Les propositions faites ici ont pour but de mettre en avant des thèmes communs aux deux œuvres Les Métamorphoses d’Apulée et La Maison des esprits d’Isabel Allende tout en élargissant la réflexion aux objets d’étude au programme d’option de 1ère et de Terminale : masculin/ féminin, comprendre le monde. Les deux œuvres présentent des personnages de magiciennes et se caractérisent par une porosité entre le monde des vivants et le monde des morts [1].
Les œuvres sont présentées, accompagnées des notes prévues par l’auteure pour son intervention lors du webinaire consacré à Apulée ; mais pour des raisons techniques, l’enregistrement n’a pu être exploité.
Première proposition - La consultation de la magicienne
Ce parcours permet de faire le lien avec la civilisation en évoquant la pratique de la magie dans l’antiquité romaine qui se rappelle à nos esprits grâce à la découverte d’« un fabuleux trésor de sorcier » à Pompéi [2].
Œuvre antique 1 - Voyageur consultant une sorcière
La sorcière transmet une potion au jeune homme. Le voyageur rappelle le narrateur des Métamorphoses d’Apulée. Il s’incline pour recevoir la coupe, manifestant ainsi sa croyance envers les pouvoirs magiques de ladite sorcière. Nous pouvons faire le lien avec Lucius recevant l’onguent de Photis, servante de Pamphile dans Les Métamorphoses. Le chien est associé à la magie et à Hécate, patronne des magiciennes. C’est un animal que l’on retrouve dans le roman d’I. Allende puisque c’est le compagnon de Clara. Dès le début des rumeurs circulent sur son aspect surnaturel, mais c’est surtout sa mort qui est frappante : il apparaît lors des fiançailles de Clara avec Esteban Trueba, tué d’un couteau de boucher, ce qui est interprété comme un avertissement des esprits.
Œuvre antique 2 - Deux femmes consultent une sorcière
La sorcière a une apparence âgée et presque monstrueuse. Elle semble proférer des paroles magiques ; il s’agit donc d’une mise en scène de la parole de la sorcière. Les deux femmes semblent effrayées. Leurs expressions exagérées font penser à des masques de comédie, et de fait l’on a rapproché cette mosaïque d’une pièce de Ménandre.
Cette mosaïque permet de mettre en avant l’univers de la comédie liée à la sorcellerie. Cet aspect est très présent chez Apulée. On peut prendre l’exemple du récit de Thélyphron au livre II. Thélyphron raconte qu’il devait garder un mort menacé par des sorcières, mais il ignore lui-même qu’il a été mutilé par les sorcières à la place du mort. Lorsque sa mutilation est découverte, tout le cortège funèbre se met à rire, de même que les convives chez Byrrhène (« risus ebullit », p 76). On retrouve ce principe d’une magie farcesque dans la parodie de procès, lorsque le narrateur est accusé d’assassinat : le triple homicide s’avère un « outricide », car il s’agit en fait d’outres devenues vivantes sous l’impulsion de la magie noire. Toute l’assemblée se met à rire.
Chez I. Allende, pensons à la réunion des sœurs Mora (p 160 et suivantes). La réunion de sorcières prend une dimension farcesque. Les sœurs Mora sont venues, prévenues par télépathie, et sont convaincues d’être les seules à détenir la preuve de la matérialité de l’âme, grâce à une photographie comportant une tâche. Elles se réunissent autour d’un guéridon et discutent d’inventions cabalistiques, de fluides magnétiques et de recettes de cuisine.
Œuvre moderne - L’ombre de Samuel apparaissant à Saül chez la Pythonisse d’Endor
Le tableau a pour sujet l’apparition de Samuel devant Saül quand il apprend qu’il sera remplacé par David, Livre de Samuel 28 (6-14). Il s’agit d’un sujet biblique assez peu représenté. Salvador Rosa était lui-même fasciné par la sorcellerie à une époque où se développent les sciences modernes. La dimension théâtrale et fantastique de cette représentation anticipe le romantisme ; ce tableau fera l’admiration de Théophile Gautier. Les figures fantastiques dominent les figures terrestres : la sorcière et ses apparitions, l’apparition de Samuel, hiératique, effrayante, face à Saül et à ses gardes, écrasés. Le nom de la Pythonisse constitue un rappel mythologique ( la Pythie). Le trépied rappelle également le trépied sacrificiel sur lequel se tenait la Pythie. Ici, il renvoie au chaudron où la sorcière verse des ingrédients. La sorcière est représentée avec des stéréotypes hérités du Moyen-Âge : elle est vieille, laide, associée aux couleurs sombres (le gris et le noir). Elle a une dimension infernale avec les carcasses, le hibou, la chevelure qui évoque des serpents. C’est donc une représentation de la laideur. L’intensité dramatique est produite par le contraste entre la figure de la sorcière et l’apparition du prophète, avec une opposition de posture et de couleur.
On peut relier ce tableau avec la description du laboratoire infernal de Pamphile : livre III,§17, p 103. On y découvre un étrange laboratoire de sorcière sur le toit : des aromates, des tablettes, des débris de cadavres, des nez, des doigts, des morceaux de crâne. Il est régulièrement question dans le roman d’Apulée des morts revenant à la vie. On peut prendre l’exemple du cadavre ramené à la vie par un mage égyptien au service d’Isis lors d’un cortège funèbre (livre II, §29, p 73). Plus loin, au livre IX, la femme d’un meunier qualifiée de « saga » fait venir une femme fantôme pour ensorceler son époux.
Dans le roman d’I. Allende, Férula morte apparaît aux Trois-Marias ; Clara est la première à comprendre qu’elle est morte (ce qui révèle son statut intermédiaire). Elle a l’apparence de la vie mais le regard vide, la famille est frappée de paralysie (comme les gardes et Saül, c’est à dire des personnages qui, eux, n’ont pas un statut d’intermédiaires avec le monde de l’au-delà). Il n’y pas d’antre de sorcière dans le roman, mais un endroit étrange toutefois : la cave où la tête décapitée de Nivéa est restée parce qu’il était trop tard pour rouvrir le cercueil. Il s’agit donc d’un antre mortuaire caractérisé par une promiscuité de la vie avec la mort.
Deuxième proposition - Circé et le breuvage magique
Œuvre antique - Ulysse et Circé
Ulysse est représenté en voyageur, portant un pétase et une chlamyde. Il poursuit Circé dont les pieds sont tournés sous l’effet de la poursuite d’Ulysse, mais le visage de celle-ci est tourné vers arrière. Les personnages sont représentés à la fois de face et de profil. Circé porte un skyphos contenant une potion magique. L’a-t-elle déjà donnée à Ulysse ? Si oui, pourquoi l’a-t-elle en main ? La représentation est moins narrative que symbolique : chaque personnage doit porter ses attributs. Le voyageur a déjà déjoué le sortilège de Circé, d’où l’opposition entre son épée et sa lance d’un côté, et de l’autre la baguette et le breuvage rendu impuissant grâce à l’herbe magique donnée par Hermès à Ulysse. L’ensemble crée une scène dynamique qui met en avant le pouvoir de la ruse contre la magie noire, la puissance divine contre le pouvoir magique puisqu’ Ulysse a été aidé par Hermès.
On retrouve chez Apulée le lien entre magie, séduction et piège avec le personnage de Méroé, capable de transformer son amant en castor sauvage ou en grenouille (livre I, §9, p 10), puis celui de Pamphile, qui utilise sa magie pour séduire celui qu’elle aime et transformer en animal celui qu’elle méprise (livre II, §5, p 43). Il est également question chez Apulée de conjurer la transformation en animal : c’est le sens de la magie d’Isis (magicienne en plus d’être déesse) qui permet à Lucius de retrouver sa forme humaine après sa métamorphose en âne provoquée par l’erreur de Photis s’étant emparée de la magie noire de sa maîtresse Pamphile. La rose qui constitue l’antidote rappelle l’herbe magique d’Hermès. Chez I. Allende, il n’y a pas de breuvage magique mais la magie noire est présente à travers la malédiction de Férula qui fait rapetisser Esteban.
Œuvre moderne 1 - Circé offrant la coupe à Ulysse
Circé tend la coupe comme elle tend un piège. Ulysse apparaît dans le reflet. C’ est une figure de voyageur, mais pas un voyageur naïf puisqu’il a déjà une herbe magique donnée par Hermès en antidote. Le miroir symbolise la tromperie, le jeu sur les apparences. Le fait que le miroir englobe tout le haut de son corps rappelle le clipeus (la tête d’un personnage sort d’un bouclier). Les cercles sur le sol produisent un jeu d’écho avec le miroir comme si le jeu des apparences se prolongeait. Avec la baguette, elle s’apprête à jeter un sort au voyageur pour le transformer. Le cochon à ses pieds rappelle la transformation des compagnons qui a déjà eu lieu. Le fauteuil forme une sorte de trône qui place la magicienne en position surélevée, ce qui est renforcé par la légère contre-plongée. Elle est donc présentée comme dominatrice. Les lions rappellent que Circé était capable de dompter les bêtes sauvages. De plus, ceux-ci constituent un jeu sur les apparences, puisqu’ils ont une attitude vivante tout en étant statufiés. Circé incarne la beauté et la sensualité (robe transparente, cheveux dénoués), mais c’est une apparence trompeuse, ce qui l’assimile à une figure de femme fatale. Les fleurs qui jonchent le sol sont aussi inquiétantes car elles semblent déjà mortes.
On retrouve donc ici l’association entre séduction et pouvoir magique, avec un accent mis sur le reflet et le jeu des apparences. Or le jeu sur les apparences est constant dans le roman d’Apulée, univers des métamorphoses : les statues de la maison de Byrrhène semblent bien vivantes, le gardien vivant est confondu avec le mort dans le récit de Télyphron, des outres rendues vivantes sont confondues avec des brigands, un onguent qui transforme en hibou est confondu avec un autre qui transforme en âne. Le monde sensible est multiforme jusqu’à l’accès au monde intelligible d’Isis ; l’itinéraire de Lucius a été assimilé à une initiation platonicienne [3].
Chez I. Allende, il n’y a pas d’association de la beauté et du piège. Les femmes qui ont des dons magiques sont belles sans que cette beauté soit maléfique. On peut évoquer le personnage de Rosa dont le nom même évoque la beauté, mais une beauté qui ne peut qu’être éphémère dans ce monde ; c’est une beauté qui renvoie à un monde surnaturel.
Œuvre moderne 2 - Circé invidiosa
Le tableau représente la transformation de Scylla en monstre marin, racontée par Ovide dans le livre XIV des Métamorphoses, v. 52 à 65. Elle disperse un poison et profère un chant magique. Glaucos amoureux de Scylla avait demandé un philtre d’amour mais Circé, également amoureuse de Glaucos, décida de se venger de sa rivale. Ici, c’est Circé et non Glaucos qui verse le liquide. Cela permet d’associer directement la magicienne à son breuvage et de créer un jeu pictural sur la verticalité avec la figure hiératique de la magicienne et le liquide qui coule. Cette parfaite verticalité met en avant le vert du poison. La robe noire à la fois élégante et lugubre produit un jeu de reflet avec le monstre marin en train de se transformer. Le contraste entre la figure de Circé et l’arrière-plan brun met en avant sa peau claire, d’une luminosité aussi inquiétante que le poison. C’est aussi une scène dynamique car la métamorphose est en train de se faire : Scylla devient le monstre du fait de cette magie noire.
La couleur verte avec une dimension surnaturelle est présente dans le roman d’Allende : c’est la couleur de la chevelure de Rosa dès sa naissance (p.13). Cette couleur est d’emblée interprétée comme la marque de son caractère surnaturel. Elle est assimilée à une créature mythologique aquatique : « Elle avait quelque chose du poisson et si elle avait été dotée d’une queue écaillée, c’eût été manifestement une sirène, mais ses deux jambes la campaient sur une frontière imprécise entre la créature humaine et l’être mythologique. » (p.13). Chez Apulée, au cortège des femmes vengeresses, l’on peut ajouter l’histoire de « la marâtre empoisonneuse » (livre X, p 408 et suivantes), femme éconduite qui se venge en empoisonnant son beau-fils, son propre fils et le médecin lui-même (qui de son côté a d’autres tours dans son sac pour déjouer les pièges de cette furie).
Troisième proposition - Le monde des morts : frontière entre les vivants et les morts
Lien avec les œuvres Apulée et Isabelle Allende
Apulée
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Socrate. Après l’intervention nocturne des sorcières, Socrate devrait être mort puisqu’il a une éponge à la place du cœur, pourtant il se réveille comme si tout cela n’était qu’un cauchemar, et c’est seulement en voulant boire à une rivière que l’éponge prend l’eau et qu’il meurt. Il était donc un mort-vivant jusque-là.
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Il est question de ressusciter un mort pour qu’il dévoile la vérité sur son assassinat. Il se réveille lors du cortège funèbre.
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Le narrateur dit avoir approché des limites de la mort lors de son initiation, livre XI : « J’ai accédé aux confins du trépas, et transporté à travers les quatre éléments, suis revenu du seuil de Proserpine. »
I. Allende
Le monde des morts communique avec celui des vivants grâce aux personnages féminins qui font figure d’intermédiaires entre le monde terrestre des vivants et l’au-delà, notamment Clara la clair-voyante qui entre en contact avec les esprits, reconnaît les signes, pressent, rêve, identifie le fantôme de Férula. C’est un monde surnaturel qui affleure dans un univers réaliste. I . Allende a créé des personnages littéraires qui se caractérisent par l’entre-deux et perçoivent la porosité entre les deux univers.
La figure d’Orphée
C’est un demi-dieu qui fait le lien entre le monde des hommes et le monde des Dieux. Il a des pouvoirs qui l’assimilent à un magicien : il peut charmer les bêtes sauvages comme les pierres. Il est aussi capable d’apprivoiser la mort : en allant aux Enfers, il charme Cerbère, les Érynies ; il interrompt les supplices des damnés et dialogue avec Hadès et Perséphone.
Œuvre antique - Orphée et Eurydice [4]
La figure d’Hermès psychopompe fait le lien entre le monde des vivants et le monde des morts. On le reconnaît à ses ailes. Eurydice se situe entre la vie et la mort : elle est tournée vers Orphée qui lui prend la main, mais déjà Hermès la tient fermement pour la ramener aux Enfers. Le pied droit d’Eurydice est déjà tourné vers Hermès. Le bas-relief a donc une forte intensité dramatique car il représente un moment stratégique du mythe. La magie orphique n’a pas pleinement opéré car elle est confrontée à l’interdit divin qui est plus fort que son propre pouvoir. Le mythe pose la question de la frontière entre les vivants et les morts : cette frontière est-elle impossible à franchir ? L’interdit peut être symbolisé par le voile : Orphée semble avoir soulevé le voile d’Eurydice pour la regarder. Cependant Orphée déjoue une seconde fois la mort : au moment de sa propre mort, sa tête jetée par les Ménades dans l’Hébros continue à chanter. Puis sa tête, transportée dans une caverne consacrée à Dionysos à Antissa, rendait des oracles jours et nuits au point qu’Apollon l’a sommée de se taire [5].
Liens avec le mythe d’Isis
Isis est une déesse funéraire qui détient aussi le souffle de vie : elle est souvent représentée avec le hiéroglyphe « Ankh » signifiant le souffle de vie. Elle a le pouvoir de ramener à la vie Osiris en réunissant les parties de son corps. Cette réanimation du mort est ponctuelle car Osiris revit juste suffisamment pour s’unir à Isis et engendrer Horus. Or Isis est une figure fondamentale du lien entre vivants et morts. Elle est présente dans l’art romain.
Différence avec Orphée
La résurrection qui a été manquée avec Orphée est possible. Dans Les Métamorphoses d’Apulée, il ne s’agit pas seulement de la résurrection de Lucius qui retrouve sa forme humaine : Psyché renaît après sa descente aux Enfers grâce à l’Amour, et Mercure la conduit sur l’Olympe (livre VI).
Œuvre moderne - Orphée et Eurydice
Cette représentation infernale a un aspect très théâtral et sensuel. Les figures de châtiment sont réunies : Tantale, Sisyphe. C’est la préfiguration du destin qui attend le couple. La présence des Parques à gauche laisse présager la fin de la vie d’Eurydice. C’est aussi ce qu’annonce le regard vers l’arrière d’Eurydice. Ce jeu de regard dit la position liminaire du couple. Le dynamisme de la scène est rendu par le mouvement des vêtements. Ce monde infernal semble peu effrayant, et plus humain que monstrueux.
Ouverture - La question de la frontière entre les vivants et les morts dans l’art chrétien
La figure christique : catabase et résurrection
Le culte isiaque qui interroge la vie après la mort et donne un espoir de salut a été rapproché du christianisme. Cela ne fait pas pour autant des Métamorphoses une œuvre chrétienne, mais cette lecture a été présente dans la réception de l’œuvre : Flaubert y voit un « souffle antique et chrétien » [6]. Nous retiendrons en particulier la réflexion sur le seuil et les êtres intermédiaires que l’on retrouve dans l’art chrétien.
Une catabase chrétienne
Le Christ au tombeau descend aux Enfers pour libérer les sages. Il a une apparence flottante, surnaturelle, et vient d’écraser un diable monstrueux. D’autres diables animaliers se cachent à gauche. Cette fresque représente l’opposition entre bestialité et spiritualité, et met en scène cette posture de seuil entre le monde d’en bas et le monde d’en haut.
Revenir du monde des morts : la résurrection
Saint Dominique est agenouillé sur le côté gauche. L’ange annonce la résurrection. C’est une figure de transition entre le terrestre et le divin. Le regard vers le tombeau s’oppose à la main de l’ange dirigée vers le Christ qui est peint comme un être surnaturel dans un halo de lumière. Il n’est plus de ce monde, mais seul l’ange peut le voir.