Définir la figure du philosophe avec Dumarsais
Au titre d’introduction ou de conclusion : l’article « Philosophe » de l’Encyclopédie, rédigé par Dumarsais
PHILOSOPHE, s. m. Il n’y a rien qui coute moins à acquérir aujourd’hui que le nom de philosophe ; une vie obscure & retirée, quelques dehors de sagesse, avec un peu de lecture, suffisent pour attirer ce nom à des personnes qui s’en honorent sans le mériter.
D’autres en qui la liberté de penser tient lieu de raisonnement, se regardent comme les seuls véritables philosophes, parce qu’ils ont osé renverser les bornes sacrées posées par la religion, & qu’ils ont brisé les entraves où la foi mettoit leur raison. Fiers de s’être défaits des préjugés de l’éducation, en matiere de religion, ils regardent avec mépris les autres comme des ames foibles, des génies serviles, des esprits pusillanimes qui se laissent effrayer par les conséquences où conduit l’irréligion, & qui n’osant sortir un instant du cercle des vérités établies, ni marcher dans des routes nouvelles, s’endorment sous le joug de la superstition.
Mais on doit avoir une idée plus juste du philosophe, & voici le caractere que nous lui donnons.
Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir, ni connoître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu’il y en ait. Le philosophe au contraire demêle les causes autant qu’il est en lui, & souvent même les prévient, & se livre à elles avec connoissance : c’est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentimens qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, & cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve. La raison est à l’égard du philosophe, ce que la grace est à l’égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchent dans les ténebres ; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d’un flambeau.
Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulieres. Le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l’origine ; il en connoît la propre valeur, & n’en fait que l’usage qui lui convient.
La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, & qu’il croie trouver par-tout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’appercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, & pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, & c’est ici une grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé.
Le monde est plein de personnes d’esprit & de beaucoup d’esprit, qui jugent toujours ; toujours ils devinent, car c’est deviner que de juger sans sentir quand on a le motif propre du jugement. Ils ignorent la portée de l’esprit humain ; ils croyent qu’il peut tout connoitre : ainsi ils trouvent de la honte à ne point prononcer de jugement, & s’imaginent que l’esprit consiste à juger. Le philosophe croit qu’il consiste à bien juger : il est plus content de lui-même quand il a suspendu la faculté de se déterminer que s’il s’étoit déterminé avant d’avoir senti le motif propre à la décision. Ainsi il juge & parle moins, mais il juge plus surement & parle mieux ; il n’évite point les traits vifs qui se présentent naturellement à l’esprit par un prompt assemblage d’idées qu’on est souvent étonné de voir unies. C’est dans cette prompte liaison que consiste ce que communément on appelle esprit ; mais aussi c’est ce qu’il recherche le moins, il préfere à ce brillant le soin de bien distinguer ses idées, d’en connoître la juste étendue & la liaison précise, & d’éviter de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées ont entr’elles. C’est dans ce discernement que consiste ce qu’on appelle jugement & justesse d’esprit : à cette justesse se joignent encore la souplesse & la netteté. Le philosophe n’est pas tellement attaché à un système, qu’il ne fente toute la force des objections. La plûpart des hommes sont si fort livrés à leurs opinions, qu’ils ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres. Le philosophe comprend le sentiment qu’il rejette, avec la même étendue & la même netteté qu’il entend celui qu’il adopte.
L’esprit philosophique est donc un esprit d’observation & de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n’est pas l’esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention & ses soins.
L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer, ou dans le fond d’une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire ; & dans quelqu’état où il puisse se trouver, ses besoins & le bien être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il connoisse, qu’il étudie, & qu’il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres : & pour en trouver, il en faut faire : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; & il trouve en même tems ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire & se rendre utile.
La plûpart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez de tems pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croyent pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires qui méditent trop, ou plûtôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde ; ils fuient les hommes, & les hommes les évitent. Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite & le commerce des hommes, est plein d’humanité. C’est le Chrémès de Térence qui sent qu’il est homme, & que la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin. Homo sum, humani à me nihil alienum puto.
Il seroit inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui s’appelle honneur & probité. La société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour lui sur la terre ; il l’encense, il l’honore par la probité, par une attention exacte à ses devoirs, & par un desir sincere de n’en être pas un membre inutile ou embarrassant. Les sentimens de probité entrent autant dans la constitution méchanique du philosophe, que les lumieres de l’esprit. Plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire où regne le fanatisme & la superstition, regnent les passions & l’emportement. Le tempérament du philosophe, c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison ; comme il aime extrèmement la société, il lui importe bien plus qu’au reste des hommes de disposer tous ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l’idée d’honnête homme. Ne craignez pas que parce que personne n’a les yeux sur lui, il s’abandonne à une action contraire à la probité. Non. Cette action n’est point conforme à la disposition méchanique du sage ; il est paîtri, pour ainsi dire, avec le levain de l’ordre & de la regle ; il est rempli des idées du bien de la société civile ; il en connoît les principes bien mieux que les autres hommes. Le crime trouveroit en lui trop d’opposition, il auroit trop d’idées naturelles & trop d’idées acquises à détruire. Sa faculté d’agir est pour ainsi dire comme une corde d’instrument de musique montée sur un certain ton ; elle n’en sauroit produire un contraire. Il craint de se détonner, de se desacorder avec lui-même ; & ceci me fait ressouvenir de ce que Velleius dit de Caton d’Utique. « Il n’a jamais, dit-il, fait de bonnes actions pour paroître les avoir faites, mais parce qu’il n’étoit pas en lui de faire autrement ».
D’ailleurs dans toutes les actions que les hommes font, ils ne cherchent que leur propre satisfaction actuelle : c’est le bien ou plutôt l’attrait présent, suivant la disposition méchanique où ils se trouvent qui les fait agir. Or le philosophe est disposé plus que qui que ce soit par ses réflexions à trouver plus d’attrait & de plaisir à vivre avec vous, à s’attirer votre confiance & votre estime, à s’acquiter des devoirs de l’amitié & de la reconnoissance. Ces sentimens sont encore nourris dans le fond de son coeur par la religion, où l’ont conduit les lumieres naturelles de sa raison. Encore un coup, l’idée de mal-honnête homme est autant opposée à l’idée de philosophe, que l’est l’idée de stupide ; & l’expérience fait voir tous les jours que plus on a de raison & de lumiere, plus on est sûr & propre pour le commerce de la vie. Un sot, dit la Rochefoucault, n’a pas assez d’étoffe pour être bon : on ne péche que parce que les lumieres sont moins fortes que les passions ; & c’est une maxime de théologie vraie en un certain sens, que tout pécheur est ignorant.
Cet amour de la société si essentiel au philosophe, fait voir combien est véritable la remarque de l’empereur Antonin : « Que les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les philosophes seront rois » !
Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, & qui joint à un esprit de réflexion & de justesse les moeurs & les qualités sociables. Entez un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, & vous aurez un parfait souverain.
De cette idée il est aisé de conclure combien le sage insensible des stoïciens est éloigné de la perfection de notre philosophe : un tel philosophe est homme, & leur sage n’étoit qu’un phantôme. Ils rougissoient de l’humanité, & il en fait gloire ; ils vouloient follement anéantir les passions, & nous élever au-dessus de notre nature par une insensibilité chimérique : pour lui, il ne prétend pas au chimérique honneur de détruire les passions, parce que cela est impossible ; mais il travaille à n’en être pas tyrannisé, à les mettre à profit, & à en faire un usage raisonnable, parce que cela est possible, & que la raison le lui ordonne.
On voit encore par tout ce que nous venons de dire, combien s’éloignent de la juste idée du philosophe ces indolens, qui, livrés à une méditation paresseuse, négligent le soin de leurs affaires temporelles, & de tout ce qui s’appelle fortune. Le vrai philosophe n’est point tourmenté par l’ambition, mais il veut avoir les commodités de la vie ; il lui faut, outre le nécessaire précis, un honnête superflu nécessaire à un honnête homme, & par lequel seul on est heureux : c’est le fond des bienséances & des agrémens. Ce sont de faux philosophes qui ont fait naître ce préjugé, que le plus exact nécessaire lui suffit, par leur indolence & par des maximes éblouissantes.
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1. Le philosophe et la société
Article « Insolent » de Diderot
Le philosophe, lui, ne l’est pas
* INSOLENT, (Gramm.) qui se croit & ne cache point qu’il se croit plus grand que les autres. Un sauvage ni un philosophe ne sauroient être insolens. Le sauvage ne voit autour de lui que ses égaux. Le philosophe ne sent pas sa supériorité sur les autres, sans les plaindre, & il s’occupe à descendre modestement jusqu’à eux. Quel est donc l’homme insolent ? c’est celui qui dans la société a des meubles & des équipages, & qui raisonne à peu près ainsi. J’ai cent mille écus de rente ; les dix-neuf vingtiemes des hommes n’ont pas mille écus, les autres n’ont rien. Les premiers sont donc à mille degrés audessous de moi ; le reste en est à une distance infinie. D’après ce calcul il manque d’égards à tout le monde, de peur d’en accorder à quelqu’un. Il se fait mépriser & haïr ; mais qu’est ce que cela lui fait ? sacram metiente viam cum bis ter ulnarum togâ, la queue de sa robe n’en est pas moins ample : voilà l’insolence financiere ou magistrale. Il y a l’insolence de la grandeur ; l’insolence littéraire. Toutes consistent à exagérer les avantages de son état, & à les faire valoir d’une maniere outrageante pour les autres. Un homme supérieur qui illustre son état, ne songe pas à s’en glorifier, c’est la pauvre ressource des subalternes.
Article « Malédiction »
Le philosophe n’en profère pas
MALÉDICTION, (Gram.) imprécation qu’on prononce contre quelque objet mal-faisant. Un pere irrité maudit son enfant ; un homme violent maudit la pierre qui l’a blessé ; le peuple maudit le souverain qui le vexe ; le philosophe qui admet la nécessité dans les évenemens, s’y soumet & ne maudit personne ; Dieu a maudit le méchant de toute éternité. On croit que la malédiction assise sur un être est une espece de caractere ; un ouvrier croit que la matiere qui ne se prête pas à ses vûes est maudite ; un joueur que l’argent qui ne lui profite pas est maudit ; ce penchant à rapporter à des causes inconnues & surnaturelles les effets dont la raison nous échappe, est la source premiere des préjugés les plus généraux.
Article « Cosmopolitain »
Le philosophe est un homme social et sociable
COSMOPOLITAIN, ou COSMOPOLITE, (Gram. & Philosoph.) On se sert quelquefois de ce nom en plaisantant, pour signifier un homme qui n’a point de demeure fixe, ou bien un homme qui n’est étranger nulle part. Il vient de , monde, & , ville.
Comme on demandoit à un ancien philosophe d’où il étoit, il répondit : Je suis Cosmopolite, c’est-à-dire citoyen de l’univers. Je préfere, disoit un autre, ma famille à moi, ma patrie à ma famille, & le genre humain à ma patrie. Voyez PHILOSOPHE.
2. Les principes de l’esprit philosophique : la raison contre la superstition
Article « Savant » de Jaucourt
Le philosophe et la réflexion
SAVANT, DOCTE, HABILE, (Synon.) les connoissances qui se réduisent en pratique rendent habile. Celles qui ne demandent que de la spéculation font le savant. Celles qui remplissent la mémoire font l’homme docte.
On dit du prédicateur & de l’avocat qu’ils sont habiles ; du philosophe & du mathématicien, qu’ils sont savans ; de l’historien & du jurisconsulte, qu’ils sont doctes.
L’habile semble plus entendu ; le savant plus profond, & le docte plus universel.
Nous devenons habiles par l’expérience ; savans par la méditation ; doctes par la lecture.
On peut être fort savant ou fort docte sans être habile, mais on ne peut guere être très- habile, sans être savant. Synon. de Girard. (D. J.)
Article « Spéculation » de Jaucourt
Le philosophe et la réflexion
SPÉCULATION, s. f. (Gram.) examen profond & réfléchi de la nature & des qualités d’une chose, Ce mot s’oppose à pratique. La spéculation recherche ce que c’est que l’objet ; la pratique agit. Ainsi l’on peut dire que la philosophie, la vertu, la religion, la morale, ne sont pas des sciences de pure spéculation. Celui qui n’en a que la spéculation, n’est que le fantôme d’un philosophe, d’un homme vertueux, religieux, moraliste. La physique a ses spéculations, qu’il faut mettre à l’épreuve de l’expérience ; que seroit-ce que les mathématiques sans les problèmes d’utilité, auxquels on arrive par la démonstration de ses propositions spéculatives ? Les théorèmes sont la partie de spéculation. Les problêmes sont la partie de pratique.
Article « Divination » de Diderot
Le philosophe s’oppose aux préjugés
Ces erreurs furent si générales que les lumieres de la religion ne purent empêcher qu’elles ne se répandissent, du moins en partie, chez les Juifs & chez les Chrétiens. On vit même parmi ceux-ci des hommes prétendre interroger les morts & appeller le diable, par des cérémonies semblables à celles des Payens dans l’évocation des astres & des démons. Mais si l’universalité d’un préjugé peut empêcher le philosophe timide de le braver ; elle ne l’empêchera point de le trouver ridicule ; & s’il étoit assez courageux pour sacrifier son repos & exposer sa vie, afin de détromper ses concitoyens d’un système d’erreurs qui les rendroient misérables & méchans, il n’en seroit que plus estimable, du moins aux yeux de la postérité qui juge les opinions des tems passés sans partialité. Ne regarde-t-elle pas aujourd’hui les livres que Cicéron a écrits sur la nature des dieux & sur la divination, comme ses meilleurs ouvrages, quoiqu’ils ayent dû naturellement lui attirer de la part des prêtres du paganisme les titres injurieux d’impie, & de la part de ces hommes modérés qui prétendent qu’il faut respecter les préjugés populaires, les épithetes d’esprit dangereux & turbulent ? D’où il s’ensuit qu’en quelque tems, & chez quelque peuple que ce puisse être, la vertu & la vérité méritent seules notre respect. N’y a-t-il pas aujourd’hui, au milieu du dix-huitieme siecle, à Paris, beaucoup de courage & de mérite à fouler aux piés les extravagances du paganisme ? C’étoit sous Néron qu’il étoit beau de médire de Jupiter ; & c’est ce que les premiers héros du Christianisme ont osé, & ce qu’ils n’eussent point fait, s’ils avoient été du nombre de ces génies étroits & de ces ames pusillanimes qui tiennent la vérité captive, lorsqu’il y a quelque danger à l’annoncer.
Article « Bâton » de Diderot
Les lumières de la philosophie contre la superstition
Cicéron a beau dire, il y a cent mille occasions où la sorte d’examen qu’il propose ne peut avoir lieu ; où l’opinion générale, la croyance non interrompue & la tradition constante, sont des motifs suffisans ; où le jugement de la multitude est aussi sûr que celui du philosophe. Toutes les fois qu’il ne s’agira que de se servir de ses yeux, sans aucune précaution antérieure, sans le besoin d’aucune lumiere acquise, sans la nécessité d’aucune combinaison ni induction subséquente, le paysan est de niveau avec le philosophe. Celui-ci ne l’emporte sur l’autre que par les précautions qu’il apporte dans l’usage de ses sens ; par les lumieres qu’il a acquises, & qui bientôt ôtent à ses yeux l’air de prodige à ce qui n’est que naturel ; ou lui montrent comme surnaturel ce qui est vraiment au-dessus des forces de la nature, qui lui sont mieux connues qu’à personne ; par l’art qu’il a de combiner les expériences, d’évaluer les témoignages, & d’estimer le degré de certitude ; & par l’aptitude qu’il a de former des inductions ou de la supposition ou de la vérité des faits.
Article « Aigle » de Diderot
La philosophie : une religion de la raison contre la superstition
* L’AIGLE est un oiseau consacré à Jupiter, du jour où ce dieu ayant consulté les augures dans l’île de Naxos, sur le succès de la guerre qu’il alloit entreprendre contre les Titans, il parut un aigle qui lui fut d’un heureux présage. On dit encore que l’aigle lui fournit de l’ambroisie pendant son enfance, & que ce fut pour le récompenser de ce soin qu’il le plaça dans la suite parmi les astres. L’aigle se voit dans les images de Jupiter, tantôt aux piés du dieu, tantôt à ses côtés, & presque toûjours portant la foudre entre ses serres. Il y a bien de l’apparence que toute cette fable n’est fondée que sur l’observation du vol de l’aigle qui aime à s’élever dans les nuages les plus hauts, & à se tenir dans la région du tonnerre. C’en fut là tout autant qu’il en falloit pour en faire l’oiseau du dieu du ciel & des airs, & pour lui donner la foudre à porter. Il n’y avoit qu’à mettre les Payens en train, quand il falloit honorer leurs dieux : la superstition imagine plûtôt les visions les plus extravagantes & les plus grossieres, que de rester en repos. Ces visions sont ensuite consacrées par le tems & la crédulité des peuples ; & malheur à celui qui sans être appellé par Dieu au grand & périlleux état de missionnaire, aimera assez peu son repos & connoîtra assez peu les hommes, pour se charger de les instruire. Si vous introduisez un rayon de lumiere dans un nid de hibous, vous ne ferez que blesser leurs yeux & exciter leurs cris. Heureux cent fois le peuple à qui la religion ne propose à croire que des choses vraies, sublimes & saintes, & à imiter que des actions vertueuses ; telle est la nôtre, où le Philosophe n’a qu’à suivre sa raison pour arriver aux piés de nos autels.
3. Le philosophe : un idéal qui remplace l’idéal du chrétien
Article « Résignation »
Le philosophe : un idéal qui remplace l’idéal chrétien
RÉSIGNATION, s. f. (Gramm.) entiere soumission, sacrifice absolu de sa volonté à celle d’un supérieur. Le chrétien se résigne à la volonté de Dieu ; le philosophe aux lois éternelles de la nature.
Article « vigilant »
Le philosophe : un idéal qui remplace l’idéal chrétien
VIGILANT, VIGILANCE, (Gram. & Mor.) attention particuliere à quelque événement ou sur quelqu’objet. Le grand intérêt donne de la vigilance. La vigilance est essentielle à un général. Sans la vigilance, le philosophe bronchera quelquefois ; le chrétien ne fera pas un pas sans tomber.
4. Philosophe : un statut encore problématique dans la société du XVIIIème siècle
Article « considération » de d’Alembert
Quelle place pour le philosophe dans la société d’Ancien Régime ?
Il ne faut point, dit un auteur moderne, confondre la considération avec la réputation : celle-ci est en général le fruit des talens ou du savoir-faire ; celle-là est attachée à la place, au crédit, aux richesses, ou en général au besoin qu’on a de ceux à qui on l’accorde. L’absence ou l’éloignement, loin d’affoiblir la réputation, lui est souvent utile ; la considération au contraire est toute extérieure, & semble attachée à la présence. Un ministre incapable de sa place a plus de considération & moins de réputation qu’un homme de lettres, ou qu’un artiste célebre. Un homme de lettres, riche & sot a plus de considération & moins de réputation qu’un homme de mérite pauvre. Corneille avoit de la réputation, comme auteur de Cinna ; & Chapelain de la considération, comme distributeur des graces de Colbert. Newton avoit de la réputation, comme inventeur dans les Sciences ; & de la considération, comme directeur de la monnoie. Il y a telle nation où un chanteur est plus considéré qu’un philosophe ; parce que les hommes aiment mieux être desennuyés qu’éclairés. (O)
Article « Bassesse » de Diderot
Quelle place pour le philosophe dans la société d’Ancien Régime ?
Et je dis moi que les termes abjection, bassesse, semblent n’avoir été inventés que par quelques hommes injustes dans le sein du bonheur, d’où ils insultoient à ceux que la nature, le hasard, & d’autres causes pareilles n’avoient pas également favorisés ; que la Philosophie soûtient dans l’abjection où l’on est tombé, & ne permet pas de penser qu’on puisse naître dans la bassesse ; que le philosophe sans naissance, sans bien, sans fortune, sans place, saura bien qu’il n’est qu’un être abject pour les autres hommes, mais ne se tiendra point pour tel ; que s’il sort de l’état prétendu de bassesse qu’on a imaginé, il en sera tiré par son mérite seul ; qu’il n’épargnera rien pour ne pas tomber dans l’abjection, à cause des inconvéniens physiques & moraux qui l’accompagnent : mais que s’il y tombe, sans avoir aucun mauvais usage de sa raison à se reprocher, il ne s’en chagrinera guere & n’en rougira point. Il n’y a qu’un moyen d’éviter les inconvéniens de la bassesse d’état & les humiliations de l’abjection, c’est de fuir les hommes ou de ne voir que ses semblables. Le premier me semble le plus sûr ; & c’est celui que je choisirois.
Article « Divination » de Diderot
Dangers et persécutions qu’affronte le philosophe
Ces erreurs furent si générales que les lumieres de la religion ne purent empêcher qu’elles ne se répandissent, du moins en partie, chez les Juifs & chez les Chrétiens. On vit même parmi ceux-ci des hommes prétendre interroger les morts & appeller le diable, par des cérémonies semblables à celles des Payens dans l’évocation des astres & des démons. Mais si l’universalité d’un préjugé peut empêcher le philosophe timide de le braver ; elle ne l’empêchera point de le trouver ridicule ; & s’il étoit assez courageux pour sacrifier son repos & exposer sa vie, afin de détromper ses concitoyens d’un système d’erreurs qui les rendroient misérables & méchans, il n’en seroit que plus estimable, du moins aux yeux de la postérité qui juge les opinions des tems passés sans partialité. Ne regarde-t-elle pas aujourd’hui les livres que Cicéron a écrits sur la nature des dieux & sur la divination, comme ses meilleurs ouvrages, quoiqu’ils ayent dû naturellement lui attirer de la part des prêtres du paganisme les titres injurieux d’impie, & de la part de ces hommes modérés qui prétendent qu’il faut respecter les préjugés populaires, les épithetes d’esprit dangereux & turbulent ? D’où il s’ensuit qu’en quelque tems, & chez quelque peuple que ce puisse être, la vertu & la vérité méritent seules notre respect. N’y a-t-il pas aujourd’hui, au milieu du dix-huitieme siecle, à Paris, beaucoup de courage & de mérite à fouler aux piés les extravagances du paganisme ? C’étoit sous Néron qu’il étoit beau de médire de Jupiter ; & c’est ce que les premiers héros du Christianisme ont osé, & ce qu’ils n’eussent point fait, s’ils avoient été du nombre de ces génies étroits & de ces ames pusillanimes qui tiennent la vérité captive, lorsqu’il y a quelque danger à l’annoncer.
Article « Indépendance »
Dangers et persécutions qu’affronte le philosophe
Il est pourtant une espece d’indépendance à laquelle il est permis d’aspirer : c’est celle que donne la Philosophie. Elle n’ôte point à l’homme tous ses liens, mais elle ne lui laisse que ceux qu’il a reçus de la main même de la raison. Elle ne le rend pas absolument indépendant, mais elle ne le fait dépendre que de ses devoirs.
Une pareille indépendance ne peut pas être dangereuse. Elle ne touche point à l’autorité du gouvernement, à l’obéissance qui est dûe aux lois, au respect que mérite la religion : elle ne tend pas à détruire toute subordination, & à bouleverser l’état, comme le publient certaines gens qui crient à l’anarchie, dès qu’on refuse de reconnoître le tribunal orgueilleux qu’ils se sont eux-mêmes élevé. Non, si le philosophe est plus indépendant que le reste des hommes, c’est qu’il se forge moins de chaînes nouvelles. La médiocrité des desirs le délivre d’une foule de besoins auxquels la cupidité assujettit les autres. Renfermé tout entier en lui-même, il se détache par raison de ce que la malignité des hommes pourroit lui enlever. Content de son obscurité, il ne va point pour en sortir ramper à la porte des grands, & chercher des mépris qu’il ne veut rendre à personne. Plus il est dégagé des préjugés, & plus il est attaché aux vérités de la religion, ferme dans les grands principes qui font l’honnête homme, le fidele sujet & le bon citoyen. Si quelquefois il a le malheur de faire plus de bruit qu’il ne le voudroit, c’est dans le monde littéraire où quelques nains effrayés ou envieux de sa grandeur, veulent le faire passer pour un Titan qui escalade le ciel, & tâchent ainsi par leurs cris d’attirer la foudre sur la tête de celui dont leurs propres dards pourroient à peine piquer légérement les piés. Mais que l’on ne se laisse pas étourdir par ces accusations vagues dont les auteurs ressemblent assez à ces enfans qui crient au feu lorsque leur maître les corrige. L’on n’a jusqu’ici guere vû de philosophes qui aient excité des revoltes, renversé le gouvernement, changé la forme des états : je ne vois pas que ce soit eux qui aient occasionné les guerres civiles en France, fait les proscriptions à Rome, détruit les républiques de la Grece. Je les vois par-tout entourés d’une foule d’ennemis, mais par-tout je les vois persécutés & jamais persécuteurs. C’est-là leur destinée, & le prince même des Philosophes, le grand & vertueux Socrate, leur apprend qu’ils doivent s’estimer heureux lorsqu’on ne leur dresse pas des échafauds avant de leur élever des statues.