André Thevet, Les Singularités de la France Antarctique

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Chapitre LVIII. « Comme les sauvages exercent l’agriculture et font jardins d’une racine nommée Manibot, et d’un arbre qu’ils appellent Peno-absou »

Nos Amériques en temps de paix n’ont guère autre métier ou occupation qu’à faire leurs jardins, ou bien, quand le temps le requiert, ils sont contraints d’aller à la guerre. Vrai est qu’aucuns font bien quelques trafics, comme nous avons dit ; toutefois la nécessité les contraint tous de labourer la terre pour vivre, comme nous autres de par-deçà. Et suivent quasi la coutume des anciens, lesquels, après avoir enduré et mangé les fruits provenant de la terre sans aucune industrie de l’homme, et n’étant suffisant pour nourrir tout ce qui vivait dessus terre, leur causèrent rapines et envahissements, s’appropriant un chacun quelque portion de terre, laquelle ils séparaient par certaines bornes et limites ; et dès lors commença entre les hommes l’état populaire et des républiques. Et ainsi ont appris nos sauvages à labourer la terre, non avec bœufs ou autres bêtes domestiques, soit lanigères ou d’autres espèces que nous avons par-deçà, car ils n’en ont point, mais avec la sueur et le labeur de leur corps, comme l’on fait en d’autres provinces. Toutefois ce qu’ils labourent est bien peu, comme quelques jardins loin de leurs maisons et villages environ de deux ou trois lieues, où ils sèment du mil seulement pour tout grain ; ai bien plantent quelques racines. Ce qu’ils recueillent deux fois l’an, à Noël, qui est leur été, quand le soleil est au Capricorne ; et à la Pentecôte. Ce mil donc est gros comme pois communs, blanc et noir ; l’herbe qui le porte est grande en façon de roseaux marins.

Or la façon de leur jardins est telle. Après avoir coupé sept ou huit arpents de bois, ne laissant rien que le pied, à la hauteur par aventure d’un homme, ils mettent le feu dedans pour brûler et bois et herbe à l’entour, et le tout c’est en plat pays. Ils grattent la terre avec certains instruments de bois ou de fer, depuis qu’ils en ont eu connaissance ; puis les femmes plantent ce mil et racines qu’ils appellent hétich, faisant un pertuis en terre avec le doigt, ainsi que l’on plante les pois et fèves par-deçà. D’engraisser et amender la terre, il n’en ont aucune pratique, joint que de soi elle est assez fertile, n’étant aussi lassée de culture, comme nous la voyons par-deçà. Toutefois c’est chose admirable qu’elle ne peut porter notre blé ; et moi-même en ai quelquefois semé (car nous en avions porté avec nous) pour éprouver, mais il ne put jamais profiter. Et n’est mon avis le vice de la terre, mais de je ne sais quelle petite vermine qui le mange en terre ; toutefois ceux qui sont demeurés par-delà pourront avec le temps en faire plus sûre expérience. Quant à nos sauvages, il ne se faut pas trop émerveiller s’ils n’ont eu connaissance de blé, car même en notre Europe et autres pays, au commencement les hommes vivaient des fruits que la terre produisait d’elle-même sans être labourée. Vrai est que l’agriculture est fort ancienne, comme il appert par l’Ecriture ; ou bien si dès le commencement ils avaient la connaissance du blé, ils ne le savaient accommoder à leur usage.

Diodore écrit que le premier pain fut vu en Italie, et l’apporta Isis, reine d’Egypte, montrant à moudre le blé et cuire le pain ; car auparavant ils mangeaient les fruits tels que Nature les produisait, soit que la terre fût labourée ou non. Or, que les hommes universellement en toute la terre aient vécu de même que les bêtes brutes, c’est plutôt fable que vraie histoire ; car je ne vois que les poètes qui aient été de cette opinion, ou bien quelques autres les imitant, comme vous avez en Virgile au premier de ses Géorgiques ; mais je crois trop mieux l’Ecriture sainte qui fait mention du labourage d’Abel et des offrandes qu’il faisait à Dieu.

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