La Quintinie. Instructions pour les jardins fruitiers et potagers

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Le jardinage, duquel je commence ici à traiter, produit sûrement beaucoup de plaisir à l’honnête homme qui s’y entend te s’y applique, mais ce même jardin, s’il est entre les mains d’un jardinier qui soit peu habile ou peu laborieux, a de grands inconvénients à craindre et de grands chagrins à donner. Ce sont deux vérités que tout le monde connaît et que personne n’a jamais entrepris de contester, étant certain que rien au monde ne demande tant de prévoyance et tant d’habileté que ces sortes de jardins fruitiers et potagers. Ils sont, pour ainsi dire, dans un mouvement perpétuel qui les porte à agir toujours en bien ou en mal, selon la bonne ou la mauvaise conduite de leur maître, aussi récompensent-ils amplement les bons ouvriers et punissent-ils rigoureusement les misérables.

La preuve de la première des deux vérités que je viens de proposer consiste en ce que constamment il n’y a rien de plus réjouissant, premièrement, que d’avoir un jardin qui soit dans une bonne et belle situation, qui soit d’une raisonnable grandeur et d’une figure bien entendue et qu’on ait peut-être disposé soi-même comme il est.

En second lieu, que ce jardin soit en tout temps, non seulement propre pour la promenade et l’agrément, mais aussi abondant en bonnes choses pour la délicatesse du goût et la conservation de la santé.

En troisième lieu, y voir tous les jours quelque petit ouvrage à faire, semer, planter, tailler, palisser, voir ses plantes croître, ses légumes embellir, ses arbres fleurir, les goûter, en régaler ses amis, entendre louer leur beauté, leur bonté, leur quantité, tout cela ensemble fait sans doute l’idée de beaucoup de choses agréables.

Pour preuve de la seconde vérité, il n’y aurait qu’à faire ici en peu de mots le dénombrement de tous les désordres dont notre jardinage est menacé, ou plutôt déshonoré, quand il manque de culture, mais ils ne sont que trop connus ; il n’y a presque rien de si ordinaire que d’entendre les plaintes sur cette matière.

Il est donc vrai que, dans le jardinage, il y a des plaisir et des chagrins ; il n’est pas moins vrai que les plaisirs sont pour les jardiniers intelligents et actifs, et que les chagrins arrivent immanquablement à ceux qui sont paresseux et malhabiles.

Cela étant, il faut demeurer d’accord qu’on n’est ni à excuser ni à plaindre, si, au lieu de tirer de son jardin tout l’avantage qu’on s’en était promis, on est réduit à ce malheur de n’y avoir que de la dépense, de la perte, du dégoût, des sujets de colère, etc., pendant que d’autres, avec un peu de savoir-faire, en ont évité tous les désordres et en goûtent toutes les douceurs ; d’où il s’ensuit que, si l’honnête homme veut s’engager à avoir un jardin comme une chose qui lui convient si bien, il faut absolument qu’il se rende habile en jardinage, ou bien il n’y doit pas seulement penser.

La grande question est de savoir si cette habileté, que je tiens nécessaire, est facile ou difficile à acquérir , pour prendre sur cela un parti raisonnable.

Au premier cas, c’est-à-dire s’il est facile de devenir habile, je suis persuadé que beaucoup d’honnêtes gens le devraient devenir, car naturellement, tout le monde en a envie ; je suis persuadé que déjà il y en aurait eu un assez grand nombre, si on avait eu de suffisantes instructions pour cela.

Au second cas, c’est-à-dire s’il est malaisé de parvenir à une habileté suffisante, il faut s’attendre qu’on trouvera peu de curieux qui veuillent bien l’entreprendre ; chacun sera dégoûté par l’incertitude de réussir après y avoir mis beaucoup de temps et y avoir pris beaucoup de peine.

L’honneur que j’ai, depuis tant d’années, d’avoir la direction des jardins fruitiers et potagers des Maisons Royales, me donne ce me semble quelque autorité pour répondre à cette grande question : si bien que, sans vouloir tromper personne et ayant un grand désir de contribuer à la satisfaction des honnêtes gens, j’assure qu’il est très aisé d’acquérir autant d’intelligence qu’il en faut raisonnablement à notre curieux, afin qu’il se mette à couvert de ce qui le peut fâcher et qu’en même temps il se mette en état de jouir de ce qu’il recherche.

[...]

Or s’il est vrai qu’il y ait assez de facilité à parvenir à tant de plaisirs, comme je vais le faire voir clairement, n’ai-je pas raison de conclure que, quand on entreprend des jardins sans se mettre en peine d’être auparavant suffisamment éclairé en jardinage, on en mérite tous les dégoûts qui sont en grande quantité, au lieu de mérité toutes les douceurs qu’il peut produire, dont le nombre est infini, et que par conséquent il faut s’étudier à acquérir les lumières qui sont ici nécessaires ?

Peut-être me dira-t-on d’abord que je propose par là un expédient infaillible pour introduire la chose du monde la plus pernicieuse en toutes sortes d’affaires, c’est-à-dire des demi-savants : l’objection paraît assez forte, mais les deux réponses que j’ai à y faire le sont, me semble-t-il, beaucoup davantage.

La première est que, quand l’honnête jardinier sera une fois parvenu à la connaissance certaine de quelques principes capables de lui donner une bonne teinture du jardinage, on doit être assuré qu’il ne voudra pas s’en tenir à cette simple connaissance des premiers éléments ; il lui prendra infailliblement une grande curiosité de savoir davantage une chose qui lui plaît. On le verra bientôt après pousser plus avant les lumières qu’il aura acquises te par conséquent il demeurera peu de temps dans cet état dangereux et redoutable qu’on appelle la demi-science.

Mais la seconde réponse, qui n’est pas moins importante, est que sûrement cette demi-science de l’honnête jardinier, s’il faut la nommer ainsi, vaut beaucoup mieux, fondée comme elle est sur de bons principes, que la fausse imagination de savoir des jardiniers ordinaires ; il n’est que trop vrai que rarement se trouve-t-il parmi eux autre chose qu’une ignorance présomptueuse et babillarde, si on peut aisément parvenir à voir clair là-dedans, et à se mettre au-dessus de tant de faux raisonnements qu’on serait obligé d’essayer, et par conséquent éviter beaucoup de chagrins et avoir beaucoup de plaisirs.

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