Au Collège
Toutes les fonctions du monstre évoquées plus haut peuvent être abordées : la fonction narrative (en quoi il est nécessaire aux récits, à la construction de la figure héroïque, au notions de fondation, de civilisation - le « monstricide » comme ce qui fonde la culture ou la société - , dans les récits antiques (Odyssée, Les Métamorphoses) ou contemporains (La machine à explorer le temps, Le Monde perdu) ; mais aussi la fonction symbolique (morale, religieuse et/ou sexuelle) et cathartique (le mal, les pulsions négatives, le désordre, l’excès, la sauvagerie).
Des recherches par familles de monstres qui reprennent les fonctions de pénétration-séduction, de voration-castration, de « sémaphore moral » (signaler la bassesse ou la faire s’exprimer chez les autres) peuvent être proposées aux élèves via des Encyclopédies de monstres, des Dictionnaires mythologiques, des Sites Internet sur les montres et les mythes (voir bibliographie et sites Internet ci-après). A chaque fois, on pourra montrer que chaque figure peut se placer dans une grande famille (voir les trois ci-dessus, mais il en est d’autres), qui illustre une peur spécifique dans l’héritage culturel et religieux ou bien l’expérience individuelle de chacun. L’examen des images de monstres à travers le temps - image fixes ou animées - permettra de souligner encore mieux ces permanences, l’élaboration dans la continuité des figures monstrueuses depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours en passant par le moyen âge.
L’étude des documents scientifiques et des textes romanesques permettra de mettre en évidence la différence des types de textes mais aussi les passerelles nombreuses entre information, argumentation, narration. Le monstre brouille les pistes des types et tonalités, tant l’imaginaire déforme et force la simple relation des faits.
En Seconde
1. Mouvement littéraire et culturel du XIXè + le genre romanesque
L’élan scientifique au XIXème siècle, la figure du monstre et l’émergence de nouvelles formes romanesques qui combinent imaginaire et approche scientifique : le roman fantastique, le roman de merveilleux scientifique ou science-fiction : Mary Shelley, Stevenson, Verne, Wells...
La science joue en effet un rôle déterminant dans la conception des paradigmes monstrueux. De même que le monstre retrouve un regain de faveur lors de l’élan taxinomique du XIXème siècle - moment où naît plus officiellement la science tératologique - les Bestiaires du moyen âge sont déjà, à bien des égards, des tentatives de classifications pré-scientifiques du monde naturel, dans son exubérance et ses mystères révélateurs de la toute puissance divine. Science et monstre sont quelque part indissolublement liés, parce que le monstre continue de faire sens pour le scientifique, tout comme il faisait prodige (sens religieux) pour l’homme de l’Antiquité ou blasphème (sens démoniaque) pour l’homme médiéval. Ce sens pour le scientifique est seulement occasion d’introspection (l’hypothèse de l’inconscient s’opère aussi au XIXème siècle), ou il lui permet de tenter de percer les secrets de l’évolution, de se faire démiurge à son tour (la kyrielle de récits ou de films de monstres mutants fabriqués par un homme qui se prend pour Dieu, depuis la créature de Frankenstein jusqu’aux dinosaures génétiques de Crichton et Spielberg, en passant par l’araignée géante du film Tarantula).
2. Mouvement littéraire + étude des tonalités
Le monstre et l’épopée romantique
La littérature romantique, et notamment les oeuvres de Victor Hugo, témoignent d’un net intérêt pour le monstre, qui permet de remotiver l’épopée, soit à travers le combat titanesque que l’homme doit livrer contre les forces du mal (Galliath dans Les Travailleurs de la mer), soit par l’excès, le sublime, la démesure qui environne ou perfuse l’homme contrefait, carrefour et catalyseur d’actes monstrueux et grandioses (Quasimodo). Dans les deux cas, le monstre donne un sens démesuré à l’action humaine, il le positionne à l’aune de Dieu, de la Fatalité et signe sa fabuleuse destinée.
3. Séquences mixtes : mouvement littéraire et culturel du XIXè + étude des genres, des types et des tonalités
Ces séquences, que nous allons détailler, permettent d’utiliser la science comme courant de pensée culturel et littéraire. L’axe de l’objectivité supposée ou poursuivie permet de dégager et de faire sentir aux élèves les problématiques liées au genre, à la finalité des textes (les types) et aux tonalités. Le rapport plus ou moins équilibré entre science et fiction rend sensible les différences parfois subtiles qui existent entre narration-description- argumentation- information.
Exemple 1 : la figure de la pieuvre
(Les références des textes sont précisées dans l’article Monstre et intertextualité)
chez Hugo
Le chapitre II
Cet extrait est remarquable par son abondance d’images qui font du poulpe une figure emblématique de l’horreur. Le portrait commence une énumération qui évoque la taxinomie de Geoffroy Saint-Hilaire (information, description), puis il devient vite argumentatif (portrait moral = le blâme). Comparaisons et référents mythologiques abondent : l’Hydre, le Dragon, la Méduse, le vampire, le reptile, le Sphinx. La dimension métaphysique apparaît bientôt (« formes voulues du mal », « blasphèmes », « Satan »). Le monstre est ici assimilé au démon (chez Hugo, sa symbolique est encore médiévale). Le mouvement final d’élargissement aux mystères de l’inconnu, du cycle de la vie, convoque une angoisse sur la « bonté de Dieu ».
Le chapitre III
Il permet d’aborder la tonalité épique par le combat entre Gilliatt et le poulpe (images : « araignée : démon »). La façon qu’a la pieuvre de se tenir évoque Scylla chez Homère. Stigmatisation (blâme) : « traître », la bouche confondue avec l’anus.
Conclusion :
Pour Hugo, la pieuvre est encore un démon, malgré une ébauche d’approche scientifique. L’épopée, la narration l’emportent largement sur le propos objectif ou explicatif.
Comparaison avec Jules Verne, le célébre épisode du combat contre les Krakens dans 20.000 lieues sous les mers
A travers le dialogue du Pr Aronnax (un naturaliste), de Ned Land et de Conseil, on assiste à un portrait qui se veut objectif et précis (évocation d’abord de récits depuis l’Antiquité/dates précises avancées : 1861 + lieu exact). Cela annonce l’arrivée du vrai monstre qui est néanmoins présenté avec une certaine distance (la dimension légendaire est révoquée pour instaurer le monstre dans la réalité physique, concrète, scientifique) : « monstre horrible digne de figurer dans les légendes tératologiques ». Pour Verne, la caution scientifique prime et le merveilleux vient de la science elle-même (qui donne accès aux prodiges de la création). Il distingue donc avec précision calmar et poulpe et donne les dimensions exactes.
Toutefois quelques images apparaissent assez vite « comme les chevelures des Furies » (comment le propos romanesque entraîne l’image), puis le scientifique l’emporte à nouveau dans la description anatomique de l’animal : « bec corné/ trois coeurs », « étudier cet échantillon de céphalopode ».
Pour Nemo en revanche, (rapport entre un personnage et fonction épique), c’est une « vermine » : de fait, lorsqu’il s’agit de repousser l’attaque des monstres, la tonalité épique domine, et la didactique s’efface, le récit laisse place aux images. L’attaque en masse montre toutefois que Verne éprouve le besoin de suppléer par la quantité (une douzaine) à la dimension imaginaire du monstre tel que dépeint par Hugo.
Conclusion :
L’approche vernienne se veut scientifique, la mythologie est déjà moins développée, le goût taxinomique domine. L’approche spécifique au genre de la science-ficiton tient à ce mixte entre (pseudo) science et romanesque.
Comparaison avec H.G. Wells et ses Martiens de La Guerre des Mondes
Wells utilise dans l’extrait la figure horrifique du poulpe pour rendre ses Martiens plus terrifiants et repoussants : son approche demeure pseudo-scientifique (description méticuleuse, anatomique), puis il passe à un portrait moral (le blâme) par le biais du vampirisme de ces créatures qui est leur mode d’alimentation (permet d’observer la différence entre le traitement légendaire, fantastique ou surnaturel - la légende du vampire chez Bram Stoker - et l’approche par le merveilleux scientifique qui offre toujours une caution « physique » à l’extraordinaire). Le moral est ancré dans le physiologique (c’est ici l’importance du cerveau et l’atrophie des autres organes qui expliquent la cérébralité de ces créatures, leur froideur inhumaine et dépourvue d’affect). La symbolique hugolienne du poulpe (déjà un vampire) réapparait mais « laïcisée » dans une peinture qui se veut rationnelle (voir aussi le style journalistique de tout le roman wellsien).
Conclusion :
La science vient ici cautionner la monstruosité des Martiens, êtres cérébraux, calculateurs, rapaces, dans une explication faussement objective qui s’appuie sur les particularités de leur anatomie : c’est de la physiognomonie extraterrestre.
Comparaison avec un premier texte moderne : l’essai de Eric Joly et Pierre Affre
Le très long extrait proposé permet d’observer la distinction parfois infime entre argumentatif et explicatif. Après avoir cité Hugo qualifié de « génie et de délire », puis Homère, les auteurs veulent établir une partition entre fiction (les auteurs précédents) et réalité (leur propos) : « Dans la réalité.. ». Suivent des renseignement qui se prétendent précis, des noms latins, tout l’apanage, en bref, de l’objectivité savante (voir aussi connecteurs logiques) et les référents d’autorité (les plongeurs, Cousteau). A partir du « Et pourtant... » commence une nouvelle partie qui fait état de récits de marins et notamment de ceux de Pierre Denys de Montfort, naturaliste présenté comme déchu pour avoir osé affirmer l’existence du poulpe géant. Les auteurs prennent partie en sa faveur (« Quel crime avait commis ce malheureux... », « affirmation prémonitoire », « de nombreux scientifiques ») : l’argumentatif se trahit donc par toutes ces marques de jugement.
Conclusion :
Le propos se veut objectif et didactique (journalistique du moins), mais il est plus argumentatif qu’informatif.
Une dernière comparaison s’impose avec l’article sur le Kraken de Sciences et Avenir
Celui-ci démystifie le monstre et la thèse de Denys de Montfort comme personnage de savant maudit : explicatif et didactique, cette fois, ce texte permet de mesurer toute l’étendue parcourue des tonalités et des types de texte, depuis l’extrait hugolien, et de voir comme le mouvement culturel scientifique du XIXè siècle, se prolongeant sur le XXè permet un renouveau littéraire, depuis le romanesque jusqu’à l’essai.
Exemple 2 : science et tératologie humaine
(Les références des textes sont précisées dans l’article Monstre et intertextualité)
Cette séquence permet de montrer également comment, s’agissant du monstre, on passe d’un référent de type légendaire, médiéval et surnaturel à un référent scientifique mais toujours avec une dimension morale. La notion d’inconscient, qui correspond aux recherches et aux questionnements de la science de la fin du XIXème siècle appliquée à l’esprit humain, constitue l’axe d’un mouvement à la fois culturel et littéraire dont on pourra souligner l’émergence (Stevenson, Wells).
Les extraits de Notre-Dame de Paris
Le texte d’Hugo pourra être étudié comme le précurseur d’une nouvelle approche du monstre qui prend ses distances avec la symbolique médiévale et légendaire, tout en lui faisant encore une large place pour des raisons esthétiques (romantisme et sublime).
Plusieurs éléments peuvent être relevés qui animalisent le portrait de Quasimodo (la « grimace », les métaphores animales : « bosse de chameau », « vilain singe », le rapport au cyclope Polyphème), avec d’emblée aussi la stigmatisation démoniaque (« diable ») et aussi le contexte très médiéval d’aspect (Notre-Dame/ La Fête des fous = voir Bosch et Brueghel pour un parallèle iconographique). L’extrait où Quasimodo est fouetté cumule d’autres images animales. (à rapprocher du film King Kong, quand le primate géant, humain à bien des égards, est exposé à la fin du film, enchaîné, face à une foule hystérique)
Conclusion :
Hugo joue sur le paradoxe de la belle âme dans un corps monstrueux, le système d’inversion jouant aussi pour les moqueurs et la populace qui vilipendent le bossu : des monstres déguisés en êtres humains. Le référent symbolique reste profondément médiéval et surnaturel.
L’Ile du Docteur Moreau, de H.G. Wells
Cette narration haletante d’une humanité pathétique et terrifiante laisse ici dominer le grotesque. Le terme de monstre, de « dégoût » est utilisé mais on comprend à la fin du roman (deuxième extrait) que les vrais monstres sont les hommes qui ont fait ces créatures. L’épilogue met en évidence un doute sur l’humanité. Ces textes sont intéressants à étudier pour sensibiliser les élèves à l’influence d’une théorie scientifique sur la littérature : ici le darwinisme (« l’animal en nous » écrit Wells) - Wells fut un des auditeurs des conférences de Darwin sur sa théorie sur l’évolution des espèces et il ne cachait pas sa fascination pour celle-ci.
La notion d’inconscient qui devient familière fin XIXè remotive complètement à cette époque la vision de l’homme comme partie du règne animal (le parallèle est possible, pour une approche pré-scientifique de la question, avec l’extrait proposé de l’Odyssée : Circé transformant les compagnons d’Ulysse en fonction de leurs instincts cachés : porcs, lions ou chiens). Ce texte de Wells est à étudier conjointement avec deux autres : Dr Jekyll et Mister Hyde de Stevenson qui pose à travers l’idée d’un dédoublement du psychisme l’hypothèse de l’inconscient et un autre texte de Wells : La machine à explorer le temps qui imagine l’humanité scindée en deux « races » (toujours l’évolutionnisme darwinien) : les Morlocks cannibales et les dociles Elois. Ce dernier propos se doublant chez Wells d’une dimension politique (le socialisme wellsien) puisque les Morlocks sont les descendant des patrons qui dévorent les épigones des ouvriers, les Elois, claire métaphore.
Conclusion :
L’élan scientifiquequi s’exprime sur la compréhension du monde physique par un ensemble de découvertes s’exerce aussi sur l’esprit humain : la théorie de l’évolution darwinienne et l’hypothèse de l’inconscient freudien replacent l’animal au centre de la réflexion sur l’humain (et se mâtine d’une réflexion sur l’évolutionnisme social chez Wells). Ce mouvement culturel et donc aussi littéraire ne sera pas, du reste, à l’abri de déformations et d’égarements divers (par exemple la physiognomonie, mais un parallèle s’impose aussi avec les textes de Gobineau qui sont une mésinterprétation du darwinisme, et plus largement avec les théories racialistes et racistes de la fin du XIXème siècle qui récupèrent et déforment la notion « d’animalité » à des fins tendancieuses).
L’étude du registre pathétique
Il trouve aussi sa place à travers les oeuvres de Stevenson, de Moreau, et de Hugo. Mais on peut aussi penser à Kafka (La Métamorphose) et à Mary Shelley avec son Frankenstein.
Trois extraits de films sont particulièrement efficaces en parallèle, pour étudier à la fois le pathétique et le nouveau regard posé par la science sur le monstre :
– Elephant Man de David Lynch : la séquence où l’homme-éléphant est présenté à une assemblée de scientifiques est particulièrement riche. Elle montre à la fois combien la science a été indispensable pour que l’homme ne soit plus qualifié de « monstre », et en quoi donc elle a été co-fondatrice d’une éthique. En créant la tératologie, Geoffroy Saint-Hilaire (voir le livre de Jean-Louis Fischer sur ce sujet) empêche que l’individu soit traité de « monstre », ou pire encore de démon (la conception exposée et déjà révoquée par Hugo) : la notion d’anomalie (ici une neurofibromatose), de handicap remplace celle, pour l’homme, de « monstre ». Simultanément la séquence évoquée du film de Lynch prouve que la science, dans ses débuts tâtonnants n’est pas très loin encore de la baraque de foire où John Merrick était exposé et qu’elle ne respecte pas encore assez la dignité du patient.
– Un autre extrait particulièement édifiant de La Fiancée de Frankenstein de James Whale est celui où le « monstre » est accueilli par un vieil aveugle dans sa maison isolée dans la forêt. Cette séquence très pathétique permet de comprendre que le monstre est d’abord constitué par le regard posé sur lui : en effet on assiste dans ce passage à une socialisation touchante du monstre (accès au langage, à la culture via la musique, le fait de fumer ou de trinquer avec son ami), laquelle est brutalement interrompue dès que deux villageois égarés surgissent dans la cabane. Il leur suffit alors de dire « c’est le monstre » pour que celui-ci se révèle alors monstrueux : il se met à grogner et dans sa colère met le feu à la masure. Ce très beau passage peut être mis en perspective avec Hugo comme avec Stevenson ou Kafka : c’est le regard qui fait d’abord le monstre. On fera remarquer en passant que le pathétique n’est pas loin ici de la tonalité comique : la créature de Frankenstein fait sourire ou pleurer dès qu’elle ne fait plus peur.
– Enfin un dernier extrait : celui, dans Alien la Résurrection de Jean-Pierre Jeunet, où Ripley pénètre dans la pièce qui abrite toutes les tentatives aberrantes qui ont précédé sa création (elle est un mixte génétique d’un extraterrestre sanguinaire et d’une humaine). Ce passage est emblématique d’une certaine science qui mettait les monstres dans des bocaux il n’y a pas si longtemps. Ici le propos de l’auteur veut stigmatiser une science qui dans son évolution a perdu toute conscience au point de mêler l ’homme et le monstre. Ce n’est donc plus la science de la fin du XIXè qui permet un regard plus objectif et donc plus digne sur l’homme doté d’anomalie, mais bien une science future qui a régressé à l’époque médiévale (voir l’esthétique gothique du film) et qui, au contraire, s’applique à fabriquer des monstres contre toute éthique. Sont également utilisables, pour mettre en valeur l’étude du rapport entre science et monstre ou entre monstre et pathétique, les adaptations de Dr Jekyll et Mister Hyde (de Mamoulian ou Fleming, essentiellement) ou encore La mouche de David Cronenberg, cinéaste qui s’est particulièment intéressé au monstrueux dans on oeuvre.
Conclusion
Il est intéressant de montrer en quoi la science remet à l’honneur le monstre tout en le faisant passer de la sphère surnaturelle, démoniaque à une vision plus objective et médicale : le monstre devient alors une victime, un handicapé (de la nature ou d’un savant fou), il est donc plus pathétique que terrifiant. La monstruosité change aussi clairement de camp : le monstre n’est plus celui qui l’est aspectuellement, mais celui qui l’est moralement, au besoin parce qu’il se conduit de manière ignoble avec celui qui est contrefait. Cette prise de conscience n’a pu être possible qu’avec la philosophie des Lumières et le courant scientifique qui s’amorce au XVIIIè siècle.