Thèmes, motifs et symboles récurrents dans le Conte du Graal

, par BRUNSWIC Barbara , Lycée Joliot-Curie, Nanterre, PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

I. Le chevalier et la chevalerie

L’adoubement

Les occurrences

Perceval, et donc le lecteur, entend pour la première fois parler de l’adoubement lorsque sa mère lui révèle l’histoire familiale. Ainsi, il apprend que ses frères « Quand ils furent assez âgé, sur le conseil de leur père, allèrent à des cours royales pour avoir armes et chevaux, l’aîné chez le roi Escavalon, l’autre chez le roi Ban de Gonneret. Le même jour, les deux garçons furent adouibés chevaliers... »p. 42.

L’adoubement de Perceval procède en deux étapes :
 1. Tout d’abord il se rend à la cour d’Arthur, pressé d’en finir avec ce qu’il semble considérer comme une formalité. Il est important de garder ici la phrase mise par Chrétien dans la bouche de son héros : Faites-moi chevalier, dit-il, noble roi, car je veux m’en aller. « Cependant, Perceval frepart sur un malentendu. Il pense avoir été adoubé alors qu’il n’en est rien.
 2. Le protocole qui fait de Perceval un chevalier se déroule chez Gorneman de Gohort. Celui-ci commence par prodiguer au jeune homme un enseignement pratique, sur le maniement des armes, mais il se livre, au moment où Perceval veut le quitter, à un véritable adoubement dans les règles :

  • la parole du vassal qui exprime son engagement à son seigneur par une parole : p. 63 : « Ainsi ferai et n’y manquerai en rien. »
  • la symbolique chrétienne : p. 64-65 : « Le seigneur fait sur lui le signe de croix »
  • le baiser : p. 64 : « C’est le maître qui lui ceint l’épée et l’embrasse. »
  • le don du fief, qui symbolise l’entrée de Perceval dans la chevalerie : Gorneman chausse en effet à Perceval l’éperon droit (p. 63) et lui ceint l’épée (p. 64). Cette entrée est d’ailleurs soulignée par une parole toute ritualisée : p. 64 : « Avec cette épée que je vous remets, je vous confère l’ordre le plus haut que Dieu ait créé au monde. C’est l’Ordre de Chevalerie qui ne souffre aucune bassesse. »

Dans les châteaux merveilleux, celui du roi pêcheur comme celui des reines, on vit dans l’attente d’un seigneur capable d’adouber les jeunes gens (valets) pour en faire des chevaliers. p. 182 : « Tous ceux qui vont et viennent dans le palais s’attendent à un grand miracle qui n’adviendra sûrement pas. Ils espèrent l’arrivée d’un chevalier qui les protègera, qui remettra les dames dans leur honneurs, donnera des maris aux filles et chevalerie aux écuyers. Mais la mer se prendrait en glace plutôt qu’un chevalier entre au palais qui serait tel qu’on l’exige : beau et sage et sans convoitise, preu et hardi, franc et loyal, sans vilenie ni aucun mal. Si tel il nous en arrivait, il pourrait tenir ce château, il rendrait aux dames leurs terres, éteindrait de mortelles guerres. Les jeunes filles il marierait, et les garçons adouberait. Il éteindrait sans rémission les enchantements du palais. »

Pistes d’interprétation

L’adoubement n’est pas une invention de la littérature courtoise mais un rituel attesté historiquement. L’adoubement de Perceval par Gorneman ne peut donc être compris qu’en référence à la société féodale. L’historien Jacques Le Goff a défini les différentes étapes de ce rituel symbolique d’entrée dans le lien vassalique :

 1. L’hommage, au cours duquel le vassal qui devient homme du seigneur exprime son engagement en affirmant « je le veux » puis en plaçant ses mains jointes entre celles de son seigneur. Cette importance rituelle du geste est d’ailleurs celle qu’on retrouve dans les miniatures médiévales.
 2. La foi, que le vassal jure à son seigneur par un baiser sur la bouche puis en prononçant un serment sur la Bible ou sur des reliques. Le vassal est désormais « homme de bouche et de main du seigneur ».
 3. L’investiture du fief, qui consiste en la remise par le seigneur d’un objet symbolique à son vassal, et qui doit correspondre à la nature du fief (= « obligation de faire »). Une épée marque ainsi un pouvoir auquel s’attache un droit de violence.

L’adoubement des frères de Perceval est présenté dans le discours de la mère, comme le début des malheurs de la famille. A peine promus chevaliers, ils meurent au combat. Les circonstances de cette double mort restent mystérieuses, mais elles laissent entendre comme un lien de cause à effet l’entrée dans la vie de chevalier et les malheurs qui en découlent. Malheurs d’autant plus traumatisants qu’ils sont inexplicables (qui les a tués ?) et qu’ils sont infamants ou outrageants (les yeux de l’aîné ont été mangés par des corbeaux, ce que ne précise pas l’édition Folio)

Paradoxalement, ce n’est pas par Arthur que Perceval est véritablement initié aux rites de la chevalerie, même si le jeune homme naïf a, au départ, l’impression d’avoir gagné son armure à la cour du roi Arthur, comme si le roi les lui avait données lui-même. L’adoubement par Gorneman vient donc compléter et corriger l’adoubement parodique auquel nous assistons après la victoire de Perceval contre le Chevalier Vermeil, lorsque le « nice » tente de récupérer les armes du mort.

L’absence de seigneur capable d’adouber les jeunes gens pour en faire des chevaliers est le signe de la malédiction qui pèse sur les chateau merveilleux. Privé de ce rituel de l’adoubement, le système féodal est bloqué. Ce sera le rôle de Gauvain que de faire revivre le château des reines par une cérémonie d’adoubement collectif.p. 217 « Dès l’aurore, messire Gauvain chaussa chacun d’eux, de ses mains, l’éperon droit, leur ceignit l’épée et puis leur donna l’accolade, se faisant ainsi la compagnie empressée de cinq cents chevaliers nouveaux ».

Le combat singulier

Les occurrences

Le premier combat de Perceval est celui au cours duquel il affronte le Chevalier Vermeil. Ce combat, Perceval en sort vainqueur grâce à sa « niceté » : le chevalier, qui suit les règles de la chevalerie, il ne s’attend pas à être attaqué au javelot. Perceval bénéficie donc de l’effet de surprise.

Par la suite, Perceval apprend auprès de Gorneman les règles du combat chevaleresque, et notamment la conduite à tenir avec le vaincu : « Beau frère, souvenez-vous, si vous devez combattre, que, lorsque crie merci vers vous votre adversaire vaincu, vous devez le prendre en miséricorde et non l’occire. » p 64

Le combat singulier peut être mené dans le cadre d’une guerre. Ainsi, Perceval se fait le champion de Blanchefleur contre les assaillants du château. La guerre prend la forme de combats singuliers : Perceval affronte tour à tour les chefs de l’armée ennemie, le sénéchal Anguingueron d’abord, puis, celui-ci vaincu, le sire Clamadeu.

Le héros peut s’engager dans un combat singulier pour défendre l’honneur d’une dame : c’est doublement le cas lorsque Perceval affronte l’Orgueilleux de la Lande, à la fois pour venger l’ami décapité de sa cousine et l’humiliation subie par la jeune fille de la tente depuis qu’il lui a volé son anneau.

Dans le cadre d’un tournoi, les chevaliers s’affrontent pour l’honneur et pour défendre les couleurs d’une dame ou demoiselle : ainsi, Gauvain accepte de combattre contre Mélian pour satisfaire le souhait de la jeune fille de Thibaut : « Messire, demain seulement, s’il vous plaît, par amour de moi, vous vous mêlerez au tournoi »p. 135. Pour cela, le héros porte au combat la manche de la jeune fille, signe qu’il combat en son honneur. La victoire au tournoi permet au vainqueur de remporter le cheval du vaincu p. 140 « Jamais Gauvain ne gagna tant de chevaux ».

La violence peut éclater à tout moment : ainsi, Perceval engage deux combats parce qu’on l’a troublé dans sa rêverie devant les gouttes de sang sur la neige.

Le combat singulier peut s’inscrire dans la procédure du duel judiciaire : c’est ainsi que Gauvain se voit défié par Guingambrésil : « Mais Gauvain il ne salue point et il le traite de félon et pour un combat il l’appelle, seul à seul ». Ecartant la proposition de son frère Engrevain l’Orgueilleux qui voudrait laver l’accusation portée contre lui au nom de l’honeur du lignage, Gauvain s’engage devant la cour : « Celui-là a parlé sans frein et je suis prêt à me défendre par les armes en ce lieu ou en tel autre qu’il voudra. Voici mon gage » p. 123

Pistes d’interprétation

L’accumulation de combats particulièrement violents dans la littérature médiévale peut surprendre, d’autant plus dans un roman courtois. En cela, Chrétien est l’héritier des chansons de geste, et, comme dans celle-ci, cette violence démesurée est en fait un exercice de mesure : mesure du courage, mesure du devoir, mesure de la fidélité, mesure du rang, mesure du devoir, mesure de l’honneur, mesure de l’amour, et surtout, mesure de soi. Mesure enfin, car la violence obéit à un ensemble de codes, de rites, dans la remise des armes, c’est-à-dire l’adoubement, et leur emploi dans le combat singulier. Perceval en apprend les règles lors de son initiation auprès de Gorneman.

Par le nombre et le caractère souvent stéréotypé des combats singuliers dans Le Conte du Graal, Chrétien s’inscrit dans la lignée de la tradition épique, c’est-à-dire des chansons de gestes. Avant de devenir un modèle, son roman s’inscrit dans la réécriture d’un modèle. Le combat singulier suit donc un déroulement stéréotypé. On distingue des étapes successives :

  • Le chevalier défie son adversaire
  • Le chevalier éperonne son cheval
  • Il brandit sa lance
  • Il frappe son adversaire
  • Il fend l’écu de son adversaire
  • Il brise son haubert
  • Il lui passe la lance à travers le corps
  • Il abat son adversaire de sa monture, mort dans certains cas.
  • Variante possible : la lance se brise
  • Les deux chevaliers poursuivent alors leur combat à terre, à l’épée.
  • La grâce doit être accordée dès que l’un des deux s’avoue vaincu et demande merci.

Du fait du caractère stéréotypé du combat, l’auteur fait souvent l’économie d’un récit exhaustif, en renvoyant explicitement à l’horizon d’attente du lecteur / auditeur à l’aide d’une prétérition :

  • p. 74 : « On ne peut raconter tous les coups un par un mais vous devez savoir que longue fut la bataille. »
  • p 82 : « Je vous conterais bien les épisodes si je voulais m’en donner la peine, mais à quoi cela servirait-il ? En un mot comme en cent Clamadeu doit demander merci. »
  • p 106 : « Dure bataille et sans faillir. Pourquoi voudrais-je la décrire ? »

Le duel judiciaire est une pratique historiquement attestée au Moyen Age. Elle repose sur la croyance que Dieu ne peut donner la victoire qu’à celui qui a raison. C’est ainsi que Gauvain peut en même temps reconnaître sa faute, mais s’innocenter en acceptant le duel judiciaire.

L’attaque des bourgeois contre Gauvain est comme la parodie d’un combat chevaleresque : inégalité des combattants, absence de règles, armes improvisées (haches, hallebardes dans les mains des bourgeois, pièces d’un jeu d’échec pour Gauvain et la jeune fille), femme participant au combat...L’objectif est bien sûr de faire rire le lecteur / auditeur, mais cette dévalorisation du chevalier révèle aussi la nature problématique de la chevalerie dans le Conte du Graal, l’existence d’une faute qui lie intimement chevalerie et culpabilité.

Les armes

Les occurrences

Perceval ignore l’existence et l’usage des armes de chevalerie (épée et lance) lorsqu’il rencontre les chevaliers dans les champs. Jusqu’alors, il ne s’est servi que du javelot, arme de chasse.

Il lui faut d’abord, pour devenir chevalier, acquérir des armes : son choix se fixe sur celles du Chevalier Vermeil qu’il tue de son javelot. Mais il ne sait pas encore se servir de ses nouvelles acquisitions. Il lui faudra faire l’apprentissage de leur maniement auprès de
Gorneman de Gorhaut.

Le roi pêcheur fait don à Perceval d’une épée, qu’un jeune homme vient de lui apporter comme un présent de sa nièce (p. 91). Cette épée est tout de suite présentée comme particulière : par sa fabrication « Qui la forgea n’en fit que trois. Comme il mourra, n’en pourra forger d’autre » et sa richesse « car le pommeau était en or, de l’or le plus fin d’Arabie ou bien de Grèce, le fourreau d’orfroi de Venise ». Juste après, la cousine de Perceval remarque l’épée au côté de Perceval. Elle semble la reconnaître : « Où cette épée fut-elle prise, ... qui jamais ne prit nul sang d’homme, ne fut tirée pour nul besoin ? » p.100 Puis elle le met en garde : « Mais gardez-vous de vous y fier car elle vous volera en pièces ». Elle lui indique cependant le nom du forgeron, Trébuchet, seul capable de la réparer.

La fameuse épée Escalibour est mentionnée une fois entre les mains de Gauvain au moment de l’émeute des bourgeois.

L’arme des combats, et plus encore des tournois, est la lance.

La « lance dont le fer saigne » apparaît d’abord dans le cortège du Graal : « Coulait une goutte de sang de la pointe du fer de lance et jusqu’à la main du valet coulait cette goutte vermeille. » p. 92. La « lance qui saigne » réapparaît dans le discours du vavasseur du roi d’Escavalon qui donne mission à Gauvain de partir pendant un an à sa recherche. Un nouveau pouvoir de cette lance est alors évoqué : « car c’est écrit qu’il adviendra que tout le royaume de Nogres sera détruit par cette lance » p. 152. Cette mission est d’ailleurs jugée impossible par Gauvain qui ne l’accepte qu’à condition d’en rectifier les termes : il ne s’agit plus de rapporter la lance au bout d’un an mais de tout mettre en oeuvre pour la trouver.

Pistes d’interprétation

Les armes apparaissent dès la première scène du Conte du Graal comme l’image même du chevalier et de la chevalerie. Ce sont les armes des chevaliers que Perceval rencontre dans la « gaste forêt » qui le fascinent. D’ailleurs, devenir chevalier se limite dans un premier temps pour lui à acquérir des armes, c’est-à-dire ce qu’il n’a pas : p. 50 : « Il porte une armure vermeille qui lui sied bien. Elle plaît fort au garçon qui se dit : » Sur ma foi je m’en vais demander au roi cette armure belle et neuve. Au diable qui en cherche une autre. »

Bien que victorieux du Chevalier Vermeil, Perceval ignore encore l’usage des armes, comme le montre bien son impuissance à ôter son armure au vaincu. L’armure adhère, elle colle à la peau de cet homme en quelque sorte. Le chevalier formant un tout avec son armure est l’image même d’une chevalerie intériorisée et maîtrisée qui échappe à Perceval : celui-ci n’a pas de prise sur cette belle apparence, sur cette réalité qui lui est étrangère. Symétriquement, quand Perceval enfile cette armure, ça n’est que la partie visible de l’équipement qui l’intéresse. Il ne veut pas changer les vêtements donnés par sa mère contre la chemise fine du Chevalier Vermeil. Paradoxalement, il accorde à sa tunique de chanvre la vertu de protéger de l’eau. Vertu protectrice dont il ne semble pas comprendre qu’elle est précisément celle de l’armure, contre des dangers plus menaçants que la pluie. Le Conte du Graal peut ainsi apparaître, par l’évolution du rapport de Perceval aux armes, comme un roman d’éducation.

La première scène du Conte du Graal peut aussi être interprétée comme une représentation ambiguë de la chevalerie. Lors de cette première rencontre de Perceval avec des chevaliers, le « nice » n’hésite-t-il pas entre diables et anges ? Cette mise en cause se marque d’ailleurs nettement dans la « partie Gauvain » : n’est-il pas accusé d’être un marchand ou un voleur précisément parce qu’il porte deux écus ? D’ailleurs, l’image du chevalier ne cessera d’être dégradée par la perte progressive de ses armes : à Escavalon, Gauvain est contraint de se battre avec des armes de fortune, un échiquier en guise d’écu et une demoiselle en guise d’écuyer. De plus, il est ensuite à deux reprises privé de son cheval, double du chevalier, lorsqu’il traverse l’eau pour récupérer le palefroi de la Mauvaise Pucelle(l’Orgueilleuse de Nogres), et lorsqu’il doit abandonner le Gringalet à Gréoréas et monter un roussin.

Le don de l’épée par le roi pêcheur souligne le caractère exceptionnel de Perceval comme chevalier « élu ». Pour le comprendre, il vaut mieux préférer à la traduction Folio celle-ci : « Cher ami, cette épée vous a été destinée et vous revient. Je veux absolument qu’elle soit à vous. » Pourtant, cette épée pourrait se retourner contre son propriétaire, comme l’en avertit sa cousine. A l’image de Perceval, héros à la part d’ombre, héritier d’une faute qu’il doit découvrir et racheter, l’épée qui lui est destinée est elle aussi ambigüe, à « double tranchant » pourrait-on dire.

C’est finalement à une mise en cause des armes que nous assistons. En dépit de l’exaltation de la chevalerie qui soutient bon nombre de passages et d’épisodes de l’œuvre, depuis l’éloge de Philippe de Flandre dans le prologue jusqu’à l’héroïsme de Gauvain, parangon de chevalerie, objet d’admiration, quelques ombres noircissent le tableau. Les armes sont avant tout destructrices. Une des remises en cause les plus nettes de la chevalerie est faite par la mère de Perceval. Celle-ci rappelle la série de calamités et de deuils qui l’a amenée à tenir son fils à l’écart de cette institution. Son père a été blessé, ses deux frères ont été tués au retour de leur adoubement respectif. Le chevalier est ainsi présenté comme celui qui tue.

Le thème de la blessure est ainsi récurrent tout au long de l’œuvre : le Roi Pêcheur a été blessé aux jambes comme le père de Perceval ; la Lance merveilleuse saigne, et elle est présentée prophétiquement comme l’instrument d’une future destruction du royaume de Logres, c’est-à-dire du royaume du roi Arthur. Ces motifs laissent entendre que l’usage des armes, loin d’être toujours chevaleresque ou d’être mis au service des causes justes, est à double tranchant : la chevalerie est intimement liée à la violence, et elle est toujours sujette à se dégrader, à ne pas être pratiquée correctement, marquée d’une faute et d’une culpabilité, tant pour Perceval que pour Gauvain.

La lance qui saigne peut être identifiée avec la lance de Longin qui perça le fanc du Christ sur la croix. C’est en tout cas l’explication qui en est donnée à Perceval lors de sa deuxième visiste chez le roi pêcheur dans la version christianisée du manuscrit de Mons (p. 266).

La blessure

Les occurrences

Chacun des deux héros fait la rencontre d’un personnage blessé qu’il soigne directement ou indirectement :
 Lorsque Perceval retrouve la jeune fille de la tente à laquelle il avait arraché un baiser et son anneau, elle est ainsi décrite : « sa chair était blessée comme de coups de lancette brûlée, crevassée par la neige, par la grêle et par la gelée »p. 103. Après sa victoire sur l’Orgueilleux qui a ainsi maltraité son amie, Perceval exige de lui qu’il soigne la jeune fille jusqu’à ce qu’elle retrouve la santé.

 Gauvain pour sa part rencontre au pied d’un chêne une jeune fille penchée sur le corps inanimé d’un chevalier blessé : « le visage est entaillé et porte une large plaie, comme un coup d’épée à la tête et , de deux endroits sur les flancs, coulaient des ruisselets de sang ». p. 160. Il revient sur ses pas quelques temps après et prodigue des soins au blessé « Or messire Gauvain savait mieux que personne guérir les plaies. Il voit dans une haie une herbe très efficace contre les douleurs de blessure, et il va la cueillir ». p. 168

La blessure invalidante semble attachée à la famille de Perceval, puisque elle concerne :

  • son père : « votre père, si vous ne le savez, fut blessé cruellement aux jambes dans un combat. Il n’eut plus la force de défendre ses grandes terres » p.42
  • et son cousin le roi Pêcheur « en bataille fut blessé et mehaigné si tristement qu’il perdit l’usage des jambes. On dit que c’est un coup de javelot porté aux hanches qui lui a fait cette blessure » p. 96

Enfin, au moment de franchir le seuil du château de la merveille, Gauvain aperçoit un estropié remarquable « il avait une jambe d’argent ou bien d’un métal argenté, liée de bandes serties d’or et de pierres précieuses. Le mutilé tenait un petit couteau dont il taillait un bâton de frêne ». D’après le nautonier qui accompagne Gauvain, « cet homme eest riche de grandes et belles rentes. Mais si je ne vous avais tenu compagnie, vous auriez entendu des mots qui vous auraient fort irrité ». p. 184

Pistes d’interprétation

Les rencontres avec des personnages blessés permettent de révéler le caractère salvateur des héros. Pour Perceval, il s’agit de réparer la faute qu’il avait commise par ignorance au début de son parcours. Pour Gauvain, le talent de guérir s’ajoute à la liste de ses perfections, même si cette bonne action lui sera mal rendue puisque le chevalier soigné par ses soins, Gréoréas, lui volera son cheval et l’humiliera en l’obligeant à monter un roncin pour se venger d’une humiliation ancienne. Dans le Conte du Graal, même le meilleur des chevaliers dans l’accomplissement d’une bonne action est rattrapé par son passé.

Tous les hommes de la famille de Perceval sont morts (ses frères, son père), retirés du monde et consacrés à la vie religieuse (ses oncles l’ermite et le père du roi pêcheur) ou bien mutilés comme le roi pêcheur. Les mutilations aux jambes ou aux hanches peuvent avoir un caractère sexuel. On ne peut s’empêcher de penser à une malédiction familiale dont Perceval porterait aussi le poids, cause peut-être de son échec lors de l’épreuve du Graal. Il apparaît en tout cas comme le seul descendant de cette lignée encore valide et capable de réparer les fautes passées.

L’estropié à la jambe d’argent ajoute au mystère qui entoure le château de la merveille. On peut penser à un gardien maléfique (Gauvain ne peut franchir le seuil que grâce à la protection du nautonier), ou bien à un prédecesseur malheureux .

La violence

Les occurrences

La violence préexiste au récit et détermine en grande partie le monde que découvre le « nice » Peeceval. On le voit à travers :
 le discours de la mère révélant à Perceval les malheurs qui ont frappé son lignage : « Quand mourut Uterpandragon, père du bon roi Arthur, les gentilshommes furent détruits. Les terres furent dérobées. S’enfuirent tous les pauvres gens comme ils pouvaient. Ne sachant où s’enfuir, votre père en litière se fit conduire dans la Gaste Forêt où il possédait ce manoir. » p. 42
 le discours du nautonier sur l’origine du château des Reines : « Nous avons des dames âgées qui n’ont ni maris ni seigneurs. Elles furent chassées par injustice de leurs terres et de leurs honneurs. Et nous avons des orphelines qui suivent les deux reines, lesquelles les tiennent à grand honneur. Tous ceux qui vont et viennent dans le palais s’attendent à un grand miracle qui n’adviendra sûrement pas. Ils espèrent l’arrivée d’un chevalier qui les protègera, qui remettra les dames dans leurs honneurs, donnera des maris aux filles et chevalerie aux écuyers. »p. 181-182

La « partie Gauvain » rappelle à de nombreuses reprises les anciennes querelles de clan, appelées faides au Moyen Age et qui contribuent à la perpétuation de la violence. A l’accusation de Guiganbrésil, c’est l’ensemble du lignage de Gauvain qui se propose de relever le défi pour réparer l’outrage. Plus tard, c’est bien une haine de clan que décrit Guiromelan : p. 208 : « Quand je pense à ce Gauvain dont le père tua le mien, je ne peux lui vouloir du bien. Et lui-même, de ses mains tua l’un de mes cousins germains, un chevalier vaillant et preux. Depuis je cherche l’occasion de le venger comme je veux. »

La violence est présente à chaque péripétie du roman à travers les combats singuliers. Les chevaliers sont blessés, tués, décapités... Elle semble aller de soi pour des hommes dont la seule occupation est l’affrontement physique.

Cependant, les femmes n’échappent pas non plus à cette violence. Les aventures de Perceval se tissent autour de figures de femmes violentées (par lui puis par son ami Orgueilleux de la Lande pour la Demoiselle de la Tente), insultée comme Guenièvre par le Chevalier Vermeil, giflée comme la pucelle qui n’avait pas ri, assiégée comme Blanchefleur, ou se lamentant sur le cadavre décapité de leur ami mort en ce qui concerne la cousine de Perceval. Toutes sont victimes des violences masculines.

Pistes d’interprétation

Cette violence originelle qui préexiste au monde arthurien se situe à la jointure du règne d’Uterpandragon et d’Arthur. Ce rappel d’un passé troublé est certes en contradiction avec un autre roman d’Arthur, Erec et Enide, où Arthur, semble-t-il, a succédé sans problème à son père, Uterpandragon, dont il approuve et entend perpétuer les coutumes. Mais il correspond mieux à ce que relatent les sources de la « matière de Bretagne », sur lesquelles s’appuie Chrétien : Geoffroy de Monmouth et Wace insistent ainsi sur les troubles survenus à la fin du règne d’Uterpandragon.

Cette violence, un roman arthurien ne peut pas en faire l’économie. Pas plus qu’une chanson de geste. Elle peut paraître démesurée à un lecteur contemporain qui découvre l’ampleur des blessures infligées est au contraire mesurée, soumise à un code. Code chevaleresque lié à un rite, celui de l’adoubement, et à règles précises qui définissent l’usage des armes lors du combat singulier, et à des coutumes : défendre la femme en détresse, victime de la violence du monde. Voici par exemple les propos tenus à Gauvain à Gréorréas : p. 172 : « Pourtant tu savais bien qu’au royaume du roi Arthur, les pucelles sont protégées. Le roi leur donne son secours : il les garde et il les assure. Je ne peux ni penser ni croire que tu me haïsses pour cette rigueur, et que tu m’en demandes vengeance. J’ai agi par loyale justice, qui est établie et respectée par toute la terre du roi. »

Dès lors, il ne peut y avoir d’intrigue dans le Conte du Graal, comme dans la plupart des récits de chevalerie, que parce que les héros rencontrent sur leur chemin des personnages qui enfreignent le code chevaleresque, qui transgressent les règles non écrites de la chevalerie. Ces chevaliers constituent autant d’anti-modèles (ou de contre-exemples) de chevalerie :
 Hommes excessifs, faisant usage de leur force pour contraindre les femmes à leur céder ou à s’humilier devant eux : l’Orgueilleux de la Lande ou Gréoréas.
Hommes emportés qui ne respectent pas les codes de politesse et de courtoisie : Sagremor et Keu dans l’épisode des trois gouttes de sang.
 Keu d’ailleurs, à chacune de ses apparitions, se caractérise par son langage blessant (vis-à-vis de Gauvain par exemple) et son manque d’égards pour les femmes (gifle qu’il donne à la pucelle qui n’avait pas ri).

De fait, le Conte du Graal semble mettre en scène une violence particulièrement exacerbée à l’égard des femmes. La structure du roman tel qu’il nous est parvenu renforce cet aspect : face aux armes destructrices, les mères, celles de Perceval comme celle de Gauvain n’ont d’autre choix que de vivre en recluses. De plus, la violence dirigée contre les femmes n’est pas exclusivement physique. Le discours misogyne, plutôt discret dans les autres romans de Chrétien, se fait ici particulièrement acharné : Questionnement maniaque de l’Orgueilleux de la Lande pour se persuader de l’infidélité de son amie à partir d’une supposée connaissance du désir féminin : p. 49 : « Au contraire ! Cela vous plut et vous ne fîtes point de défense, dit le chevalier jaloux. Croyez-vous que je ne vous connaisse ? Je ne suis ni aveugle ou borgne pour ne voir votre fausseté. »
Longue tirade du vavasseur d’Escavalon : p. 145 : « Femme, sois couverte de honte ! Que Dieu te détruise et confonde ! Car tu te laisse réjouir par l’homme que tu dois haïr le plus au monde ! Or il te caresse et t’embrasse ! Femme perdue et inconsciente, comme tu fais bien ton métier ! Tu devrais lui arracher le cœur du corps, mais non en lui baisant la bouche !Tes baisers lui touchent le cœur pour l’attirer à toi, alors que tu devrais le lui arracher avec les mains ! Si la femme est incapable d’honnêteté, celle-là n’est pas femme qui déteste le mal et aime le bien. Qui l’appelle femme se trompe, car elle en perd le nom si elle aime la vertu. Mais toi, je le vois, tu es femme, car celui qui est assis là près de toi a tué ton père, et tu l’aimes ! Quand une femme voit son plaisir, rien au surplus ne lui importe ! »

Le cas de l’Orgueilleuse de Nogres est différent bien sûr et tout le monde réprouve son comportement. Mais le texte s’ingénie ensuite à tisser à rebours la chaîne des violences dont elle a été la victime, qui justifient sa soif de vengeance : p. 203 : « Cette femme fut mon amie, quoiqu’elle ne le voulût pas. Jamais elle ne daigna m’aimer, ni me dire son ami. Je ne l’embrassai jamais que par force, ni ne lui donnai de baiser. Jamais je n’en fis mon plaisir, mais je l’aimais malgré elle. Je l’enlevai à son amant, avec qui elle espérait vivre, et je le tuai, puis je l’ai prise. J’ai mis ma peine à la servir, mais ce fut vainement car elle s’enfuit au plus tôt qu’elle en eût trouvé l’occasion. »

II L’itinéraire des héros

L’anneau

Les occurrences

Le premier anneau est celui que Perceval arrache malgré elle à la jeune fille de la Tente. Il s’agit d’une mauvaise interprétation des recommandations données par sa mère : celle-ci lui a permis d’accepter l’anneau qu’une jeune fille lui offrirait par amour, mais lui croit de son devoir de s’emparer de gré ou de force de l’anneau de la première demoiselle qu’il recontre, précipitant cette dernière dans le malheur.

Le second anneau est confié à Gauvain par Guiromelan afin d’être remis à son amie, la fille de la reine du château de la merveille, et soeur de Gauvain, son pire ennemi.(p. 108-109)

Pistes d’interprétation

Les anneaux sont présentés comme des gages amoureux échangés entre les jeunes gens. Parce que l’Orgueilleux de la Lande pense que son amie a donné d’elle-même son anneau à Perceval, il croit avoir été trahi et la maltraite par jalousie. Perceval a-t-il mal compris les paroles de sa mère ? Les a-t-il vraiment écoutées dans sa hâte de partir à l’aventure ? N’a-t-il voulu suivre que son désir adolescent sans se rendre compte des conséquences de ses actes ? chaque supposition oriente dans un sens ou un autre le portrait du personnage.

On peut s’étonner de ce que Gauvain accepte l’anneau de Guiromelan alors qu’il sait qu’il s’agit de son ennemi, même si Gauvain ne s’est pas encore fait connaître de lui. A-t-il espéré pouvoir dissimuler son nom jusqu’au bout ? Cela ne semble pas très courageux. Mais on remarque aussi que si Guiromelan semble plein de colère envers Gauvain (il a tué son père et son cousin), ce dernier au contraire manifeste plutôt de l’estime pour son ennemi déclaré et ne remet pas en cause le lien qui l’unit à sa soeur. Il s’acquitte d’ailleurs de sa mission auprès de cette dernière mais ne manque pas de souligner la contradiction de sa situation. Pour la satisfaction de Gauvain, la jeune fille désapprouve les paroles de Guiromelan et déclare préférer prendre le parti de son frère plutôt que celui de son ami. L’anneau de Guiromelan permet de mettre en valeur les qualités chevaleresques de Gauvain : il s’acquitte de sa mission même s’il s’agit de rendre service à son ennemi.

La « niceté »

Les occurrences

Si Perceval est le « nice » au début du roman, ce n’est pas qu’il soit ignorant de toutes choses : au contraire, la vie sauvage dans la forêt l’a doté de nombreuses qualités. Mais il ignore tout des codes sociaux, et en particulier de la chevalerie. Sa niceté apparaît dès lors qu’il est confronté à ce monde qu’il ignore, c’est à dire dès la rencontre avec les chevaliers : il méconnaît à ce point leur nature qu’il ne peut, dans son effort pour les rattacher à une réalité connue, voir en eux que les anges dont sa mère lui a parlé. Inversement, lorsque ce jeune homme des bois entre en contact avec la société, ses interlocuteurs ont conscience de sa différence profonde : il « ne sait mie totes les lois » dit le premier chevalier qu’il rencontre (mal traduit p. 38 par « Il connaît bien les manières. »), jusqu’à le qualifier de « bête » à plusieurs reprises.

Cette naïveté est le résultat de l’éducation donnée par sa mère qui a voulu le tenir à l’écart de la chevalerie pour le protéger de la malédiction qui semble s’acharner sur tous les hommes de la famille dès qu’ils deviennent chevaliers (voir adoubement).

La niceté de Perceval se traduit par une impétuosité de caractère. Le héros laisse libre cours aux pulsions qui guident ses actes : ainsi, le lecteur le découvre plein d’une énergie qu’il disperse à tous vents « Il s’amuse à lancer ses javelots alentour... » p. 35, doté d’un appétit féroce (il dévore les pâtés de l’Orgueilleux de la Lande, métaphore d’un appétit sexuel encore inconscient), prêt à se battre à chaque instant : avant d’être emmerveillé par l’apparence des chevaliers, il croit reconnaître en eux des diables et, loin de se signer pour s’en protéger comme le lui a recommandé sa mère, il s’apprête au contraire à les affronter.
Ses désirs ne souffrent aucun frein, aucun retardement même s’il s’agit de quitter sa mère, sa seule famille connue « Mais plus de trois jours elle ne peut le faire demeurer ». p. 43. Déterminé, il sait ce qu’il veut : « le roi Arthur, que je veux voir... »et n’écoute que son désir : « le garçon se souciait peu de ces nouvelles ».p. 50
La densité d’événements qui composent la première journée du roman traduit bien la hâte avec laquelle le héros veut enfin découvrir ce monde dont il comprend qu’il a été tenu éloigné trop longtemps.

La niceté est donc excès : excès de parole, que son maître Gorneman voudra corriger en lui recommandant le silence, mais aussi excès dans l’interprétation des conseils qui lui sont donnés. Perceval n’en fait pas qu’à sa tête, il s’efforce au contraire de suivre les instructions de sa mère puis de Gorneman, mais il ne met aucune mesure dans l’application de ces conseils : ainsi, il ôte de force son anneau à la jeune fille de la tente au lieu de l’accepter si elle le lui proposait. De même, après sa logorhée verbale des premiers temps, il tombe dans un mutisme inquiétant voire coupable lors du défilé du Graal.

Pistes d’interprétation

La « niceté » (naïveté) du héros est une donnée essentielle du Conte que l’on peut lire comme un roman d’éducation : Perceval, jeune homme presque sauvage, découvre le monde et se forme sur tous les plans au fur et à mesure de ses rencontres jusqu’à devenir le parfait chevalier.
Dans un premier temps, la niceté peut donc être perçue comme un défaut, excès ou manque, que l’éducation devra corriger. L’homme civilisé ne se distingue donc pas tant du sauvage par un savoir ni un savoir-faire (on a vu que Perceval n’en est pas dépourvu), mais par la mesure et le contrôle de soi. L’éducation passe par l’apprentissage des règles.

Si la niceté de Perceval repose d’abord sur une ignorance candide du combat et des manières, elle devient ensuite un certain aveuglement moral et religieux, essentiel dans la scène du Graal. Entre la première rencontre avec les chevaliers et le cortège du Graal, la niceté a changé de nature : dans la première scène, il pose trop de questions, dans la seconde, aucune. La « niceté » joue ainsi un rôle fondamental dans la « conjointure » du Conte du Graal.

Pourtant cette niceté n’est pas que négative. On retrouve à travers l’emploi fréquent par Chrétien de l’expression « valet sauvage » le mythe de l’homme sauvage, créature ambiguë qui suscite à la fois la peur et l’admiration. Tantôt proche de la bête et dénué de raison, tantôt prophète et surhomme, il échappe de toute façon à l’humaine condition. Si son image apparaît ici, c’est que la niceté du héros élevé dans les bois s’apparente à la folie de l’homme sauvage. D’ailleurs le vocabulaire médiéval de la naïveté mélange : nice, fol, enfantis, salvage. Les termes employés à l’égard de Perceval permettent de retrouver cette figure. Perceval jouit donc en tant que personnage, des défauts et de l’aura d’élection qui entoure le motif littéraire de l’homme sauvage. Le naïf a ainsi une vocation pour les entreprises exceptionnelles.

D’ailleurs, la sottise, si souvent répétée, de Perceval lui sert. Chrétien reprend ici aussi le motif du « sot rusé ». Ainsi, c’est sa sottise rusée qui lui fait « tomber le chapeau royal » lors de la rencontre avec Arthur qui, plongé dans ses pensées, ne l’a pas remarqué. Le renversement des rôles est flagrant puisque c’est le roi qui se confond en excuses : p. 51 : « Beau frère, soyez le bienvenu ! Ne soyez pas mal à ce que je n’ai pas répondu. » En outre, sa vie en forêt l’a doté de nombreuses qualités physiques qui étonnent son maître d’armes : « Le Gallois monte à son tour, sitôt portant si adroitement sa lance et son écu qu’on l’aurait cru avoir passé ses jours dans les guerres et les tournois... La chose était dans sa nature »p. 61

Il se peut que Chrétien ait voulu signifier, par cette éducation « sauvage » la primauté et la force de l’inné, de la bonne nature, sur les acquis précaires de la culture, la nourriture, et exécuter ainsi une variation sur les vertus du sang et du lignage. Chrétien montre ainsi qu’un accident de « nourriture » (éducation/ culture), loin de porter atteinte à la nature humaine, laisse intacts les traits profonds d’une nature noble.

La forêt

Les occurrences

Le Conte commence par le motif courtois traditionnel de la « reverdie », le renouveau de la nature au printemps. Pourtant, ce motif joyeux contraste avec l’adjectif « gaste » synonyme de « dévasté, ravagé, désolé et par suite stérile » qui qualifie systématiquement la forêt profonde où la mère de Perceval s’est retirée du monde : « Lors le fils de la dame veuve se leva dans la Gaste forêt solitaire »p. 34 ou « ma mère qui demeure toute seule dans ce grand bois qu’on appelle la Gaste forêt »p. 87. Malgré ce qualificatif, la vie semble heureuse et paisible pour ce jeune homme dans cet environnement sauvage : « Ainsi en la forêt il entre et sitôt son coeur se réjouit pour le doux temps ...Toutes ces choses lui sont douces »p. 35

Si Perceval a grandi dans la « gaste forêt », c’est comme le lui apprend sa mère, suite à la blessure de son père : « Il n’eut plus la force de défendre ses grandes terres, son trésor gagnés par vaillance.[...] Ne sachant plus où s’enfuir, votre père fut conduit en litière dans la Gaste forêt où il possédait ce manoir ».

Du fait de son enfance « sauvage », Perceval reste attaché à la forêt où il se sent protégé. Il ne craint pas d’y passer la nuit : p. 45 « De sa baguette cingle la croupe de son cheval et il s’en va à grande allure (pour s’empêcher de revenir) parmi la grand-forêt obscure. Chevauche jusqu’au délin du jour. Il couche la nuit dans le bois jusqu’à ce que l’aube paraisse. » ou p. 65 : « Il chevauche par la forêt solitaire qu’il aime mieux que terres plaines. » (mauvaise traduction pour « il chevauche dans la solitude des forêts, où il se sentait chez lui bien mieux qu’en terrain découvert » - voir les remarques sur la traduction).

La forêt est le lieu des rencontres, des aventures. Les jeunes filles ou les chevaliers rencontrés le sont toujours qu hasard d’un chemin forestier, ou au repos (ou blessés) au pied d’un arbre, souvent un chêne « un gros chêne de bel ombrage » par exemple p. 160.

Enfin, c’est au fond de la forêt que vit l’ermite, oncle de Perceval et son maître spirituel : p. 155 « Sire, nous venons de tout près d’ici , où loge un saint ermite, dans cette forêt... »

Pistes d’interprétation

L’omniprésence de la forêt est d’abord une réalité du monde médiéval. On aura une idée de son étendue et de son importance tant économique que sociale, culturelle ou spirituelle en lisant l’article de P. Boucaud, « La forêt, chasse gardée de la noblesse »

La forêt est liée au thème de la niceté. Le « nice » est l’homme sauvage, l’homme des bois, la « bête » comme le dit le seigneur p. 38 : « Sire, sachez certainement que les Gallois sont par nature plus fous que bêtes en pâture. Celui-ci est comme une bête. » ou le roi Arthur dans un passage supprimé par l’édition Folio (après la victoire de Perceval contre le Chevalier Vermeil : « tant est nices et bestiax »). Si, de par sa vie sauvage, Perceval est resté ignorant des codes sociaux, il a aussi préservé ou développé d’autres qualités précieuses pour un chevalier : il triomphe du chevalier vermeil qui est pourtant un combattant accompli et étonne son maître d’armes Gorneman de Gorhaut par la facilité et la rapidité avec laquelle il maîtrise son enseignement. Perceval a d’ailleurs conscience de ce que cette vie en plein air lui a appris : « Que Dieu me sauve, nul n’en sait autant que moi. A toutes sortes de cibles, chez ma mère tant j’en ai appris que bien souvent j’en fus lassé »p. 62

La forêt est aussi liée à l’aventure avec toute son ambivalence : elle représente à la fois le danger, éventuellement mortel, mais aussi le lieu de la prouesse indispensable à la gloire du chevalier errant.

Enfin, la forêt reste le domaine du surnaturel (par exemple la biche blanche que Gauvain renonce à poursuivre) et du spirituel : la forêt est l’équivalent du désert où l’on peut se retirer pour retourner à Dieu.

Le nom

Les occurrences

Connaître le nom des choses permet de les faire entrer dans le champ du connu et de commencer à se les approprier : ainsi, lors de la recontre avec les chevaliers, Perceval leur demande-t-il de nommer les différentes parties de leur équipement et leurs armes. La traduction est ici très (trop ?) fidèle au texte original et fait ressortir l’importance de la dénomination : « Qu’est-ce là ? Et de quoi vous sert ? - Ecu a nom ce que je porte. - Ecu a nom ? » p. 37

Le nom renseigne sur l’individu et sa qualité. Ainsi, sa mère recommande à Perceval de demander leur nom à ses compagnons de route « car par le nom on connaît l’homme ». p. 44

Les noms de certains personnages du roman caractérisent ces personnages : ainsi de la beauté pour Blanchefleur, du caractère impulsif de Sagremor le Déréglé ou de l’orgueil exagéré des deux « Orgueilleux ».

Au moment où Perceval est plongé dans sa rêverie, Keu veut l’obliger à révéler son nom : « Et il faudra bien qu’il avoue quel nom il a ». C’est dans ce but qu’il part l’affronter.

La révélation du nom du héros du Conte est l’objet de toute une mise en scène pour Perceval : il est tout d’abord incapable de donner son nom au chevalier rencontré au début (« J’ai non Biax Filz »), puis il apparaît aux yeux des autres sous une fausse identité, puisqu’il n’est identifiable que par la couleur vermeille des armes qu’il a prises à son premier adversaire. Ainsi, il devient pour tous « le Chevalier à l’armure Vermeille » alors qu’il ignore encore son propre nom.
Perceval a la révélation de son nom lors de sa rencontre avec sa cousine au lendemain de la nuit du Graal. Cette révélation est double : au moment où il apprend comme dans un éclair de conscience son nom, sa cousine le reprend aussitôt : « - Alors, votre nom est changé, ami ! - Comment ? - En »Perceval le Chétif«  », donc le « malheureux » p. 99

Au moment de son retour à Dieu, Perceval rencontre son oncle l’ermite. Celui-ci « lui apprend une certaine prière qu’il lui répète jusqu’à ce qu’il la sache, et cette prière contenait beaucoup des noms du Seigneur Dieu, parmi les plus puissants, et que nulle bouche humaine ne doit prononcer ».p.159

Dans l’épisode du château de la merveille, Gauvain conserve très longtemps l’anonymat. Au moment où le récit de Chrétien s’interrompt, il n’a toujours pas révélé son nom aux habitants du château, et lorsqu’il envoie un messager auprès d’Arthur, il lui révèle son identité sous le sceau du secret. (p. 215). Face à Guiromelan aussi, ce n’est qu’après que ce dernier l’a amplement renseigné sur l’identité des habitants du château ainsi que la sienne, que Gauvain, confronté à une question directe, révèle enfin son nom, ce qui permet à Guromelan de savoir qu’il a affaire à son pire ennemi.

Si Gauvain se protège ou s’amuse ainsi derrière le masque de l’anonymat, il peut aussi faire les frais de l’anonymat d’autrui. Ainsi, le chevalier blessé (Gréoréas) qu’il rencontre se garde bien de lui révéler son nom avant d’avoir été soigné et remis suffisamment d’aplomb pour voler son cheval au héros. Ce n’est qu’alors qu’il lui apprend qui il est (page 172) et pourquoi il se venge d’une humiliation passée.

Pistes d’interprétation

Quelques éléments historiques et culturels peuvent permettre de remettre ces questions dans leur contexte :
 Les chevaliers armés n’étaient pas identifiables sous leur équipement. Seules les armoiries peintes sur l’écu pouvaient permettre d’identifier la famille. L’habitude était de proclamer son nom à la fin du combat.
 D’autre part, il est utile de savoir que l’attribution tardive d’un nom aux enfants de la noblesse est une pratique attestée historiquement (voir par exemple P. Le Rider, Le chevalier dans le Conte du Graal, Sedes, 1978 p. 95 s’appuyant sur les études de J. Depoin). En effet, le nom assignait une place sociale à l’enfant (une carrière religieuse par exemple). Les parents qui n’étaient pas encore fixés sur la carrière qu’ils envisageaient pour leur enfant retardaient le moment de le baptiser.

Si la mère de Perceval lui a disimulé son nom, c’est sans doute, de même qu’elle l’a élevé à l’écart du monde, pour le protéger de la chevalerie : il ne devait pas savoir qu’il appartenait à une famille de chevaliers. Mais cette ignorance de son propre nom est aussi symbolique de la « niceté », la naïveté de Perceval. Dans l’ignorance du nom culmine l’ignorance de soi dans laquelle est le jeune héros au début de ses aventures. Ce n’est qu’après plusieurs étapes (révélation puis apprentissage de la chevalerie, premiers exploits guerriers, découverte de l’amour avec Blanchefleur et enfin rencontre du Graal) que le jeune homme prend possession de son nom. Ainsi, la révélation du nom marque le passage de l’état de sauvagerie de ses premières années à l’état d’homme civilisé.

La révélation du nom consécutive à la nuit du Graal montre que cette occasion ratée par certains aspects (il n’a pas posé les bonnes questions), n’est pas non plus un échec total. La voie de l’initiation et de la connaissance de soi est ouverte, même s’il va falloir recommencer.

En même temps, comme nous l’avons vu plus haut, Perceval prend simultanément connaissance de son nom et de sa faute, à l’instar d’Adam et Eve chassés du Paradis : ainsi, sa cousine le re-baptise aussitôt pour souligner ses péchés passés (il a laissé mourir sa mère de chagrin) et actuels (il n’a pas posé les questions qui auraient pu sauver le roi pêcheur). Connaître et porter son nom, c’est donc aussi porter son histoire familiale et personnelle et le poids de ses actes.

La transmission par l’ermite à Perceval de la prière contenant les noms secrets de Dieu constitue une étape dans l’initiation progressive du jeune homme. Après avoir appris le nom des armes (premier épisode) et s’être peu à peu familiarisé avec les pratiques et les codes de la chevalerie, il accède ici à la connaissance spirituelle.

Dans les aventures de Gauvain, la révélation du nom semble jouer un rôle bien plus dramatique, voire éventuellement comique, que spirituel. Dans l’aventure avec Gréoréas, la dissimulation du nom est le ressort de la surprise, et de la déconfiture du héros. Ici, le lecteur est laissé dans la même ignorance que le héros et la surprise joue pour lui aussi. Au contraire, au château de la merveille, Gauvain semble retarder, peut-être pour partager avec Arthur le plaisir des retrrouvailles, le moment de révéler son identité, ce qui ne fait qu’accroître l’impatience du lecteur.

Le silence

Les occurrences

Le premier silence est celui du roi Arthur lorsque Perceval le salue à deux reprises au point que celui-ci se demande « Par ma foi, jamais ce roi ne fit nul chevalier ! Comment donc le saurait-il faire, lui dont on ne peut tirer une parole ? » (p. 51)

Perceval le « nice » a, au début du roman, la parole facile : ainsi, il questionne sans relâche les chevaliers rencontrés dans la forêt. Mais son maître Gorneman, lui recommande à l’avenir de tenir sa langue : « Ne parlez pas trop volontiers. Qui parle trop prononce des mots qui lui sont tournés à folie. Qui parle trop fait un péché, dit le sage » p. 64 Dès lors, Perceval aura a coeur de suivre l’enseignement de son maître et intriguera voire décevra ses hôtes ou ses amis à deux reprises par ses silences :
 lorsqu’il est accueilli auprès de Blanchefleur. Les chevaliers de sa cour s’interrogent « Grand Dieu, serait-il donc vraiment muet ? » p. 68
 devant le défilé du Graal, au château du roi pêcheur : « Le jeune hôte voit la merveille et se roidit pour n’en point demander le sens. C’est qu’il se souvient des paroles de son maître en chevalerie. Ne lui a-t-il pas enseigné que jamais ne faut trop parler ? Poser question c’est vilenie. Il ne dit mot » p. 92

D’une autre nature semble être le silence de Perceval devant les trois gouttes de sang sur la neige. Ici, il n’a pas besoin de faire un effort sur lui-même pour réfréner la parole. Au contraire, alors même qu’il a déjà été perturbé dans sa rêverie par l’attaque de Sagremor, il est décrit comme « si perdu dans ses pensées devant les trois gouttes de sang qu’il ne connaît plus rien au monde » p. 113

Ces silences de Perceval contrastent avec l’importance accordée à la parole des personnages qu’il rencontre. Que ce soit les chevaliers, sa mère, Gorneman, la cousine ou l’ermite, chaque rencontre est l’occasion de transmettre un apprentissage ou des informations par la parole.

Aux silences de Perceval répondent les silences de Gauvain dès lors qu’il pénètre dans le château des reines. Il reste dans l’anonymat et se garde de poser des questions sur ses hôtesses. C’est Guiromelan qui lui révèle leur identité (voir le nom)

Pistes d’interprétation

Arthur explique son silence par l’accablement dans lequel l’a plongé le geste du Chevalier Vermeil:celui-ci s’est non seulement emparé de sa coupe, mais il a humilié la reine en versant sur elle le vin qu’elle contenait.

Mais, plus profondément, le silence du roi est signe de son impuissance ; muet, pensif et isolé de ses sujets, il vient de se faire voler la coupe d’or et il est séparé de la reine - figure de la souveraineté dans la mythologie celtique - qui s’est retirée dans sa chambre. Ce silence, cette absence du roi est le signe d’une plus grande absence : celle du pouvoir royal. Tous ces signes concourent à prévenir le lecteur que la figure royale traditionnelle de la matière de Bretagne - le roi Arthur, qui incarne d’habitude la stabilité - est menacée de s’écrouler.

Les silences de Perceval devant Blanchefleur puis le roi pêcheur s’expliquent par son souci d’obéir aux recommandations de Gorneman Celui-ci a voulu sans doute corriger la trop grande spontanéité du jeune homme. Mais de même qu’il n’a écouté que d’une oreille et promptement déformé les conseils donnés par sa mère (voir l’anneau), le « nice » applique toutes les règles à l’excès, passant d’un travers dans l’autre. Or, la société médiévale réprouve tous les excès. On peut en citer pour preuve le proverbe de Robert de Blois « De trop parler est vilenie, De trop se taire est folie »(Le roman de Beaudous, cité dasn l’introduction de l’édition Livre de Poche par M. Stanesco).

Mais le silence de Perceval devant le défilé du Graal a des causes plus profondes. Qualifié de péché par la cousine qui le lui reproche amèrement, il est expliqué par l’ermite comme la conséquence du péché commis en laissant sa mère mourir de chagrin : « Ton péché t’a glacé la langue quand le fer que nul n’essuya saigna devant tes yeux. » Le motif récurrent du silence est donc en lien avec le thème de la faute qui parcourt toute l’oeuvre.

Dans son itinéraire spirituel, Perceval devra d’abord s’interdire la parole insouciante et inconsciente caractéristique du « nice » puis passer par le silence imposé (on peut penser au silence imposé aux novices dans les rites d’initiation) avant d’accéder à une parole consciente, et même une parole sainte comme celle de la prière contenant « beaucoup des noms du Seigneur Dieu, parmi les plus puissants, et que nulle bouche humaine ne doit prononcer. » que lui enseigne l’ermite au terme de son repentir (p. 159) A ce moment-là, Perceval est jugé suffisamment sage pour savoir quand user de la parole sacrée : « Quand la parole fut apprise, il lui interdit de redire ces noms à moins de grand péril »

La faute

Les occurrences

La mise en cause de la chevalerie par le thème de la violence, des armes destructrices et le motif de la blessure est l’indice d’une faute, d’une culpabilité qui pèse sur les chevaliers. Ainsi, Perceval et Gauvain n’échappent pas complètement à la corruption des valeurs chevaleresques. Ils sont en un certain sens tous deux marqués par la faute :

Perceval celle d’avoir fait mourir sa mère de chagrin, faute à laquelle s’ajoute celle d’avoir oublié Dieu pendant 5 ans. D’ailleurs il est intéressant de voir que Perceval expie cette faute non par la prouesse, mais par l’humilité et le repentir. Chrétien montre peut-être ici un doute profond sur la valeur humaine de la chevalerie.

Gauvain, selon l’accusation portée par Guinganbrésil, d’avoir tué le roi d’Escavalon par traîtrise.

Pistes d’interprétation

Chrétien laisse ainsi, pour la première fois dans ses romans, paraître les faiblesses et les manques de la classe chevaleresque, dont la violence semble désormais échapper à toute mesure. Cette angoisse reflète peut-être les réalités historiques du temps : les tournois organisés par de riches suzerains contre leurs vavasseurs pour les piller (interprétation parfois formulée à l’égard du tournoi de Tintagel), la crainte des bourgeois (qui parfois se rebellent contre leur seigneur, à l’image de la « vilenaille » d’Escavalon qui manque de détruire la tour), le malaise d’une caste chevaleresque qui, vivant pour beaucoup de la guerre, voit son action limitée par les institutions de la paix. Gorneman ne s’étonne-t-il pas d’ailleurs lorsque Perceval affirme avoir été fait chevalier par le roi: : p. 59 : « Chevalier ? Je ne pensais pas qu’en ces temps-ci il se souvînt de chevalerie. »

Cette faute est cependant problématique. En effet, bien qu’elle soit liée tant pour Perceval que pour Gauvain à leur état de chevalier, elle n’entre pas dans la liste habituelle des péchés dont la littérature religieuse charge la chevalerie : ils ne sont ni luxurieux, ni pillards, ni rebelles. Cette faute, déjà commise au moment où l’intrigue commence, peut-elle leur être vraiment reprochée ? On ne peut pas reprocher à Perceval, fils de haut lignage, d’entendre l’appel de la chevalerie au moment où il entre dans l’âge adulte. De même on peut difficilement reprocher à Gauvain d’avoir tué. D’ailleurs, il ne nie pas avoir tué le roi d’Escavalon, et se rend en ce lieu pour prouver qu’il ne l’a pas tué par traîtrise. Ces fautes qui leur sont reprochées sont en fait indissociables de leur appartenance à la chevalerie, qui est ainsi mise en cause par Chrétien à travers ses deux héros.

Finalement, à travers cette question de la faute, n’est-ce pas une interrogation métaphysique que propose Chrétien, à l’image de la Lance qui saigne ? La culpabilité serait alors une formulation chrétienne du problème du mal. C’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que la quête dans le Conte du Graal change de nature par rapport aux romans antérieurs. Il s’agit moins d’une quête de prouesse, d’aventure chevaleresque traditionnelle, que la quête d’un savoir (pourquoi la Lance saigne-t-elle ? A qui sert-on le Graal ?), c’est-à-dire une quête métaphysique.

III Les signes de la merveille

Le château merveilleux

Les occurrences

La géographie des deux châteaux merveilleux du Conte du Graal, à savoir le château du Roi Pêcheur et le château des Reines présente des points communs : ce sont deux lieux « d’où nul chevalier ne revient », marqués par le motif du passage de l’eau qui les isole du reste du monde.

Le château du roi pêcheur se distingue d’emblée des autres par son caractère merveilleux. Il apparaît comme par enchantement là où une minute auparavant on ne voyait rien « Pousse son cheval par la brèche jusqu’au sommet de la colline. Il regarde au loin devant lui mais ne voit rien que ciel et terre. [...] A peine a-t-il ainsi parlé qu’il aperçoit en un vallon la pointe d’une tour. De ce lieu-ci jusqu’à Beyrouth on n’eût point trouvé une tour si bien plantée ! Oui, c’était une tour carrée de pierre bise et dex tourelle. »( p. 89). L’hôte lui-même a du mal à estimer le temps que Perceval a pu mettre depuis Beaurepaire. Au petit matin, tous les habitants du château ont disparu comme par enchantement. Enfin, c’est au château du roi pêcheur que Perceval assiste au cortège du Graal. Le motif de la couleur vermeille permet d’ailleurs de faire le lien entre richesse et merveille que d’indiquer la symétrie entre les deux châteaux mystérieux. Ainsi, la lumière dans laquelle baigne la grande salle du château du Roi Pêcheur ne peut s’expliquer de façon naturelle, surtout lorsque survient le Graal p. 92 : « Telle clarté font les flambeaux qu’on ne pourrait trouver au monde un hôtel plus illuminé ! [...] Deux valets s’en viennent alors, tenant en main des chandeliers d’or fin œuvré en nielle. Très beaux hommes étaient ces valets qui portaient les chandeliers. En chaque chandelier brûlaient dix chandelles à tout le moins. Une demoiselle très belle, et élancée et bien parée qui avec les valets venaient, tenait un graal entre ses mains. Quand en salle elle fut entrée avec le Graal qu’elle tenait, une si grande lumière en vint que les chandelles en perdirent leur clarté comme les étoiles quand se lève le soleil ou la lune. »

De mystérieuses défenses protègent le château des Reines : p. 181 : « Sire, il est très bien gardé. Cinq cents arcs ou arbalètes sont toujours prêts à tirer. Si quelqu’un tentait l’escalade, ces armes ne cesseraient pas de tirer et elles n’en seraient jamais lasses, car elles sont installées dans ce but. [...] Un clerc savant d’astronomie que la reine y amena, a installé dans ce palais de si merveilleuses machines que jamais vous n’en vîtes de pareilles. » p. 187 : « Dès qu’il se fut assis, les cordes firent un grand bruit : toutes les clochettes sonnèrent, à travers le palais tonnèrent ! Aussitôt, les fenêtres s’ouvrent et les merveilles se découvrent ! Et les enchantements paraissent ! Par les fenêtres s’éjectèrent carreaux d’arbalètes et flèches, dont plus de sept cents virent frapper messire Gauvain sur son bouclier. Il ne savait qui le frappait. Car l’enchantement était tel que personne ne pouvait voir de quel endroit venait le tir ni où se cachaient les archers. » Enfin, le nautonnier précise qu’autour du château des Reines s’étend un espace indéfini qui est lui aussi sous l’influence du merveilleux : p. 179 : « Ce ne serait pas votre bien que de rester sur ce rivage car c’est une terre sauvage où se passent des choses étranges »

Les châteaux merveilleux constituent un univers marqué par la richesse. Ils ont été bâtis avec des matériaux précieux qui suscitent l’admiration du héros p. 174 « Dans ce château, un grand palais est bâti sur le rocher brut, et tout construit de marbre gris ». Les richesses qu’ils contiennent sont encore plus étonnantes : p. 90 : « Au milieu de quatre colonnes, devant lui brûle un clair grand feu. Si grand que quatre cents hommes au moins auraient pu se chauffer autour sans que la place leur manquât. Les hautes et solides colonnes qui soutenaient la cheminée étaient œuvres d’airain massif. » Ce n’est pas seulement la vue qui est comblée : tous les besoins du chevalier de passage y sont satisfaits : les visiteurs se voient offrir de chauds et précieux manteaux : p. 89 : « Deux valets ôtent son armure, un autre emmène son cheval, lui donner avoine et fourrage ; le dernier vient au cavalier et lui recouvre les épaules d’un manteau de fin écarlate neuf et brillant. » p. 189 : « Ce manteau était doublé d’une zibeline plus noire que mûre, et l’étoffe était d’écarlate rouge vermeille. » p. 197 : « Le lendemain, à son réveil, on lui fit apprêter une robe d’hermine et de soie. »
Enfin, un repas d’un raffinement et d’une abondance extraordinaire assouvit leur appétit.

Pistes d’interprétation

Le château du Graal et le château des Reines apparaissent comme symétriques l’un de l’autre, isolés du monde, marqués par la merveille et par la malédiction. Le premier est dirigé par des hommes (le sage roi Pêcheur, infirme, et son père, malade), le second par des femmes (une reine, sa fille, également reine, et la dernière, Clarissan). Les rois du château du Graal, infirmes ou malades, paraissent tout aussi impuissants que les reines, prisonnières de leur palais merveilleux. Tous ne sont entourés que de « valets », terme qui normalement désigne habituellement un jeune garçon, une sorte de page dans l’attente d’être adoubé. Mais l’univers est perturbé puisque, dans le château des reines notamment, Chrétien utilise ce terme en l’appliquant à des vieillards : ni dans le château du Graal ni dans celui des Reines il n’y a un Seigneur en mesure de procéder aux adoubements.

Si riches et si merveilleux qu’ils paraissent, ces deux mondes souffrent également d’un manque que seul le chevalier élu pourra combler. Si Autre Monde il y a, le Conte du Graal exhibe ses malheurs plus qu’il n’en montre la supériorité sur le monde arthurien. En cela, le roman se range dans une tradition bien vivante qui imagine un monde surnaturel jalousant le monde réel (cf. Mélusine). Ce que les habitants de l’Autre Monde semblent envier à celui-ci, c’est la vie qui l’anime. Car l’Autre Monde est mort : il est frappé de stérilité (à l’image de la blessure aux jambes du roi Pêcheur) et le temps ne s’y écoule plus (comme au château des Reines). Le passage de l’eau symbolise d’ailleurs cette entrée dans le royaume des morts.

Les habitants du château des reines, comme ceux du château du Graal, attendent un chevalier qui redonnera santé et vigueur aux rois et à leur terres, qui adoubera les valets et mariera les pucelles : p. 99 : « Ah, malheureux Perceval, tu as connu male aventure de n’avoir jamais demandé cela qui eût fait tant de bien à ce bon roi qui est blessé ! Bien vite il aurait retrouvé usage des membres et de sa terre. Si grand bien en fut advenu. » p. 121 : « Il fallait poser la question : le Roi Pêcheur à triste vie eût été guéri de sa plaie ; posséderait en paix sa terre dont plus jamais il ne tiendra même un lambeau » p. 182 : « Tous ceux qui vont et viennent dans le palais s’attendent à un grand miracle qui n’adviendra sûrement pas. Ils espèrent l’arrivée d’un chevalier qui les protègera, qui remettra les dames dans leur honneurs, donnera des maris aux filles et chevalerie aux écuyers. Mais la mer se prendrait en glace plutôt qu’un chevalier entre au palais qui serait tel qu’on l’exige : beau et sage et sans convoitise, preu et hardi, franc et loyal, sans vilenie ni aucun mal. Si tel il nous en arrivait, il pourrait tenir ce château, il rendrait aux dames leurs terres, éteindrait de mortelles guerres. Les jeunes filles il marierait, et les garçons adouberait. Il éteindrait sans rémission les enchantements du palais. » A chaque fois, le héros est attendu comme un sauveur : ce sera l’échec pour Perceval et la réussite pour Gauvain.

Pourtant, le Château des Reines peut être interprété comme une image de la Jérusalem céleste. Ce palais hérite en effet probablement des paradis celtiques les présences féminines qui le peuplent, mais présente aussi à l’esprit de tous les clercs du Moyen Age la Jérusalem célèste, dont l’éclat « était semblable à celui d’une pierre très précieuse, d’une pierre de jaspe transparente comme du cristal. » p. 184 : « ils arrivent au palais dont l’entrée était très haute, et les portes riches et belles. Même les gonds et les charnières étaient d’or fin, nous disent les histoires ! L’une des portes était d’ivoire, bien ciselée sur sa surface ; l’autre porte de bois d’ébène, de la même façon ornée. Chacune bien enluminée d’or et de pierres précieuses. Le pavé du palais était de diverses couleurs : vert, rouge, bleu et violet, bien ajusté et bien poli. » - Les visages y sont auréolés de gloire : p. 189 : « Ses cheveux étaient cerclés d’or, et ils étaient dorés autant que l’or et davantage. Son visage était blanc et la nature l’enluminait d’une couleur vermeille et pure. » - Les demoiselles paraissent des figures immobiles plongées dans une muette contemplation, attitude bien différente des dames de Tintagel : p. 175 : « Il offre bien cinq cents fenêtres ouvertes, qui sont toutes garnies de dames et de demoiselles, en train de regarder devant leurs yeux les prés et les vergers fleuris. » - On retrouve d’ailleurs dans les propos du nautonier des paroles de la Bible : Apocalypse 21-27 et 21-8 : « il n’y entrera rien de souillé, ni personne qui s’adonne à l’abomination et au mensonge » et elle est interdite « aux lâches, aux incrédules, aux meurtriers et à tous les menteurs » : p.181 : « Nul chevalier n’y peut entrer, et y rester sain et vivant plus de temps qu’il n’en faut pour galoper une lieue, s’il est cupide ou s’il a tel vilain défaut comme tromperie ou lésine. Ni lâche ni traître n’y dure, et non plus félon ni parjure. » / « un chevalier entre au palais qui serait tel qu’on l’exige : beau et sage et sans convoitise, preu et hardi, franc et loyal, sans vilenie ni aucun mal. » - C’est une Trinité qui règne sur cet extraordinaire royaume : la grand-mère, la fille et la petite-fille. - Le temps y est comme arrêté, aboli. Les générations s’y côtoient sans surprise et dans une harmonie parfaite, tant entre les trois dames (la pucelle, la mère et la grand-mère) que dans cet extraordinaire condensé des 5 âges de l’homme : p. 196 : « Les écuyers servirent aussi joyeusement ce repas. Plusieurs d’entre eux étaient tout blancs, d’autres grisonnaient, d’autres non. Plusieurs n’avaient ni barbes ni moustaches » On voit ici une forme de contemporanéité qui suggère l’intemporel. D’ailleurs, les âges semblent se confondre en ce qui concerne le roi Arthur : cent ans, limite d’âge extrême d’une vie d’homme, n’y a d’équivalent qu’à l’âge d’un enfant. Là encore très mauvaise traduction Folio : p. 195, il faut traduire : « Ce n’est encore qu’un enfant, le roi Arthur. S’il a cent ans, il n’en a pas plus et n’en saurait avoir davantage. » - Enfin, c’est un lieu où règne le bonheur qui va peu à peu influencer Gauvain : p. 195 : « Dame, dit-il, je vous crois, car avant que je ne vous voie, tout me venait indifférent, tant j’avais de colère et de peine. Mais à présent je suis heureux, plus que je pourrai jamais l’être. »

Le passage de l’eau

Les occurrences

Les châteaux sont toujours situés au bord de l’eau, rivière ou mer. On y accède en général par un pont qui permet de franchir une eau dont il faut se méfier : « ... mais dans l’eau il n’entre pas car il la reconnaît trop sombre et trop profonde et d’un courant plus rapide que courant de Loire ». p. 58.

L’eau est donc un obstacle parfois infranchissable : « non frère, vingt lieues en aval ou en amont il n’est ni gué, ni pont, ni barque plus grande que celle-ci qui ne porterait pas cinq hommes. On ne peut passer un cheval » répond le Roi Pêcheur à Perceval qui l’interroge sur le moyen de franchir la rivière p. 88

L’eau est fortement associée au personnage maléfique de la Demoiselle au miroir (l’Orgueilleuse de Nogres). Lorsque Gauvain l’aperçoit, elle « mirait sa figure dans l’eau » p. 163. Aussitôt, elle lui lance un premier défi : elle le suivra s’il va chercher son cheval situé dans un jardin auquel on accède par une planche permettant de franchir l’eau. Le passage de la planche est signalé à l’aller et au retour (p. 164 et 166). Plus tard, la même Demoiselle met Gauvain au défi de passer le Gué périlleux. Il manque de se noyer à l’aller, mais lorsque au retour Guiromelan lui propose de lui indiquer un pont, il refuse ’Je ne cherche ni gué ni pont, quoiqu’il me puisse en advenir, car la demoiselle félone m’accuserait de couardise".p. 211. Mais cette fois-ci, il passe l’eau sans encombre.

Enfin, les deux figures du château mystérieux que propose le Conte du Graal sont liés à la présence de l’eau :
 C’est le cas du Château des Reines, dont la valeur mythique est soulignée par la présence d’une rivière infranchissable : p. 174 : « Ainsi chevauche le roussin par les grandes forêts désertes, puis on arrive en terrain plat, près d’une rivière profonde, et si large que nulle fronde, nul mangonneau, nulle pierrière, n’eût lancé outre la rivière ni trait d’arbalète ni plomb. De l’autre côté de la rivière s’élève un beau château de majestueuse ordonnance, et d’apparence forte et riche
 C’est le cas également du Château du Roi Pêcheur : p. 88 : « Il priait toujours quand, descendant d’une colline, il parvient à une rivière. L’eau en est rapide et profonde. Il n’ose s’y aventurer. » Seigneur, s’écrit-il, si je pouvais passer cette eau, je crois que je retrouverais ma mère si elle est encore en ce monde ! « Il a longé la rive. Approche d’un rocher entouré d’eau qui lui interdit le passage. »

Pistes d’interprétation

Le passage de l’eau peut d’abord être interprété de manière historique : les châteaux forts sont situés pour des raisons d’approvisionnement et de défense à proximité de voies navigables ou de la mer. C’est d’ailleurs grâce à la prioximité de la mer que le château de Blanchefleur est miraculeusement ravitaillé par le bateau échoué.

La fonction narrative de l’Orgueilleuse de Nogres est d’attirer Gauvain vers des dangers représentés à trois reprises par le passage de l’eau. Mais progressivement, Gauvain parvient à se détacher de son emprise. Chrétien indique une progression du héros dans la manière dont on lui fait franchir la barrière d’eau :
 la 1ère fois sur un pont et sans son cheval
 la 2ème fois sur une barque, avec son cheval
 la 3ème fois au-dessus, avec son cheval..
Peut-être Chrétien permet-il ici à Gauvain de rattraper par ces victoires successives son échec lors du passage du « Pont sous l’eau » dans le Chevalier de la Charrette, alors que Lancelot lui était parvenu à s’illustrer en traversant le « Pont de l’Epée ».

Liée à la prouesse du meilleur chevalier, le passage de l’eau signale enfin l’intrusion de la merveille, et l’entrée dans un autre monde. En cela, Chrétien s’appuie sur la mythologie celtique selon laquelle l’eau est associée aux fées. C’est ainsi que l’eau est ainsi à deux reprises l’image de la frontière qui sépare le monde des hommes et celui de la Merveille, et plus précisément encore, celui des vivants et celui des morts. N’est-ce pas sur l’autre rive de cette rivière infranchissable que Perceval pense pouvoir retrouver sa mère, qui pourtant est déjà morte, même s’il l’ignore. Mais cette frontière aquatique et symbolique, Perceval ne la franchira pas, à la différence de Gauvain qui, une fois passé dans la barque d’un nautonier qui évoque Charon, le passeur mythique du fleuve des Enfers, retrouvera, lui, sa mère et son aïeule dont le texte nous indique pourtant clairement qu’elles sont décédées : p. 207 : « Foi que je dois à Dieu Puissant, le roi Arthur, à mon avis, n’a plus, depuis longtemps, sa mère. Il a bien soixante ans passés, à ce que je crois, et davantage. » puis : « Gauvain, beau sire, je le connais bien ! J’ose dire que ce Gauvain n’a plus sa mère depuis vingt ans passés au moins. »

Le lieu d’où nul chevalier ne revient

Les occurrences

Le thème du lieu « d’où nul chevalier ne revient » apparaît à plusieurs reprises dans le parcours de Gauvain : p. 161 : « Aucun chevalier n’en revient, qu’il aille par champs ou par voie : c’est la frontière de Galvoie que personne ne peut passer avec l’espoir d’en retourner. »

On retrouve cette idée dans les paroles mêmes de l’Orgueilleux du passage à l’étroite voie : p. 199 : « aucun chevalier né de mère ne passe les portes de Galvoie s’il se trouve que je le voie, et qu’à ma main je le rencontre. »

En fait, ce motif est récurrent dans les œuvres de Chrétien. On retrouve cette expression dans Erec et Enide à l’occasion de la merveille de la Joie de la Cour et, à de nombreuses reprises également dans le Chevalier de la Charrette. La plupart du temps, le lieu « d’où nul chevalier ne revient » est un lieu périlleux où quiconque s’aventure affronte une mort quasi certaine.

Pistes d’interprétation

Le gué périlleux a bien cette valeur d’exploit chevaleresque comme le montrent les paroles des dames du Château des Reines : p. 201 : « La mauvaise femme le conduit et l’entraîne, la méprisable, là d’où nul vaillant ne revient ! » Puis l’Orgueilleuse p. 202 : « Ici est le Gué Périlleux, que nul s’il n’est trop téméraire, n’ose essayer pour nulle affaire. » Et Gauvain lui-même : « sait avoir entendu dire par plusieurs personnes que celui qui saurait passer l’eau profonde du Gué Périlleux aurait le prix sur tout le monde. » p. 204 : « Ami, tu viens de faire une prouesse qu’aucun chevalier n’osa faire. Puisque tu l’as osée, tu seras prisé et loué par le monde, comme tout courage l’a mérité. C’est montrer une belle hardiesse que sauter le Gué Périlleux, car sache bien véritablement que nul chevalier n’en sortit. » ?

Par contre, le pays où entre Gauvain quand il franchit la borne de Galvoie figure une terre de mort. Le personnage, d’abord inconnu puis identifié comme Gréoréas, qui informe le héros de la nature du lieu a quitté le monde des vivants. La jeune fille qui l’accompagne est dans l’attitude de la déploration. De plus, Gauvain, au cœur du pays de non-retour, retrouve son aïeule, la reine Ygerne, épouse du roi Uterpandragon, et sa mère, la sœur du roi Arthur, épouse de Loth. De l’une et de l’autre, le texte dit expressément qu’elles sont mortes depuis des années (voir p. 207) Il s’agit là d’un « lieu d’où nul chevalier ne revient » bien différent. Chrétien désigne ici l’Autre Monde, l’Au-delà, et de ce point de vue les terres de Galvoie peuvent être précisément comparées au royaume de Gorre que traverse Lancelot pour reconquérir Guenièvre dans le Chevalier de la Charrette, en étant, par exemple, confronté à sa propre tombe dans le cimetière futur. Les points communs sont en effet nombreux entre ce royaume et celui que découvre Gauvain, et le plus important est peut-être le passage de l’eau.

La coupe

Les occurrences

La première coupe est celle que brandit le chevalier à l’armure vermeille et qu’il vient de dérober à Arthur. Ce faisant, comme l’explique Arthur à Perceval, il a doublement humilié le roi, en lui dérobant un insigne du pouvoir et en renversant du vin sur la reine(p. 52)

Dans la tradition postérieure à Chrétien, le Graal est souvent représenté comme une coupe, alors que dans le texte de Chrétien, rien n’indique que le graal ait la forme d’une coupe.

Pistes d’interprétation

Symboliquement, la coupe est un signe de pouvoir, de souveraineté. Le Chevalier Vermeil, qui s’en est emparé, apparaît ainsi comme une figure de la contestation de l’autorité royale, un baron révolté. Il attend que le roi lui envoie un « champion », une personne susceptible de défendre ses couleurs : p. 54 : « Serais-tu celui qui s’avance pour soutenir le droit du roi ? »/ « Et moi ici je te demande si quelqu’un vient, de par le roi, qui veut combattre avec moi. »
Le Chevalier Vermeil, cependant ne peut concevoir que Perceval veuille le défier car le jeune homme n’est pas chevalier lui-même. D’ailleurs le « nice » ignore totalement les rapports féodaux : non seulement l’adoubement, mais également la nature symbolique de cette coupe, dont il se désintéresse.

Si le Graal est assimilé à une coupe, cet objet prend une autre signification : associé au pouvoir spirituel et non plus temporel (le graal, comme un ostensoir, contient l’hostie dont se nourrit le père du Roi-Pêcheur), il s’agit donc d’un objet sacré, à la fonction liturgique puisqu’il participe d’un véritable service au sens religieux.

Les couleurs

Les occurrences

Les deux couleurs emblématiques du Conte sont le blanc et le vermeil. Dès les premières pages, Perceval est subjugué par l’association de ces deux couleurs : « Il vit les hauberts étincelants, les heaumes éclatants de lumière ; il vit le blanc et le vermeil reluire au soleil, et l’or et l’azur et l’argent. Ce spectacle lui parut très beau et très noble. » p. 35

Du choc de ces deux couleurs naît l’épisode central de la contemplation des gouttes de sang sur la neige. Cette association de couleurs au fort pouvoir poétique permet ainsi à Chrétien de jouer sur des effets d’écho et d’anticipation, puisqu’il rappelle la beauté du visage de Blanchefleur, longuement décrit. p. 67 « Le blanc sur le vermeil éclairait son visage mieux que sinople sur argent » et évoqué p. 111 : « c’est bien ainsi qu’il voyait sur le visage de sa mie, le vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang qui sur la neige paraissaient. ». Mais d’autres figures féminines sont comme des échos du visage de Blanchefleur. Ainsi de Clarissan qui vient à la rencontre de Gauvain au château des reines : « Son visage était blanc et la nature l’enluminait d’une couleur vermeille et pure » p. 189

Les mentions les plus fréquentes des couleurs apparaissent dans les descriptions des vêtments. Les couleurs dominantes sont le rouge, le blanc et le noir. Ainsi du costume de Blanchefleur « Son manteau et son bliaut étaient de pourpre sombre, étoilé de vair, garni d’hermine avec un beaucollet de martre zibeline noire et blanche » p. 66-67.
On retrouve les mêmes teintes sur le manteau qu’on offre à Gauvain après sa victoire lors de l’épreuve du lit de la merveille : « Ce manteau était doublé une zibeline plus noire que mûre, et l’étoffe était d’écarlate rouge vermeille » p. 189 mais aussi sur les habits ceux que porte le roi pêcheur, permettant ainsi de renforcer l’unité des deux châteaux mystérieux p. 90 : « Il est coiffé d’un chaperon de zibeline aussi noire que mûre. S’enroule autour du chaperon une étoffe de pourpre. De mêmes matières et couleurs étaient faite la robe du pruhomme. »

Les couleurs brillantes, l’or et l’argent, sont symboles de richesse et de bonheur.
A contrario, le jaune, la couleur rousse et les couleurs ternes sont associées au malheur.
La jeune fille hideuse est décrite : « allant sur une mule jaune, deux tresse noires sur le dos... Jamais vit-on métal si terne que cette couleur de son cou et de ses mains »
Quant à l’écuyer de mauvaise allure, il est caractérisé par la couleur rousse de ses cheveux : « ses cheveux roux sont emmêlés, raides et hirsutes comme à porc-épic en colère »p. 169

Pistes d’interprétation

La couleur blanche est traditionnellement associée au monde des fées. Il en va ainsi de la biche blanche que Gauvain renonce à poursuivre p. 142. Elle est aussi l’attribut de la reine du château merveilleux : « Quadn Gauvain voit venir la reine, qui tenait l’autre par la main, son coeur (si souvent le coeur devine !) lui dit que c’est la cette reine dont il a entendu parler. Et c’était bien à deviner, à ce qu’elle eût des tresses blanches qui lui descendent sur les hanches. »p. 193

Cependant, dans le Conte du Graal, c’est la couleur vermeille qui reçoit le traitement le plus développé. Perceval conquiert les armes du Chevalier Vermeil, qu’il devient à son tour. Au château du roi pêcheur, on lui« recouvre les épaules d’un manteau de fin écarlate neuf et brillant »p. 89 Cette association entre Perceval et la couleur vermeille est si importante qu’on la retrouve dans tous les manuscrits enluminés du Conte : la couleur rouge est associée tout au long du récit au personnage de Perceval et les enluminures reprennent cette association. On peut d’ailleurs remarquer que lors de la première rencontre avec les chevaliers, l’habit de Gallois de Perceval est déjà rouge dans les enluminures.

La couleur vermeille jalonne également la série discontinue où le chevalier rencontre le merveilleux.
 Tout d’abord, les trois gouttes de sang : chiffre symbolique rappelant la Trinité et, de ce fait, connotant souvent l’entrée dans un Autre Monde, celui de la merveille et du temps suspendu.
 Plus important encore, cette image renvoie à la scène du cortège du Graal, où on a en effet une « blanche lance » sur laquelle coule une « goutte vermeille » p. 92.
 Finalement, la couleur vermeil devient synonyme autant que rime de la « merveille », celle du château mystérieux qu’est le château du Graal : p. 92 : « Coulait une goutte de sang de la pointe du fer de lance et jusqu’à la main du valet coulait cette goutte vermeille. Le jeune hôte voit la merveille. »

Cette symbolique de la couleur vermeille se retrouve d’ailleurs également dans la « partie Gauvain ». Comme Perceval, le neveu du roi Arthur est associé à cette couleur dès sa première aventure, lors de l’épisode de Tintagel. En effet, il reçoit de la Pucelle aux Petites Manches, pour son combat singulier contre Mélian de Liz, une manche taillée à partir d’«  » une pièce de soie vermeille dans laquelle on tailla une manche fort longue et large. « (p. 137). Là encore, cette couleur annonce la merveille : les allusions à la manche de la Pucelle et à sa » soie vermeille » ne manqueront pas pendant le séjour de Gauvain :
 Le château des Reines, dont Guiromelan apprend le nom à Gauvain, est précisément relié à cette couleur : On préfèrera à la traduction Folio, ici infidèle, celle-ci : « Pour vous récompenser, je vais vous dire le nom de ce château, comme vous me l’avez demandé. Ce château, apprenez-le, s’appelle la Roche du Champguin. On y teint maintes bonnes étoffes vermeille et rouge vif ainsi que du tissu d’écarlate ; on y en vend et y en achète beaucoup. »
 Le lit de la Merveille est recouvert d’une « courtepointe de soie » p. 184

Le travail sur les couleurs, qui jalonne l’ensemble du Conte du Graal permet ainsi à Chrétien de souligner l’apparition de la merveille autant que l’élection des deux héros qui, selon des modalités différentes, deviennent à leur tour des « chevaliers vermeils », destinés à pénétrer l’Autre Monde, et les châteaux mystérieux.

Les repas

Les occurrences

Le premier repas de Perceval est un vol : sauvagement, il se régale des pâtés de l’Orgueilleux de la Lande sans y avoir été invité. « Il a par trop jeûné, c’est vrai ! Il meurt de faim. Avise un barillet de vin. A côté un hanap d’argent. Puis sur une botte de jonc une serviette blanche et neuve. Il la soulève. Trouve dessous trois beaux pâtés de chevreuil qui ne sont pas pour lui déplaire. »p. 47

Lorsque Perceval rejoint pour la première fois la cour d’Arthur, il trouve le roi et ses chevaliers à table, le roi occupant la place d’honneur : « Bien plutôt va en grande hâte à la cour où le roi et ses chevaliers étaient tous assis à manger. ... A cheval il entre en la salle et voit le roi Arthur pensif assis au haut bout de la table »p. 51. Les femmes, ou tout du moins la reine, prennent aussi place à la table puisque l’on apprend que Guenièvre l’ a quittée après avoir été aspergée du vin répandu par le Chevalier Vermeil.

L’hospitalier Gorneman ne manque pas de régaler son apprenti d’un bon repas : « Ce qu’ils mangèrent, je n’en ferai le compte, mais je dirai qu’ils mangèrent et burent autant qu’ils le souhaitaient » p. 62

En revanche, le château de Beaurepaire assiégé est privé de ravitaillement : « Dans cette cité quasi morte, moulin ne moud ni four ne cuit. En nul endroit on ne trouve pain ni gâteau, ni rien à vendre même pas pour un denier. Point à chercher vin ni cervoise. » p. 68 Le repas offert au chevalier est par conséquent frugal p. 69 « Chez nous les miches sont rares. N’en est que six qu’un de mes oncles, qui est prieur d’un monastère, m’envoya pour souper ce soir. Et un barillet de vin cuit. Nous n’aurions rien de plus si un de nos valets n’avait d’une flèche, aujourd’hui tué un chevreuil. » La situation deviendrait critique si par chance un « vaisseau chargé de blé et d’autres vivres » ne soit contraint d’accoster au pied de la ville. Grâce à ce ravitaillement inespéré, la situation est retournée.

Le repas dont le roi pêcheur régale Perceval est le plus fastueux qu’il ait connu p. 93-94 : « Sur ces tréteaux les valets ont posé la nappe. Que dirai-je de cette nappe ? Jamais légat ni cardinal ni pape ne mangea sur une nappe plus blanche ! Le premier plat est une hanche de cerf, bien poivrée et cuite dans sa graisse. Boivent vin clair et vin râpé servi dedans des coupes d’or. C’est sur un tailloir en argent que le valet tranche la hanche et en dispose chaque pièce sur un large gâteau. [...] On lui sert à profusion viandes et vins les plus choisis, les plus plaisants qui sont d’ordinaire sur la table des rois, des comtes, des empereurs. Quand le repas fut terminé, le prudhomme retint son hôte à veiller pendant que les valets apprêtaient les lits et les fruits. On leur offrit dates, figues et noix-muscades, grenades, girofles, éluctaire pour terminer, et encore pâte au gingembre d’Alexandrie et gelée d’aromates. Ils burent ensuite de plusieurs breuvages : vin au piment sans miel ni poivre, bon vin de mûre et clair sirop. Le Gallois s’émerveille de tant de bonnes choses qu’il n’avait jamais goûtées. »

Le caractère extraordinaire de ce festin est encore souligné par le contraste avec le jeûne du père du roi pêcheur qui ne se nourrit que de l’hostie apportée dans le graal comme on l’apprend a posteriori de l’ermite : « Pourtant ne crois pas qu’il y trouve brochet ni lamproie ni saumon, mais seulement de l’hostie qu’on lui apporte dans ce Graal. Cette hostoe soutient et conforte sa vie, tant elle est sainte... »p.157

Gauvain a doit à un festin similaire au château des reines p. 196 : « Les écuyers servirent aussi joyeusement ce repas. [...] deux furent à genoux devant leur sire, l’un taillait les aliments, et l’autre qui servait à boire. Le repas ne fut pas court ; il dura plus que l’un des jours d’alentour de la Trinité. La nuit était dehors laide et obscure, mais beaucoup de torches furent brûlées avant la fin de ce repas. En mangeant on parla beaucoup et l’on dansa force rondes et caroles. »

L’ermite, oncle de Perceval, lui impose pour son repentir (de son propre aveu, le jeune homme a oublié Dieu et sa foi depuis cinq ans) de partager son repas de pénitence pendant deux jours : « Il eut, cette nuit, à manger ce qu’il plut à l’ermite, mais rien de plus que betteraves, cerfeuil, laitue et cresson, sinon du millet et du pain d’orge et d’avoine, et puis de l’eau de la fontaine ».

Pistes d’interprétation

Le repas semble tenir une grande place dans le monde de la chevalerie. Alors que le roman courtois est assez peu disert sur la vie matérielle, les repas sont toujours mentionnés. Ils constituent un moment essentiel de la vie sociale. Pris en commun, comme à la cour du roi Arthur, ils et sont une occasion d’échanges et de convivialité. Ainsi p. 84, à peine la cour a-t-elle assisté à la messe de Pentecôte que Keu s’adresse au roi : « Sire, nous pourrions manger, s’il vous plaît. » La réponse du roi : « ce jour est si solennel que je ne mangerai pas avant d’avoir appris nouvelles qui en vaillent la peine » souligne le caractère festif du repas.

Cette insistance se comprend dans une civilisation du manque plutôt que de l’abondance. Le repas copieux, comprenant des nourritures carnées et, comme chez le roi pêcheur, des épices et fruits exotiques, est le privilège des seigneurs et signale un rang social.

Le partage du repas fait partie des obligations d’hospitalité. Partout où les chevaliers sont accueillis, ils sont aussi invités à partager la table du maître des lieux.
L’abondance et la rareté des mets servis dans les châteaux merveilleux participent naturellement de leur caractère merveilleux

En même temps, le rapport à la nourriture a également une fonction symbolique dans le roman. Comme d’autres motifs (les armes par exemple), il accompagne l’apprentisage et l’évolution du héros.
 Le vol des pâtés de l’orgueilleux est typique du « nice » : il révèle sa gloutonnerie, trait caractèristique du sauvageon. C’est aussi un succédané de l’acte sexuel.
 Après l’apprentissage auprès de Gorneman, Perceval a un comportement plus policé vis à vis de la nourriture, mais, comme on le voit chez le roi pêcheur, il est encore loin de la vie spirituelle : tout à sa dégustation des mets famuex qui lui sont présentés, il passe complètement à côté du rite religieux du graal.
 Enfin, le jeûne imposé par l’ermite marque son évolution vers une dimension spirituelle qui lui permettra d’accéder un jour au mystère du graal.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)