Saint-Simon, Mémoires

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Louis XIV à Marly

Louis XIV à Marly Le Roi, lassé du beau et de la foule, se persuada qu’il voulait quelquefois du petit et de la solitude. Il chercha autour de Versailles de quoi satisfaire ce nouveau goût. Il visita plusieurs endroits, il parcourut les coteaux qui découvrent Saint-Germain et cette vaste plaine qui est au bas, où la Seine serpente et arrose tant de gros lieux et de richesses en quittant Paris. On le pressa de s’arrêter à Luciennes, où Cavoye eut depuis une maison dont la vue est enchantée ; mais il répondit que cette heureuse situation le ruinerait, comme il voulait un rien, il voulait aussi une situation qui ne lui permit pas de songer à y rien faire. Il trouva derrière Luciennes un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessible par ses marécages, sans aucune vue, enfermé de collines de toutes parts, extrêmement à l’étroit, avec un méchant village sur le penchant d’une de ces collines qui s’appelait Marly. Cette clôture sans vue, ni moyen d’en avoir, fit tout son mérite. L’étroit du vallon où on ne se pouvait étendre y ajouta beaucoup. Il crut se choisir un ministre, un favori, un général d’armée. Ce fut un grand travail que dessécher ce cloaque de tous les environs qui y jetaient leurs voiries, et d’y rapporter des terres. L’ermitage fut fait. Ce n’était que pour y coucher trois nuits, du mercredi au samedi deux ou trois fois l’année, avec une douzaine au plus de courtisans en charges les plus indispensables. Peu à peu l’ermitage fut augmenté ; d’accroissement en accroissement, les collines taillées pour y faire place et y bâtir, et celle du bout largement emportée pour donner au moins une échappée de vue fort imparfaite. Enfin, en bâtiments, en jardins, en eaux, en aqueducs, en ce qui est si connu et si curieux sous le nom de machine de Marly, en parcs, en forêt ornée et renfermée, en statues, en meubles précieux, Marly est devenu ce qu’on le voit encore, tout dépouillé qu’il est depuis la mort du Roi : en forêts toutes venues et touffues qu’on y a apportées en grands arbres de Compiègne, et de bien plus loin sans cesse, dont plus des trois quarts mourraient et qu’on remplaçait aussitôt ; en vastes espaces de bois épais et d’allées obscures, subitement changées en immenses pièces d’eau où on se promenait en gondoles, puis remises en forêts à n’y pas voir le jour dès le moment qu’on les plantait (je parle de ce que j’ai vu en six semaines) ; en bassins changés cent fois ; en cascades de même à figures successives et toutes différentes ; en séjours de carpes ornés de dorures et de peintures exquises, à peine achevées, rechangées et rétablies autrement par les mêmes maîtres, et cela une infinité de fois. Cette prodigieuse machine dont on vient de parler, avec ses immenses aqueducs, ses conduites et ses réservoirs monstrueux, uniquement consacrée à Marly sans plus porter d’eau à Versailles. C’est peu dire que Versailles tel qu’on l’a vu n’a pas coûté Marly. Que si on ajoute les dépenses de ces continuels voyages, qui devinrent enfin au moins égaux aux séjours de Versailles, souvent presque aussi nombreux, et tout à la fin de la vie du Roi le séjour le plus ordinaire, on ne dira point trop sur Marly seul en comptant par milliards. Telle fut la fortune d’un repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles uniquement choisi pour n’y pouvoir dépenser. Tel fut le mauvais goût du Roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne put émousser.


La mort de Le Nôtre

Le Nôtre mourut presque en même temps, après avoir vécu quatre-vingt-huit ans dans une santé parfaite, sa tête et toute la justesse et le bon goût de sa capacité ; illustre pour avoir le premier donné les divers dessins de ces beaux jardins qui décorent la France, et qui ont tellement effacé la réputation de ceux d’Italie, qui en effet ne sont plus rien en comparaison, que les plus fameux maîtres en ce genre viennent d’Italie apprendre et admirer ici. Le Nôtre avait une probité, une exactitude et une droiture qui le faisait estimer et aimer de tout le monde. Jamais il ne sortit de son état ni ne se méconnut, et fut toujours parfaitement désintéressé. Il travaillait pour les particuliers comme pour le Roi, et avec la même application, ne cherchait qu’à aider la nature, et à réduire le vrai beau aux moins de frais qu’il pouvait. Il avait une naïveté et une vérité charmante. Le Pape pria le Roi de le lui prêter pour quelques mois ; en entrant dans la chambre du Pape, au lieu de se mettre à genoux, il courut à lui : « Eh ! bonjour, lui dit-il, mon Révérend Père, en lui sautant au col, et l’embrassant et le baisant des deux côtés ; eh ! que vous avez bon visage, et que je suis aise de vous voir, et en si bonne santé ! »Le Pape, qui était Clément X Altieri, se mit à rire de tout son cœur ; il fut ravi de cette bizarre entrée et lui fit mille amitiés. A son retour, le Roi le mena dans ses jardins de Versailles, où il lui montra ce qu’il y avait fait depuis son absence. A la Colonnade, il ne disait mot ; le Roi le pressa d’en dire son avis : « Eh bien ! Sire, que voulez-vous que je vous dise ? D’un maçon que vous avez fait un jardinier (c’était Mansart) ; il vous a donné un plat de son métier. » Le Roi se tut, et chacun sourit ; et il était vrai que ce morceau d’architecture, qui n’était rien moins qu’une fontaine, et qui la voulait être, était fort déplacé dans un jardin. Un mois avant sa mort, le Roi, qui aimait à le voir et à le faire causer, le mena dans ses jardins, et, à cause de son grand âge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs roulaient à côté de la sienne ; et Le Nôtre disait là : « Eh, mon pauvre père, si tu vivais et que pusses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie. » Il était intendant des bâtiments et logeait aux Tuileries, dont il avait soin du jardin, qui est de lui, et du palais. Tout ce qu’il a fait est encore fort au-dessus de tout ce qui a été fait depuis, quelque soin qu’on ait pris de l’imiter et de travailler d’après lui le plus qu’il a été possible. Il disait des parterres qu’il n’étaient que pour les nourrices qui, ne pouvant quitter leurs enfants, s’y promenaient des yeux et les admiraient du second étage. Il y excellait néanmoins, comme dans toutes les parties des jardins ; mais il n’en faisait aucune estime, et il avait raison, car c’est où on ne se promène jamais.

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