Istria, dans la mise en scène de 1986, affiche tout d’abord un corps dont les catégories sont brouillées : ni jeune ni vieux, il hésite, à cause des cheveux rasés et la voix rauque et basse, entre le masculin et le féminin. Son jeu est fondé sur une violence exacerbée : elle est sans cesse en lutte, contre la résignation que lui conseillent le chœur ou Chrysothémis, contre Clytemnestre surtout avec qui elle a un véritable affrontement physique qui se termine avec la mère plaquée sur le lit par sa fille. Elle prend possession tout aussi violemment de l’urne funéraire qu’elle serre rageusement contre son ventre et qu’elle enfouit sous les draps.

Vitez montre que toute cette violence a ravagé irrémédiablement sa vie dans la dernière image particulièrement pathétique de l’héroïne : au milieu d’un décor dévasté (lit renversé, flaque de sang qui coule, fleurs éparpillées), Electre est assise, seule, et elle pose sur sa tête une dérisoire couronne de mariée, alors qu’il est évident que son mariage est tout aussi impossible qu’au début de la tragédie.

Conclusion

Pour faire comprendre la tragédie de Sophocle à un
public contemporain, Vitez a donc créé un rapprochement culturel et historique avec la Grèce contemporaine, sortie quelques années auparavant d’une dictature militaire. Il nous montre l’histoire des Atrides « côté cuisine » (ce sont ses propres termes), comme un « fait-divers scandaleux [16]. Mais cette forme d’actualisation n’empêche pas une recherche de distanciation en particulier dans le jeu des acteurs.

Cependant, il est important de faire prendre conscience aux élèves que cette mise en scène, même si elle est fidèle au texte de Sophocle, lui donne un sens politique contemporain. On peut aussi souligner que Vitez a totalement laissé de côté les éléments lyriques du spectacle antique (musique et danse) qu’il ne savait comment transposer et qui, surtout, pour lui, pouvaient brouiller l’interprétation politique. Le message importe plus pour lui que le spectaculaire.

Sophocle au XXe siècle

Les tragédies grecques sont longtemps restées des textes étudiés seulement dans les écoles.

C’est seulement au XIXe siècle que les gens de théâtre s’y intéressent de nouveau. C’est une période où l’on vénère indistinctement Racine et Sophocle que l’on joue de la même façon, dans les mêmes décors et avec les mêmes grands acteurs, « monstres sacrés » comme Mounet-Sully qui interpréta le rôle d’Œdipe de 1881 à sa mort en 1916. S’identifiant au personnage, il jouait son rôle avec un sentiment quasi-religieux.

Mais l’histoire de la mise en scène des tragédies de Sophocle prend un nouveau tournant avec l’avènement de la mise en scène en tant qu’art à part entière. En effet, dès que des créateurs amorcent, au début du siècle, une réflexion nouvelle sur le théâtre et remettent en cause les pratiques héritées du XVIIe siècle, ils se tournent vers le théâtre antique, qu’ils considèrent comme un fantasmatique « théâtre des origines » capable de régénérer la scène occidentale. Œdipe-Roi est sans doute, avec L’Orestie, l’œuvre antique la plus représentée en Europe. On trouvera des photos d’un certain nombre de mises en scène dans Théâtre aujourd’hui [17].

Dès 1910 la mise en scène d’Œdipe-Roi de l’allemand Max Reinhardt fit une tournée triomphale en Europe. Le metteur en scène avait utilisé l’espace du cirque pour recréer une forme de participation des spectateurs, et imaginé un chœur de figurants très nombreux pour produire des mouvements de foule très émouvants. Reinhardt influença de nombreux metteurs en scène européens, dont le Grec Rondiris qui proposa, dans le cadre du Théâtre des Nations, une Electre particulièrement pathétique dans les années 60.

Œdipe-Roi comme Antigone donnent lieu à des interprétations essentiellement politiques, qu’ils soint mis en scène par Vilar (Antigone, TNP, 1960) en pleine guerre d’Algérie ou par des disciples de Brecht qui avait lui-même écrit une adaptation d’Antigone en 1948, que reprit en 1967 le Living Theatre dans une version violente imprégnée de psychanalyse. Plus près de nous, Jean-Pierre Vincent monta en 1989 Œdipe et les oiseaux où il recréait une trilogie avec Œdipe-Tyran, titre adopté par son dramaturge B. Chartreux, Œdipe à Colone et Les oiseaux d’Aristophane. Il faisait d’Œdipe un tyran moderne dans un monde dévasté, au décor fait de bric-à-brac. Le héros, clochardisé dans la deuxième tragédie, jouait dans un décor surréaliste fait de cannes d’aveugles.

A l’opposé de ces démarches brechtiennes, le roumain Andreï Serban renouait dans les années 70 avec les théories d’Artaud et tentait de retrouver les émotions tragiques liées à l’efficacité de la voix et aux performances physiques des acteurs. Sa trilogie composée de Médée adaptée d’Euripide et Sénèque, Electre de Sophocle et Les Troyennes d’Euripide était jouée en grec ancien ou dans d’autres langues inconnues d’un public occidental. Ce spectacle a bouleversé de nombreux spectateurs saisis, selon certains critiques, dans les profondeurs même de leur inconscient, par la cérémonie dans laquelle les acteurs les entraînaient.

Aujourd’hui, les metteurs en scène cherchent à recréer le spectacle antique en s’appuyant sur des expériences interculturelles. C’est ainsi que le malien Sotigui Kouyaté proposait en 1999 une Antigone africaine et donnait à un griot-conteur le rôle du coryphée. Il faisait de l’histoire de l’héroïne grecque un affrontement entre hommes et femmes dans un système tribal tiraillé entre tradition et modernité.

Pour toutes ces mises en scène la difficulté consiste à ne pas tenter de restituer un spectacle antique irrémédiablement disparu, mais au contraire à mettre en évidence la distance qui nous en sépare et de transposer, dans un langage moderne, les données spectaculaires antiques. Après avoir souvent fait de ces œuvres des textes à message, il semblerait que les créateurs cherchent aujourd’hui à retrouver leur efficacité musicale, la puissance émotive des voix et des déplacements chorégraphiés des chœurs.

Notes

[1pour le déroulement des Grandes Dionysies, voir P. Demont et A. Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Paris, Livre de Poche, 1996, ou H. C. Baldry, Le théâtre tragique des Grecs, Press Pocket, 1975).

[24, 49, a 11

[3(Georges Forestier, Corneille. Le sens d’une dramaturgie, 1998

[4Loraux Nicole , La voix endeuillée, Paris, 1999

[5cf Florence Dupont, L’insignifiance tragique, 2001

[6numphè est le nom que porte la femme de ses noces à sa première grossesse

[7voir le champ lexical de la gloire, de la noblesse et de la réputation

[8voir F. Dupont, L’insignifiance tragique.

[9« L’Electre de Sophocle dans son contexte », in : édition d’Electre chez Actes Sud/répliques

[10« L’Electre de Sophocle dans son contexte » in édition d’Electre chez Actes Sud Répliques

[11voir P. Vidal-Naquet, « Le Philoctète de Sophocle et l’éphébie, » in : Vernant et Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, La Découverte Poche , rééd. 2001

[12voir dans l’Odyssée les différentes versions de l’histoire d’Oreste, I, 30 ; III, 309 ; IV, 534 ; XI, 411

[13Pour une autre interprétation voir F. Dupont, L’Insignifiance tragique.

[14traduction publiée chez Actes Sud

[15Préface à la traduction d’Electre, actes Sud, 1986

[16 »Entretien avec Evelyne Ertel, Théâtre/Public, 88-89, 1989

[17n°1, « La tragédie grecque. Les Atrides au Théâtre du Soleil », CNDP, 1992

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