Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Chapitre XIII : « Des arbres, herbes, racines et fruits exquis que produit la terre du Brésil »

Colloque de l’auteur et d’un sauvage montrant qu’ils ne sont si lourdauds qu’on les estimait

" Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire, bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux, qui sur cela me fit telle demande : Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin quérir du bois pour vous chauffer ? n’en y a-t-il point en votre pays ? A quoi lui ayant répondu que oui, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain : Voire, mais vous en faut-il tant ? Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (m’accommodant toujours à lui parler des choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’avez jamais vues par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre dit, Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef, Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? A ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs, ou plus prochains parents. Vraiment, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud) à cette heure connais-je que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourri les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela. Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai oui de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain. Partant outre que cette nation, que nous estimons barbare, se moque de bonne grâce de ceux qui au danger de leur vie passent la mer pour aller quérir du bois de Brésil afin de s’enrichir, encore y a-t-il que quelque aveugle qu’elle soit, attribuant plus à nature et à la fertilité de la terre que nous ne faisons à la puissance et à la providence de Dieu, elle se lèvera au jugement contre les rapineurs, portant le titre de Chrétiens, desquels la terre de par-deçà est aussi remplie, que leur pays en est vide, quant à ses naturels habitants. Par quoi suivant ce que j’ai dit ailleurs, que les Toüoupinambaoults haïssent mortellement les avaricieux, plût à Dieu qu’à fin qu’ils servissent déjà de démons et de furies pour tourmenter nos gouffres insatiables, qui n’ayant jamais assez ne font ici que sucer le sang et la moelle des autres, il fussent tous confinés parmi eux. Il fallait qu’à notre grande honte, et pour justifier nos sauvages du peu de soin qu’ils ont des choses de ce monde, je fisse cette digression en leur faveur.

[...]

Voilà, non pas tout ce qui se pourrait dire des arbres, herbes et fruits de cette terre du Brésil, mais ce que j’en ai remarqué durant environ un an que j’y ai demeuré. Sur quoi, pour conclusion, je dirai que tout ainsi que j’ai ci-devant déclaré qu’il n’y a bêtes à quatre pieds, oiseaux, poissons, ni animaux en l’Amérique, qui en tout et par tout soient semblables à ceux que nous avons en Europe : qu’aussi, selon que j’ai soigneusement observé en allant et venant par les bois et par les champs de ce pays-là, excepté ces trois herbes : à savoir du pourpier, du basilic, et de la fougère, qui viennent en quelques endroits, je n’y ai vu ni arbres, herbes, ni fruits qui ne différassent des nôtres. Par quoi toutes les fois que l’image de ce nouveau monde, que Dieu m’a fait voir, se représente devant mes yeux : et que je considère la sérénité de l’air, la diversité des animaux, la variété des oiseaux, la beauté des arbres et des plantes, l’excellence des fruits : et bref en général les richesses dont cette terre du Brésil est décorée, incontinent cette exclamation du Prophète au Psaume 104, me vient en mémoire :

O Seigneur Dieu que tes œuvres divers
Sont merveilleux par le monde univers :
O que tu as tout fait par grand sagesse !
Bref, la terre est pleine de ta largesse.

Ainsi donc, heureux les peuples qui y habitent, s’ils connaissaient l’auteur et Créateur de toutes ces choses : mais au lieu de cela je vais traiter des matières qui montreront combien ils en sont éloignés.

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