Introduction
Le jardin traverse l’histoire des civilisations et opère un lien entre des cultures étrangères les unes aux autres par un même jeu sur les références mythiques et une même recherche d’une élaboration artistique de la nature. Espace marqué par la dualité, il est à la fois en site géographique réel et un espace où sont convoquées toutes les références mythologiques, symboliques et idéologiques de la civilisation qui le fait naître. Le jardin en effet n’est pas la nature, mais une représentation de la nature, et plus particulièrement de la relation que l’homme entretient avec la nature. C’est la raison pour laquelle il ne se confond pas avec la notion, voisine, mais dont l’apparition est beaucoup plus tardive, de paysage. Lieu de mémoire, il est pourtant, et c’est là son paradoxe, un art éphémère, qui bien souvent, n’est plus accessible que dans l’art et la littérature.
Le jardin a continuellement suscité l’intérêt des voyageurs, des romanciers, des poètes, et même des dramaturges. Lieu culturel par excellence, il est source de mythes, de références, d’intertextualité implicite ; il est également un point central des spécificités esthétiques des divers mouvements littéraires et culturels. Dès lors, aborder ce thème au cours de l’enseignement des Lettres permet aux élèves de mieux repérer les références culturelles dans les oeuvres, patrimoine culturel dont ils possèdent déjà de nombreux éléments, mais qu’ils pourront mettre en forme, organiser, et, pour filer la métaphore du jardin, faire croître et cultiver.
Le jardin, entre mythe des origines et mythes de la fertilité
1) Le jardin dans la mythologie antique
La double dimension mythologique des jardins des origines se retrouve dans la mythologie antique. La Théogonie d’Hésiode nous propose ainsi une vision de l’univers primordial qui donne naissance à Aphrodite et dans le même temps au mythe de Cythère.
La mythologie grecque abonde en jardins idéaux. Il s’agit de Bois sacrés, lieux naturels béni des dieux, où la nature, non entretenue, est plaisante et féconde. Les plus célèbres sont l’Arcadie, le jardin des Hespérides et les roseraies du roi Midas.
Certaines divinités permettent également de lier ce lieu idéal aux mythes de la fertilité. C’est le cas de la déesse romaine Flore, qu’Ovide rattache à la nymphe grecque Chloris. Selon Ovide également, Flore serait à l’origine de la naissance de Mars. Suite à la naissance de Minerve, jaillie de la tête de Jupiter, Junon aurait également voulu donner le jour seule. Flore lui donna alors une fleur qui la rendit féconde.
2) Le jardin d’Eden et les jardins bibliques
Référence fondamentale de la culture occidentale, le jardin d’Eden se présente sous une double dimension : lieu du paradis sur terre et lieu de la faute d’Adam et Eve. Ce mythe des origines présente un jardin idéal, qui est également un lieu de fertilité : Adam et Eve devaient « cultiver et garder » le jardin d’Eden. Cependant deux interprétations de la faute verront le jour, celle, conforme à la doctrine chrétienne, de la Chute et de la Rédemption et celle, plus moderne, de la liberté d’Adam et Eve et de leur volonté d’ouvrir le processus de la connaissance, de mettre en marche le temps.
D’autres textes de l’Ancien Testament jouent également un rôle primordial dans la figure du jardin : le Psaume 104 et le Cantique des Cantiques, si important pour l’esthétique et l’idéologie médiévale du jardin de l’âme et du clos marial.
Enfin le Nouveau Testament propose deux jardins qui influencent également la littérature : le jardin des oliviers et le jardin de Pâques où le Christ, sorti du tombeau, apparaît à Marie-Madeleine sous l’apparence d’un jardinier.
Références textuelles
1) Le jardin dans la mythologie antique
– Hésiode, Théogonie
– Ovide, Les Métamorphoses
2) Le jardin d’Eden et les jardins bibliques
– La Bible, La Genèse
– La Bible, « Psaume104 »
– La Bible, Cantique des Cantiques
– Dante, La Divine Comédie
– Du Bartas, La Semaine ou la Création du monde
– Maurice Scève, Le Microcosme
– Paul Claudel, L’esprit et l’eau
– Victor Hugo, Le Sacre de la femme
– Leconte de Lisle, La Fin de l’homme, Quaïn
– John Milton, Le Paradis perdu
– Rainer Maria Rilke, Adam, Eva
– Charles Péguy, Eve
– Emile Verhaeren, Le Paradis
– Villiers de l’Isle-Adam, L’Eve future
– Emile Zola, La Faute de l’abbé Mouret
– Jean Giraudoux, Juliette au pays des hommes
– Pierre Jean Jouve, Le Paradis perdu
– Jules Supervielle, La Fable du monde
Du lieu réel au lieu imaginaire
1) Le jardin littéraire comme lieu réel, ancré dans les conceptions esthétiques de l’époque
Le jardin littéraire, lieu culturel et symbolique, reflète cependant les conceptions esthétiques dans lesquelles il voit le jour. En cela il est étroitement lié aux jardins réels de l’époque, dont il est une trace, et parfois la seule.
On peut ainsi comparer les représentations littéraires et iconographiques aux vestiges, parfois disparus et parfois toujours vivants, des jardins des époques passées pour en cerner l’esthétique. Les textes et les œuvres d’art permettent ainsi de découvrir les étapes majeures de l’évolution de l’esthétique des jardins au cours des siècles :
– Moyen-Age : Le jardin clos hortus conclusus, jardin d’Eden reflet de l’âme ou jardin de l’amour courtois, hortus deliciarum.
– Renaissance : Le retour à l’idéal esthétique et intellectuel de l’Antiquité et l’affirmation de l’idée d’harmonie qui s’exprime à travers l’architecture et l’importance du tracé.
– L’âge baroque : Le jardin devient un art en expansion, grâce aux jeux sur les perspectives qui soulignent l’importance du mouvement et créent un monde d’illusions d’optique.
– L’époque classique : Le jardin « à la française » du siècle de Louis XIV s’impose, transformant le paysage en une œuvre d’art équilibrée et contrôlée, expression d’une domination totale sur la nature.
– Le XVIIIème siècle : Redécouverte de la nature et retour au paysage arcadien de la mythologie antique à travers le « jardin paysager », ou jardin « à l’anglaise ».
– La révolution industrielle et ses bouleversements : apparitions de nouvelles formes de jardins, le jardin public, les parcs urbains, les serres et leurs plantes exotiques.
2) Mais un espace qui glisse vers l’imaginaire
Mais dans de nombreux textes, il s’agit souvent moins de décrire un lieu réel qu’un lieu imaginaire, un topos littéraire au sens plein du terme, le locus amoenus qui se reconnaît souvent à l’écriture de l’hyperbole et de l’éloge.
La description se fait proprement ornementale, selon des horizons d’attente précis qui font que les éléments du topos varient peu d’un texte à l’autre, malgré les changements de contexte. Comme l’explique Roland Barthes,
« le paysage est détaché du lieu, car sa fonction est de constituer un signe universel, celui de la Nature : le paysage est le signe culturel de la Nature. »
Références textuelles
1) Le jardin littéraire comme lieu réel, ancré dans les conceptions esthétiques de l’époque
– Pline le Jeune, Lettres, II-17 et V-6
– Pétrarque, Lettres de Vaucluse
– Montaigne, Voyage en Italie
– André Félibien, Relation de la fête de Versailles
– Jean de La Fontaine, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché et de Cupidon
– Louis XIV, Manière de montrer les jardins de Versailles
– Charles Perrault, Le Labyrinthe de Versailles
– Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française
– Saint-Simon, Mémoires, t. XXVIII : Louis XIV à Marly
– Madeleine de Scudéry, La promenade de Versailles
– Charles Baudelaire, Spleen de Paris, « Les Veuves »
– Théophile Gautier, Versailles, Avatar, Fortunio
– Edmond de Goncourt, La maison d’un artiste
– Victor Hugo, Le Jardin d’hiver
– Joris-Karl Huysmans, A rebours
– Marcel Proust, Du Côté de chez Swann (le jardin littéraire rejoint le jardin de Monet à Giverny)
2) Mais un espace qui glisse vers l’imaginaire
– Homère, L’Odyssée, « le jardin d’Alkinoos », « la grotte de Calypso »
– Virgile, L’Enéide, « l’antre de la Sibylle »
– Boccace, Décaméron, « Troisième journée »
– Pétrarque, Lettres de Vaucluse
– Francesco Colonna, Le Songe de Polyphile
– Honoré d’Urfé, L’Astrée
– Madeleine de Scudéry, Clélie
– Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, septième promenade
L’espace clos du jardin face à l’espace ouvert de la nature
1) Le jardin comme lieu coupé du monde : un lieu clos à travers lequel s’exprime une autre nature
A l’image du jardin d’Eden, le jardin médiéval est clos. Il représente une nature humanisée et symbolique. Le jardin clos, l’hortus conclusus, est identifié, à partir du Cantique des Cantiques en particulier, à l’Eglise, à Marie, puis à l’âme du fidèle qui est le véritable jardin secret dont parle « l’Epoux » biblique.
Le jardin d’amour ou hortus deliciarum repose sur la même clôture, symbole d’une nature humanisée et idéale : il est le lieu de l’expression allégorique de l’idéal courtois.
2) Du jardin au paysage : la naissance d’une nouvelle esthétique de la nature à travers l’émergence de la notion de sublime
La vogue du « jardin anglais » ouvre une nouvelle conception du jardin et de la nature. Avec Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, la description s’ouvre à de nouveaux paysages, la montagne, la mer, qui vont bouleverser l’esthétique des paysages romantiques.
La description ne se limite plus à la nature humanisée que représente le jardin, et laisse place à la nature sauvage et sublime qui apparaît comme un nouvel objet esthétique.
Références textuelles
1) Le jardin comme lieu coupé du monde : un lieu clos à travers lequel s’exprime une autre nature
– Chrétien de Troyes, Erec et Enide, Cligès
– Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose
2) Du jardin au paysage : la naissance d’une nouvelle esthétique de la nature à travers l’émergence de la notion de sublime
– Denis Diderot, Essai sur la peinture
– Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse
– Goethe, Les Affinités électives
– Victor Hugo, Les Misérables, Le jardin de la maison de la rue Plumet
– Edgar Allan Poe, Le Domaine d’Arnheim
L’homme au jardin
1) L’homme jardinier, nouveau démiurge
Le premier jardinier de la Bible est Dieu, qui crée le jardin d’Eden, figure à laquelle s’apparente également le Christ, qui apparaît à Marie-Madeleine, lors de sa Résurrection, sous l’apparence d’un jardinier.
Lié aux mythes des origines, le jardin est lié à l’organisation du monde par Dieu. De même, l’homme jardinier, à l’image de Dieu, transforme le chaos en cosmos. Par son travail, l’architecte des jardins joue le rôle de l’ordonnateur, d’un démiurge. Il agit comme une force capable de séparer les éléments, de fixer les pôles de l’orientation. Ainsi, Le Nôtre fait descendre le soleil dans ses miroirs d’eau.
2) Le jardin comme ouverture au monde
Le jardin botanique se veut synthèse des plantes découvertes lors des voyages lointains. Cette importance des plantes exotiques apparaît dès les voyages au Nouveau Monde du XVIème siècle, mais revêt une importance capitale dans les serres du XIXème siècle.
3) Le langage des plantes
Les plantes sont également un langage symbolique, dont les auteurs jouent. C’est le cas dans les textes médiévaux, avec les significations religieuses de la rose et de la vigne en particulier qui renvoient à Marie et au Christ. Mais Zola également joue sur la symbolique des fleurs dans La Curée et dans La Faute de l’abbé Mouret en particulier.
Références textuelles
1) L’homme jardinier, nouveau démiurge
– Virgile, Les Géorgiques
– Boccace, Décaméron, « Troisième journée », « Histoire de Philostrate »
– Boileau, Epîtres, « A mon jardinier »
– La Fontaine, Fables, « Le Philosophe Scythe », « L’Ecolier, le Pédant et le Maître d’un jardin », « Le Jardinier et son Seigneur », « L’Ours et l’Amateur des jardins », « Le Juge arbitre, l’Hospitalier, et le Solitaire »
– Saint-Simon, Mémoires, « La mort de Le Nôtre »
Voltaire, Candide
– Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie
– Alphonse de Lamartine, Discours aux jardiniers
– Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet
2) Le jardin comme ouverture au monde
– Paul Claudel, Connaissance de l’Est, « Jardins »
– Jean de Léry, Histoire d’un Voyage en la terre du Brésil
– Pierre Loti, Les Derniers jours de Pékin
– Pierre Loti, Japoneries d’automne
– Victor Segalen, Stèles
– André Thevet, Les Singularités de la France antarctique
3) Le langage des plantes
– Rabelais, Le Tiers-Livre, t.II
– Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, « Cinquième promenade »
– Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée
– Emile Zola, La Curée, La Faute de l’abbé Mouret