Situation d’Yves Bonnefoy dans la poésie d’après 1945

, par ANDRIOT-SAILLANT Caroline, Université de Clermont-Ferrand

I. Yves Bonnefoy et la modernité poétique

L’héritage de la poésie moderne de la deuxième moitié du XIXème siècle

La poésie d’après 1945 est l’héritière des grandes interrogations soulevées par la poésie moderne de la deuxième moitié du XIXème siècle : la question de la représentation, la question du sujet poétique et du lyrisme, la question du langage poétique. La position des poètes du XXème siècle se définit selon ces trois axes indissociables.

Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé opèrent la rupture de l’illusion mimétique attachée à l’évocation poétique. Baudelaire définit la poésie en termes de « sorcellerie évocatoire ». Le « Je est un autre » de Rimbaud rend l’identité du sujet poétique est indécidable ou énigmatique. La poésie ne consiste plus dans l’expression immédiate de l’âme du poète comme chez Romantiques. Dans les Illuminations, les visions poétiques se fondent sur l’alliance des contraires, le choix de l’art, et la vision se donne comme mystérieuse et fugitive. Hugo Friedrich parle d’ « irréalité sensible » chez Rimbaud (Structure de la poésie moderne). Chez Mallarmé, le langage poétique doit se quintessencier en une suggestion de l’idée.

L’héritage de la poésie surréaliste

La poétique surréaliste de l’image constitue une interprétation de la modernité : elle donne un sens psychanalytique au « je est un autre », et l’image comme « rencontre inopinée » épaissit le mystère des êtres et des choses, du rapport au monde.

Yves Bonnefoy intègre l’intuition radicalement anti-rationnelle du surréalisme : il la découvre dans la Petite anthologie du surréalisme de Georges Hugnet en 1941. Son premier recueil Le cœur-espace relève de l’esthétique surréaliste. La figure maternelle est déjà présente déformée par le prisme du fantasme oedipien. A son arrivée à Paris, Yves Bonnefoy fonde une revue surréaliste, La Révolution la Nuit, il rencontre Breton en 1946. Mais il reste à distance du groupe. Il rejette le goût pour la magie qui est la marque du surréalisme de cette époque. A veille de l’exposition de 1947, il refuse de signer le manifeste Rupture inaugurale. Il rejette la notion de surréel au profit du réel, comme il rejette tout ce qui éloigne le monde.

Influences et distances : l’élaboration de la poétique de Bonnefoy

Contre ce qui éloigne le monde dans une relation obscure et inconsciente à lui et qui s’exprimerait sans contrôle, Bonnefoy élabore une poétique de la présence

Il rejette ce qui éloigne le monde dans une relation obscure et inconsciente à lui et qui s’exprimerait sans contrôle. Dans les Entretiens sur la poésie (p. 73-74), il associe la poésie à une « intensification de la conscience et de la parole ». Cette formule répond à une exigence de clarté. N’oublions pas qu’Yves Bonnefoy a d’abord reçu une formation mathématique et philosophique. En 1941, il passe un baccalauréat de mathématiques et de philosophie au Lycée Descartes à Tours. Il entre ensuite en classe de mathématiques supérieures au lycée Descartes.

Yves Bonnefoy interprète comme une dévalorisation du monde réel la manière dont le surréalisme investit les choses et les êtres d’un mystère irrationnel. Dans les Entretiens sur la poésie (« Entretien avec John E. Jackson » p. 73-74), il écrit :

« Je dirais maintenant qu’il n’y a pas de réel et de surréel, l’un que structure et que surestime la science, et l’autre qui la déborde de ses caractères irrationnels, seulement perceptibles par l’œil sauvage - cela reviendrait à mépriser la table sur laquelle j’écris, la pierre informe dans les ravins, au profit du ménure-lyre - mais de la présence, parfois, face aux signifiés transitoires de la pensée conceptuelle. »

Il élabore la notion de « présence » et vise une poésie capable de retisser dans le langage une intuition de la présence immédiate des êtres et des choses. La poésie doit restaurer un sentiment d’unité.

Contre ce qui éloigne le monde dans l’art, dans un jeu de langage qui soit pure magie verbale, Bonnefoy élabore une poétique ontologique

Yves Bonnefoy rejette ce qui éloigne le monde dans l’art, dans un jeu de langage qui soit pure magie verbale comme les Illuminations. Dans son livre sur Rimbaud de 1961 (Seuil), il évoque la « soif ontologique » de Rimbaud, que manifeste sa révolte contre le langage bourgeois des « assis », des bien-pensants et des bigots. A la formule de l’ « alchimie verbale », Yves Bonnefoy préfère les poèmes de 1872, leur travail sur le vers impair et certains thèmes comme la soif d’une eau régénératrice : « Larme » (dernière strophe) :

« L’eau des bois se perdait sur des sables vierges
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...
Or tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages,
Dire que je n’ai pas eu souci de boire ! »

Le vers impair (ici hendécasyllabe, comme le début de « Dans le leurre des mots) crée dans l’alexandrin une faille où une vérité humaine comme celle de la finitude peut se dire, et une musicalité qui ne repose pas sur la régularité classique.

Contre ce qui éloigne le monde dans la détresse, Bonnefoy élabore une poétique de l’espérance qui se fonde sur une présence concrète au monde : importance de la « terre », de la mort et de la finitude comme « être-au-monde »

Yves Bonnefoy rejette ce qui éloigne le monde dans la détresse (le mot apparaît à la p. 35 des Planches courbes) : cette espérance relève de la foi (dimension spirituelle non religieuse) et s’établit sur fond de désarroi. L’expérience première est celle de l’éloignement de l’être dans le discours conceptuel abstrait, dans l’art et le sentiment de la fragilité, la finitude. Les premiers recueils, Anti-Platon (1947), Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) et Hier régnant désert (1958), expriment la désolation qui résulte d’un langage déserté par la présence concrète du monde, déploient le théâtre du monde réel comme monde de la finitude. Mais ils dessinent l’horizon d’un « vrai lieu » toujours nommé « terre », « terre des salamandres » dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve, « Terre d’aube » dans Hier régnant désert. La « terre » est toujours la promesse de la poésie dans les Planches courbes, le mot apparaît dans « Dans le leurre des mots » au début du poème et à la page 78. Yves Bonnefoy partage avec Baudelaire intuition fondatrice de la mort comme vérité de notre être-au-monde, Baudelaire qui est d’après lui est l’inventeur de la mort en poésie. Il partage les intuitions fondamentales de Mallarmé mais rejette sa quête d’un absolu idéal émanant d’un pur système verbal excluant le hasard. Le hasard chez Yves Bonnefoy est précisément la manifestation de la finitude, la vérité de notre être au monde, qu’il faut exprimer. L’exclure reviendrait à abolir tout espoir de faire surgir le lien à l’autre dans les mots.

II. Yves Bonnefoy et la poésie d’après 1945

Certes le langage poétique n’a pas de pouvoir immédiatement mimétique mais il peut renouer un lien avec le monde qui ait du sens. Telle est la visée transitive du langage poétique selon Yves Bonnefoy. Cette définition peut être confrontée à quelques grandes tendances de la poésie française après 1945.

La poésie du réel

Le « nouveau réalisme poétique » (formule de Gaëtan Picon, 1947) s’enracine dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale comme tentative pour sauver un monde en destruction. Il s’agit de retourner à la réalité la plus humble et la plus élémentaire. Cette poésie est née d’une défiance à l’égard des rêves surréalistes d’enchantement poétique du monde, qui se sont révélés vains.

A partir des années 40 et l’Ecole de Rochefort

A partir des années 40 et l’Ecole de Rochefort (fondée en 1941), chez Jean Follain (Usage du temps, 1943), Guillevic, (Terraqué, 1942), « le réel est traqué » (formule de Jean-Marie Gleize) : le poème est un instantané où les choses, le monde dans sa dimension concrète émergent tout à coup dans les mots. Cette poésie se caractérise par le refus des images et du lyrisme, la simplicité de la syntaxe et l’éloignement du sens : elle se tourne vers le silence des choses. C’est une poésie à la fois contemplative, nominative et sensorielle.

 Comparaison avec Yves Bonnefoy : son attention se porte également vers le monde naturel et les choses de la vie quotidienne et il tente de restaurer un rapport simple au monde éprouvé dans l’enfance (c’est particulièrement vrai de la section « La pluie d’été »). Mais sa poésie ne met pas en œuvre une disparition élocutoire dans les choses : la fusion avec le réel fait naître le vertige d’un non-sens, tandis que la poésie d’Yves Bonnefoy est en quête d’un sens partageable. Elle cherche une syntaxe du sens dans ces signes et les images. Elle interroge le sens de notre rapport au monde, à travers de grands pôles d’évidence dans l’élémentaire : l’arbre, la pierre,... mais aussi : la fragilité du réel. Le réel n’est pas donné comme présent, la présence est l’horizon du langage poétique. Dans Pierre écrite (1965), la parole poétique se définit comme épitaphe. On en retrouve la trace dans les poèmes « Une pierre » des Planches courbes. C’est dans cette perspective que le rêve d’intimité se déploie, dans les images de plénitude, de vie simple et sensuelle, dont on trouve quelques échos dans « La pluie d’été ».

La poésie des choses et du monde naturel

La poésie des choses et du monde naturels s’inscrit dans perspective philosophique existentielle et ontologique, qui élargit les matériaux de la poésie au mythe et à l’imaginaire archétypal. Bonnefoy a été un étudiant de Bachelard. La question ontologique sous-tend l’interrogation de l’ici : Yves Bonnefoy se situe dans le sillage de Saint-John Perse (1887-1975) (Eloges, 1907 publié en 1911), René Char (1907-1988), André Frénaud (1907-1993).

La poésie des choses et du monde naturel : Saint-John Perse

Citons Saint-John Perse (« Allocution au banquet Nobel du 10 décembre 1960 », qui se trouve dans l’édition de Amers en poésie / Gallimard). La poésie a une visée transitive : « si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même ». La poésie est « mode de connaissance ». Le refus de la pure recherche esthétique est lié à une dimension humaniste : Saint-John Perse évoque la « Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique... Fidèle à son office, qui est l’approfondissement du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique ». Il s’agit de « hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles » : la poésie engage la question du salut. Le texte de Saint-John Perse témoigne d’une conscience de la détresse de l’humanité occidentale contemporaine prisonnière des sociétés mercantiles et des idéologies : « par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Etre ».

 Comparaison avec Yves Bonnefoy : La poésie d’Yves Bonnefoy est proche de celle de Saint-John Perse : l’écriture qui vise l’Etre est une écriture matérielle, cosmique, et mythique. Yves Bonnefoy lui rend hommage dans l’essai « L’illumination et l’éloge », 1965, repris dans La Vérité de parole et autres essais. Mais chez Yves Bonnefoy, le mot « leurre » manifeste une plus grande méfiance vis-à-vis du langage. La poésie d’Yves Bonnefoy pose toujours en même temps son déni. Elle est toujours en quête, dans l’inachevé. Le flot épique de Saint-John Perse en est absent, de même que la forme ample du verset. La forme ample du poème de Dans le leurre du seuil 1972 se développe sur un mode plus heurté. Et ce recueil fait apparaître deux motifs majeurs dans la poésie d’Yves Bonnefoy : la figure de Charon et le fleuve. Ces motifs cristallisent la méditation sur la traversée d’un seuil, obstacle du langage, de nos craintes, du temps vécu comme pure destruction. « Dans le leurre des mots » poursuit cette méditation.

La poésie des choses et du monde naturel : René Char

René Char : Yves Bonnefoy partage avec lui l’exigence éthique, le choix de l’ici et de la réalité : Dans le poème du recueil Les matinaux, « Qu’il vive ! » (1950), René Char écrit : « Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains ». On peut rapprocher cette phrase d’Anti-Platon (1947) : « Toutes choses d’ici, pays de l’osier, de la robe, de la pierre : c’est-à-dire : pays de l’eau sur les osiers et les pierres, pays des robes tachées ». René Char rompt avec le surréalisme dans les années 30, qu’il accuse de méconnaître la réalité. La poésie, lorsqu’elle se réalise, est aphorisme fulgurant de l’expérience du « grand réel ». Comme Yves Bonnefoy, René Char est attaché à la beauté d’un monde modeste, souvent naturel, vers lequel la poésie accomplit un « retour amont » (1966) qui est une quête, un dépouillement vers l’essentiel. Citons En trente-trois morceaux (1956) : « Laisse-moi me convaincre de l’éphémère qui enchantait hier ses yeux ».

 Comparaison avec Yves Bonnefoy : la poésie d’Yves Bonnefoy n’est pas généralement quête dans la fulgurance mais déploiement sans cesse répété, sous forme de variations et de modulations des mêmes thèmes, d’une trajectoire. Les formes sont plus amples. Le rapport extatique à l’Un est posé comme impossible chez Yves Bonnefoy, même dans la fulgurance aphoristique : s’il existe bien chez Yves Bonnefoy un régime « théologico-poétique », il relève de ce que lui-même appelle une « théologie négative ». La référence commune à Heidegger n’a donc pas le même sens : la fonction de la poésie est de donner à l’homme d’ « habiter en poète » (Hölderlin). Mais chez Yves Bonnefoy la réalité de la finitude éloigne indéfiniment le retour des dieux, et même la présence d’un sacré immanent. Il conteste le fondement immédiat de l’être dans la nomination. Chez Char, la poésie se révèle à elle-même lorsqu’elle s’accomplit en parole épiphanique. La conception d’Yves Bonnefoy est plus proche de l’Ouvert rilkéen, comme avènement non conceptualisable du monde dans une parole en quête d’unité et l’identification de la poésie à l’Ouvert situe le poète sur le seuil de la vie et de la mort. La référence philosophique majeure de Bonnefoy est plutôt Kierkegaard, chez qui il retrouve la valeur de l’Unique, de la contingence et du particulier. Il a préparé sous la direction de Jean Wahl, auteur des Etudes kierkegaardiennes, un diplôme d’études supérieures sur Baudelaire et Kierkegaard.

Les poètes de l’Ephémère contre le choix du langage comme fin

Bonnefoy est plus proche de certains poétes nés comme lui dans les années 20 : André du Bouchet, Jaccottet, Jules Supervielle, Jean Follain

Yves Bonnefoy est plus proche de certains poètes nés comme lui dans années 20 (Yves Bonnefoy est né en 1923) : André du Bouchet né en 1924, Jaccottet né en 1925, Jacques Dupin né en 1927. Jaccottet appartient au cercle des écrivains de la NRF avec Jules Supervielle et Jean Follain. Leur œuvre est traversée par la conscience aiguë de la faille entre le langage et le réel. Le rapport au langage est toujours ambivalent : la poésie trouée par le silence, la crise de confiance, la mise en suspens. Mais c’est dans la faille que le réel peut advenir, en dehors des réseaux de significations déjà constitués. Cette faille apparaît sous différentes formes chez ces poètes : l’écriture d’André du Bouchet est très ajourée, les mots sont écartés sur la page, (Dans la chaleur vacante, 1959, L’Ajour, 1998), ils sont parfois séparés par des tirets ou des points de suspension. C’est le signe d’un rapport éphémère au monde dans le langage, qui réside essentiellement dans le silence, et d’une possibilité pour les silences de résonner de l’indicible. Comme chez Jaccottet, la marche exprime cette quête d’un monde en fuite. La poésie de Jaccottet vise l’épiphanie du fugitif. Elle se produit dans le paysage naturel, mais la hantise du temps efface les signes. Le poète lui-même s’efface dans un demi-ton, une rhétorique de la simplicité : le titre Paysage avec figures absentes (1970) renvoie au poème lui-même. Le poète est L’Ignorant (1958).

La réaction d’Yves Bonnefoy à la poésie textuelle et expérimentale

Les années 60 voient la création de l’Oulipo (1960), qui instaure la contrainte formelle (et non l’inspiration) comme ressort de la création poétique. Elles voient aussi la fondation de la revue Tel quel. La définition que Jakobson donne de la poésie prédomine : en poésie, l’accent est mise sur la forme de l’énoncé, ses structures syntaxiques, sonores,... C’est la remise en cause de l’expression lyrique, du pouvoir mimétique et transitif du langage. Autour de la personnalité de Ponge, perçu essentiellement comme un poète poéticien, naît un vaste mouvement dans les années 55-60, pour une poésie poéticienne et anti-lyrique, anti-sentimentale (Ponge dénonce le « cancer romantico-lyrique) ». Ponge est associé à la mouvance de Tel Quel (disparue en 1982), qui introduit en France les méthodes d’analyse formelle et structurale. Les personnalités dominantes de cette mouvance sont Denis Roche (« La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas »), Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset. Le groupe de poètes réunis dans revue TXT (1969-1993) se rattacha quelques années à l’esprit de Tel Quel, notamment Christian Prigent. La mouvance de la poésie littérale qui se forme dans ces années-là se poursuit jusqu’aujourd’hui.

La revue L’Ephémère (1967-1972) est créée en réaction aux postulats de ces mouvances. Yves Bonnefoy la fonde avec André du Bouchet, Louis-René des Forêts et Gaëtan Picon, rejoints plus tard par Paul Celan, Michel Leiris et Jacques Dupin. La revue reçoit les contributions de Claude Esteban, de Philippe Jaccottet, et de Ponge (« Nioque de l’avant-printemps » de Ponge, dont la poésie vise une récréation du monde dans le langage, une cosmogonie qui permettrait à l’homme de ressaisir les choses dans un code remotivé.). Citons la prière d’insérer rédigée par Bonnefoy pour le premier numéro, où il affirme de manière radicale le caractère transitif de la poésie : « L’EPHEMERE a pour origine le sentiment qu’il existe une approche du réel dont l’œuvre poétique est seulement le moyen. En d’autres mots : il ne faut pas consentir à réduire l’œuvre [...] à la nature d’un objet, où cet au-delà se dérobe ». En 1974, la revue Argile animée par Claude Esteban prend le relais de L’Ephémère.

Les planches courbes et le renouveau du lyrisme

Bonnefoy et le renouveau du lyrisme

La poésie d’Yves Bonnefoy s’inscrit dans la lignée d’une poésie ontologique pensante : « Que ce monde demeure » « Dans le leurre des mots » et « L’encore aveugle » se situent pleinement dans cette perspective ouverte par la phrase de Hölderlin « L’homme habite poétiquement » commentée par Heidegger dans « Hölderlin et l’essence de la poésie » (1936, repris dans Approche de Hölderlin), première traduction française 1937. Mais cette poésie « pensante » s’allie à une modalité lyrique que le renouveau du lyrisme dans les années 80 en France et les travaux théoriques concomitants permettent de mieux définir. Il s’agit plutôt de poètes nés dans les années 30 : Jude Stéfan, dont la noirceur désespérée s’exprime à travers un travail formel de haute précision, Bernard Noël, Claude Esteban, Lionel Ray. Les trois mouvances définies par Jean-Claude Pinson (Habiter en poète) (poésie littérale, poésie philosophique et poésie lyrique, qui a été mise en sourdine) ne sont plus ressenties contradictoirement depuis les années 80. Olivier Cadiot et Pierre Alferi donnent pour titre au premier numéro de la Revue de littérature générale (mai 1995) : « La mécanique lyrique ». Le sujet fait retour après son évacuation par le structuralisme.

Yves Bonnefoy ne pose explicitement la question du sujet qu’en 1981 dans « La présence et l’image », alors que le « je » est présent depuis le début dans sa poésie (Entretiens sur la poésie p. 186) : « Que faire, autrement dit, pour qu’il y ait quelque sens encore à dire Je [...] ? ». La réponse est formulée ainsi : « tout en continuant d’étudier comment vie et dévie sans fin le signifiant dans le signes, il me semble qu’il faut chercher comment cet élan que nous sommes peut, dans la dérive des mots, s’affirmer pourtant comme une origine ». Le « je » s’affirme comme l’origine d’une parole émanant d’un élan de volonté, la volonté de dégager de la présence et de l’unité dans les mots.

Quelques figures du sujet lyrique dans Les Planches courbes

Voici quelques figures du sujet lyrique dans Les Planches courbes :

 L’écriture prend acte de la réalité multiple et fuyante du moi, dont les mots aggravent la dispersion. Le lyrisme de l’effusion du « moi » a été évacué de la poésie du XXème siècle. Il n’existe pas sujet lyrique préalable au poème mais celui-ci se crée dans et par le poème, selon des modes de figurabilité et des dispositifs d’énonciation. Il s’agit donc d’abord d’un lyrisme de la dépossession. Ex : « La maison natale ». Les souvenirs échappent ou appartiennent au rêve. La dépossession fonde le projet de constituer le poème en « maison natale » d’un « je » origine de la parole comme élan stable d’une volonté.

 L’unité du subjectif et de l’objectif grâce à la dépersonnalisation du « je » : le sujet de l’énonciation insituable ou fluctuant, circulation dans les voix poétiques : le nous, les poèmes « une voix ». Il n’y a pas d’épanchement lyrique notamment dans la première partie. Dans « La pluie d’été », le « nous » du premier poème du diptyque « Les rainettes, le soir » devient « ils » dans le deuxième. Le « je » et le « nous » sont au passé : ils font entendre une voix humaine indéterminée. La voix de la première personne est dépersonnalisée dans les poèmes intitulés « Une pierre » : elle est médiatisée par sa nature d’épitaphe. Ou la nature de souvenir de l’évocation : le lecteur hésite entre un référent diégétique de la première personne et un référent présent. Les deux sont insituables. Noter la modalité dépersonnalisée de la célébration de ce qui est : elle se fonde sur un effacement du moi qui rejoint l’expérience de la finitude. C’était déjà le cas dans Début et fin de la neige : La neige est le grand signe de cet effacement qui fait l’unité comme la neige couvre d’une couleur unie le monde. Dans « Le tout, le rien » : « Une façon de prendre, qui serait / de cesser d’être soi dans l’acte de prendre, / Une façon de dire, qui ferait / Qu’on ne serait plus seul dans le langage ». p. 140. De même, dans un poème de la première partie des Planches courbes p. 37 : « Un même effacement, / Désirer, prendre, / Presque de même poids / Etre, ne pas être ».

 L’unité de l’être au monde du je et du tu : le mouvement du don du poème est le gage de la générosité lyrique. Le destinataire lyrique, rôle de la place du Tu dans l’économie lyrique, a poésie lyrique comme adresse et comme don ont été analysés dans ce que Martine Broda nomme « la relation lyrique ». Mais dans cette relation chez Yves Bonnefoy, le « je » reste indispensable car il doit assumer seul son engagement dans les mots, il doit affronter seul le néant du monde dans les mots où il cherche à faire advenir l’être. Mais la relation au tu dans la parole est indispensable car le « tu » est l’origine de l’être. Voir « Une voix », p. 33.

 L’unité du langage et de l’expérience : nécessité d’enraciner la parole dans l’épaisseur d’une existence vécue, dans principe rilkéen de l’ « éprouvé ». Le sujet lyrique préserve la trace éthique de l’expérience existentielle. D’où affleurement de l’épaisseur autobiographique, même s’il s’agit d’allusions énigmatiques : le lyrisme se constitue sur la volonté maintenue d’outrepasser les bornes du moi privé tout en s’appuyant sur son expérience singulière.

La poésie se définit comme langage mis à l’épreuve de l’expérience, d’une vérité vécue qui cherche à se dire. Chez Bonnefoy, on remarque une inflexion du « je » à partir de Ce qui fut sans lumière et la genèse d’un « je » porteur d’expérience existentielle dans le travail des récits en rêve, à la première personne : entre 1975, date de publication de Dans le leurre du seuil, et 1987 : Ce qui fut sans lumière, aucun nouveau recueil en vers n’a été publié. Mais Yves Bonnefoy invente le genre du récit en rêve : publication de Rue Traversière, récits, en 1977 puis récits en rêves écrits dans les années 1980 publiés sous ce titre Récits en rêve au Mercure de France en 1987.ce qu’il nomme le « rêve » et le « souvenir » : dans Ce qui fut sans lumière, le recueil est encadré par des poèmes intitulés « Le souvenir » et « L’agitation du rêve ». La maison apparaît comme lieu d’émergence, en rêve, d’un matériau imaginaire autobiographique ou fantasmatique (comme dans « La maison natale ») : la maison de Valsaintes (V.) :

« L’épervier » p. 19 :

« Il y a nombre d’années,
A V.,
Nous avons vu le temps venir au-devant de nous
Qui regardions par la fenêtre ouverte
De la chambre au-dessus de la chapelle. »

Cf : « le grenier d’au-dessus l’église défaite » dans le poème X de « La maison natale ». une ancienne abbaye que le poète et son épouse ont entrepris de restaurer.

Début de Ce qui fut sans lumière , p. 11.

« Ce souvenir me hante, que le vent tourne
D’un coup, là-bas, sur la maison fermée.
C’est un grand bruit de toile par le monde,
On dirait que l’étoffe de la couleur
Vient de se déchirer jusqu’au fond des choses.
Le souvenir s’éloigne mais il revient,
C’est un homme et une femme masqués, on dirait qu’ils tentent
De mettre à flot une barque trop grande.
Le vent rabat la voile sur leurs gestes,
Le feu prend dans la voile, l’eau est noire,
Que faire de tes dons, ô souvenir,
Sinon recommencer le plus vieux rêve,
Croire que je m’éveille ? [...] »

Ici se forme un « je » plus personnel qui n’apparaît pas comme source d’un épanchement du « moi » mais comme témoin de l’incarnation, l’expérience du réel, l’épreuve du temps, dans laquelle se fonde la quête de l’être. Cet ancrage dans une réalité vécue bloque le déploiement de la fiction, de la rêverie, de l’image : la barque est une métaphore de ce rêve du langage qui se clôt sur des représentations de l’imaginaire dans 1ère strophe du poème V de « La maison natale » p. 87 :

« Or dans le même rêve
Je suis couché au plus creux d’une barque,
Le front, les yeux contre ses planches courbes
Où j’écoute cogner le bas du fleuve.
Et tout d’un coup cette proue se soulève,
J’imagine que là, déjà, c’est l’estuaire,
Mais je garde mes yeux contre le bois
Qui a odeur de goudron et de colle.
Trop vastes les images, trop lumineuses,
Que j’ai accumulées dans mon sommeil.
Pourquoi revoir, dehors,
Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre,
Je désire plus haute ou moins sombre rive. »

 La manifestation sonore de l’unité et de l’incarnation : le chant, le lyrisme comme modulation d’un chant. A la fois rythme et son : voir la théorie de Meschonnic dans Critique du rythme, où il définit le « sujet rythmique ». Il pense le rythme comme « organisation ou configuration du sujet dans son discours ».

Conclusion

Le recueil des Les Planches courbes est profondément situé dans la continuité d’une poésie du vingtième siècle marquée par une perspective philosophique. Mais s’affirme en même temps comme quête en dehors du langage conceptuel, dont seuls quelques mots s’intègrent à la parole poétique : celui de « beauté », de « vérité », lorsqu’il s’agit de redéfinir la visée poétique dans le recueil lui-même. Sa caractéristique est le refus constant de l’expérimentation littérale. Ce recueil se situe aussi dans le prolongement d’une inflexion inaugurée dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy et dans la poésie française dans les années 1980 et surtout 1990 et qui vise l’invention d’un nouveau lyrisme. Il s’agit d’une recherche en cours, ce dont témoigne la diversité formelle du recueil.

Quelques remarques sur la genèse du recueil

 Ordre chronologique des pré-publications :

  • deux poèmes de « Jeter des pierres » 1996
  • « L’encore aveugle » 1997
  • « Les planches courbes » 1998 avec 4 lithographies de Farhad Ostovani
  • « La pluie d’été » 1999
  • « A même rive » en bilingue italien 2000
  • « La voix lointaine » 2001.

 Pas de prépublication pour « Dans le leurre des mots » et « La maison natale » qui ont donc peut-être été conçus et écrits en dernier. La date des publications ne reflète pas nécessairement date de l’écriture. Mais on peut constater que les textes en prose et « L’encore aveugle », en vers libres, dépourvus de métrique, ont peut-être été écrits avant les parties en vers, et que « La voix lointaine », où culmine la poétique du chant, a été écrite en dernier.

 Le recueil ne présente pas les parties dans l’ordre de leur publication :la composition a fait l’objet d’une réflexion jusqu’à la dernière minute et ne relève pas d’une nécessité inflexible. Le travail de composition participe d’une recherche permanente et de l’ouverture du recueil. La composition témoigne d’un état de la recherche et de l’écriture qui se poursuit au-delà du recueil.

 Ce travail d’écriture poétique comme recherche ouverte se manifeste aussi à travers son dialogue avec d’autres langages : « A même rive » et « la voix lointaine » publiés dans des éditions bilingues en français et italien, qui font écho au grand travail de traducteur d’Yves Bonnefoy lui-même, de l’italien (des poèmes de Leopardi) et de l’anglais (« Ode au rossignol » de Keats citée dans le poème IX de « La maison natale »). Keats et Leopardi, quelques traductions nouvelles, Mercure de France 2000. Les prépublications témoignent d’un dialogue avec les arts : plusieurs eurent lieu sous la forme de livres avec des artistes. Comme les autres livres d’Yves Bonnefoy, celui-ci s’inscrit dans un dialogue incessant du poète avec les œuvres d’art aussi bien contemporaines que passées, et provenant d’horizons culturels variés : « L’encore aveugle » publié avec des peintures tantriques, le tantrisme étant une forme de l’hindouisme. Dialogue avec œuvres d’art du passé : la figure de Cérès qui apparaît dans le troisième poème des « chemins » et dans le poème XII de « La maison natale » est une réminiscence d’un tableau et d’une gravure inspirée d’Adam Elsheimer, auxquels il a consacré plusieurs essais, le dernier datant de 1992 : « Une Cérès à la nuit, d’Adam Elsheimer », repris dans Le Nuage rouge en folio.

 Dernier recueil : parution en 2003 de Bouche bée illustrations d’Alexandre Hollan.

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