Yves BonnefoyLes Planches courbes Essai sur la structure de l’imaginaire

, par PETIET Philippe, Professeur agrégé de Lettres modernes, Lycée Joliot-Curie - Nanterre

La lecture du recueil Les Planches courbes publié par le poète Yves Bonnefoy donne l’impression d’un imaginaire très structuré, avec par exemple le thème de la navigation dans une barque -les planches courbes- qui revient de façon très récurrente, et notamment dans les trois parties données en programme aux élèves de terminale littéraire. Le présent essai est une tentative d’élucidation de la structure de cet imaginaire, en nous centrant d’abord sur l’analyse de la partie intitulée « La Maison natale », avant d’élargir nos résultats à l’ensemble de ces trois parties, qui présentent sur ce point une remarquable cohérence.

Il nous faut d’abord dire un petit mot sur l’a priori essentiel de notre méthode d’analyse. La parole du poème est à prendre au sérieux en tant qu’elle signifie quelque chose, et non pas seulement en tant qu’elle évoque quelque chose.

Le poète fait des phrases, structurées grammaticalement. Dès lors, ces phrases expriment un procès, et sont donc porteuses d’une signification. Lorsque cette signification sort de la représentation d’un univers peu ou prou réaliste, la tentation est grande de se réfugier loin de la signification des phrases, pour trouver asile dans la recherche des évocations thématiques. C’est ainsi que, on pourra lire que dans le recueil des Planches courbes, on trouvera le thème de la maison natale, de l’eau, ou encore de la voix et des mots. Mais tous ces thèmes évoqués ne font pas une seule phrase. Certes l’évocation fait partie de la puissance incantatoire de la poésie, mais cette dernière ne se limite pas à cela. Elle ne fait pas seulement signe, elle signifie.
Mais lorsque ce signifié sort des sentiers battus, d’une représentation ordinaire du monde, il est vrai que s’y attacher est particulièrement dépaysant. Heureusement, le vingtième siècle nous a appris à analyser l’imaginaire à partir notamment du désir. Il nous a enseignés aussi combien seule une démarche attentive aux détails et à l’unicité de chaque univers permettait d’oser une interprétation, au-delà des explications trop schématiques données ça et là.

Il nous paraît par ailleurs clair que le passé surréaliste d’Yves Bonnefoy lui a donné tôt l’habitude de faire confiance à ces « images » qui s’imposent d’une façon ou d’une autre à lui, que ces images sont suffisamment récurrentes pour sentir qu’elles ne doivent rien au hasard, et que le poète lui-même est parfaitement conscient de la présence de règles qui viennent donner une forme spécifique à son imaginaire personnel.

Un mot, enfin, pour nous excuser auprès du lecteur de l’apparente aridité de notre étude, qui ne peut se lire qu’avec le recueil ouvert en regard. Cette étude n’est pas en effet elle-même sa propre fin. La finalité, ici, est de découvrir combien Yves Bonnefoy est authentique poète de lui-même et de la langue, pour apprécier toujours davantage la saveur de ces « cris d’appel à travers les mots. » La finalité est de charger d’une émotion poétique encore plus forte les paroles du poète, en aidant à comprendre la source de ces « cris d’appels ».

« La Maison natale » ; du côté du père.

Notre analyse prend comme point de départ la partie du recueil intitulée « La Maison natale. » qui présente un parcours qui peut être assimilé à une autobiographie .
 [1] C’est cet aspect autobiographique qui légitime notre enquête.

Le poème VIII raconte une scène de l’enfance vécue :

J’ouvre les yeux, c’est bien la maison natale,
Et même celle qui fut, et rien de plus.
La même petite salle à manger dont la fenêtre
Donne sur un pêcher qui ne grandit pas.
Un homme et une femme se sont assis
Devant cette croisée, l’un face à l’autre,
Ils se parlent, pour une fois. L’enfant
Du fond de ce jardin les voit, les regarde,
Il sait que l’on peut naître de ces mots.
Derrière les parents, la salle est sombre.
L’homme vient de rentrer du travail. La fatigue
Qui a été le seul nimbe des gestes
Qu’il fut donné à son fils d’entrevoir
Le détache déjà de cette rive.

Ce poème présente une scène de l’enfance. C’est un souvenir précis : la maison est exactement la sienne : « celle qui fut et rien de plus », par opposition à d’autres images de la maison natale plus oniriques, développées dans les poèmes précédents. Le jeune enfant voit de loin ses parents se parler, chose qui leur arrive rarement. L’éloignement du fils, la pièce sombre, donne à cet échange une apparence de mystère.

On sait par ailleurs que, pour l’enfant, le plus grand mystère partagé par ses parents est celui de la conception. L’enfant a donc l’impression que cette scène mystérieuse peut être en rapport avec le mystère de la conception. Or, pour cet enfant, ce sont les mots échangés qui sont la clé du mystère de la procréation : « Il sait que l’on peut naître de ces mots. » L’enfant attribue à certains mots le pouvoir de procréer. Cette parole mystérieuse, connue des seuls parents, renferment le mystère de la fécondité ; ces mots secrets sont doués d’un pouvoir qui donne la vie, et lui-même, cet enfant, est né de tels mots.

Or un petit garçon attend de son père qu’il lui transmette le pouvoir de savoir faire des enfants avec une femme. Le désir de pouvoir faire des enfants, c’est alors le désir de pouvoir dire les mots de la fécondité, et seul son père peut les lui
apprendre.

Dans le poème, le père s’éloigne hélas de son enfant : « La fatigue ... Le détache déjà de cette rive. » La fatigue renvoie à une réalité sûrement ressentie par le jeune Yves Bonnefoy. Son père travaillait dans un atelier de maintenance de locomotives, ce qui était physiquement fatigant, à la fois par la dépense physique réelle liée au travail et par le bruit qui devait y régner. A son retour à la maison, on imagine assez facilement ce père aimé « abruti de fatigue », et se réfugiant dans un mutisme relatif, pour récupérer des efforts de la journée. L’âge et la maladie ont d’ailleurs progressivement dû augmenter cette impression de fatigue, avant que le père d’Yves ne meure, alors que son fils était âgé de quatorze ans. Le « déjà » du poème renvoie donc implicitement à l’issue de la fatigue dans la mort.
L’éloignement du père a une expression imagée : « le détache de cette rive. » Le père aurait donc quitté la rive ou se tient le jeune poète, ou pour un autre rivage, ou pour disparaître dans le fleuve, qui symboliserait alors la mort ou l’oubli.

Cette mort du père rend donc impossible pour le fils le fait d’avoir un enfant. L’enfant à naître est alors le « toujours-absent », à la recherche duquel il faut partir. De là ce thème central de l’absence que tous les commentateurs ont relevé.

Dès lors, un axe central du désir chez Bonnefoy est de retrouver son père pour qu’il lui transmette ces mots. Mais la mort rend ces retrouvailles aussi impossibles qu’elles sont désirées. Au gré des poèmes, diverses possibilités seront explorées : des retrouvailles dans la mort, mais sans procréation ; des retrouvailles dans la mort, et la naissance d’un enfant ; et, plus fréquemment, l’échec de cette quête impossible des mots féconds.

Le poème VII vient confirmer et compléter notre hypothèse. Il souligne le regard du père avec ce qui paraît inaccessible à son fils : « redressant/ Son regard vers l’inaccompli ou l’impossible. » Le thème de la fatigue se retrouve dans la deuxième strophe, « tant de fatigue alourdissant ses gestes d’autrefois », dans une remarquable proximité avec l’idée d’impuissance des mots : « A ce passage-là, aperçu de loin, / Soient dédiés les mots qui ne savent dire. » On note que, par ce dernier vers de la strophe, le poète dédie son poème à son père, qui prend, dès lors, une place centrale dans le recueil.

Il faut signaler que, dans le souvenir mis entre parenthèse qui fait face à cette première partie du poème VII, le dialogue avec le père se fait par l’intermédiaire des cartes à jouer, sans mots. Son désir d’être comme son père lui fait prendre son jeu [2]. Mais cela n’empêche pas qu’ils se séparent à la fin. Là, le père disparaît, non pas sur l’autre rive, mais dans « l’oubli, l’oubli avide. »

Voilà donc que le poète s’embarque à la recherche des mots féconds que seul son père est en mesure de lui apprendre. Faute de pouvoir atteindre l’autre rive, parce que son père s’est définitivement éloigné, son désir d’avoir un enfant le pousse à essayer des formules - des poésies - pour essayer de trouver les bonnes formules. Mais celle-ci sont trompeuses. Elles ne sont qu’un leurre, car elles ne peuvent pas donner la vie.

Cette structure fondamentale du voyage en barque est à l’œuvre de façon récurrente dans les trois parties au programme de terminale : « Dans le Leurre des Mots », « La Maison natale » et « Les Planches courbes. »

A l’intérieur de la partie « La Maison natale », le thème du voyage en barque est présent dans le poème V. L’éloignement de la rive lové dans une barque ressemblerait bien à une recherche pour retrouver le père, là où il s’est absenté. Ce désir s’exprime au dernier vers de cette première laisse : « Je désire plus haute ou moins sombre rive », là où probablement, il apprendrait du père les mots magiques qui donnent la vie. En effet, l’enfant (est-ce encore un enfant ?) dans la barque, découvre que les mots sont décevants : « Pourquoi revoir, dehors,/ Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre. "

On repère donc déjà que différents éléments issus de notre analyse des poèmes VII et VIII se retrouvent de manière cohérente dans cette première partie du poème V.

On retrouve ce schéma de façon très intéressante dans le poème X de la même partie. La première strophe du poème raconte un réveil dans un grenier d’église, après une nuit qu’on imagine avoir été une nuit d’amour. Or voici comment se termine cette strophe :

Je m’éveillais, et je me tourne encore
Vers celle qui rêva à côté de moi
Dans la maison perdue. À son silence
Soient dédiés, au soir,
Mes mots qui semblent ne parler que d’autre chose.

Selon notre hypothèse, le départ du père interdisait à l’enfant de savoir procréer, faute d’avoir les mots du secret. Ici, l’acte d’amour se déroule en silence (« A son silence »), parce que les mots sont impuissants à exprimer ce dont il s’agit réellement. On pourrait se risquer à compléter ce dernier vers : Mes mots qui semblent ne parler que d’autre chose que de faire un enfant.

De plus, après ces quelques vers, le poème ouvre une parenthèse qui propose à nouveau l’image de la navigation. C’est dire qu’il y a bien un lien entre l’acte d’amour et le thème de la barque. Les jours des deux amants sont comparés à un fleuve qui avance vers la mort, explicitement citée. Et cette mort à la couleur des enfants. Là encore, il y a confirmation de la liaison entre la mort du père dans l’éloignement de la rive et l’espérance d’avoir des enfants, mais ces enfants sont définitivement « loin. »

« Les Planches courbes »

Ce schéma trouve une ampleur plus grande encore dans le long poème en prose, qui s’apparente à une légende, et qui constitue la partie intitulée « Les Planches Courbes. » Que cette partie ait donné son nom au recueil souligne bien son importance.
Dans ce poème, un enfant sans père ni mère trouve un passeur, il lui donne son obole pour avoir le droit de passer. L’enfant demande à l’homme d’être son père, mais il refuse. Tous les deux s’embarquent alors, mais la barque sombre progressivement ; alors, l’enfant et l’homme nagent, le premier accroché au cou du second. Le passeur parle alors à l’enfant, et cela se termine par « Il faut oublier les mots. » A la fin, ils se perdent dans un espace d’eau et d’étoiles.

On retrouve ici tous les thèmes de la figure du père déjà évoquée. L’enfant du poème représenterait donc le poète jeune, et le passeur serait un père désiré, qui aurait les mêmes caractéristiques que son père réel. L’enfant se sent séparé de son père dans la vie ; l’inattention du passeur est soulignée par l’incise : « le passeur, absent de soi comme il savait l’être. » Dans son désir de suivre son père (par amour, ou pour connaître les mots qui donnent la vie), l’enfant oblige le passeur à l’embarquer. Sa pièce lui donne le pouvoir d’obliger le passeur à l’embarquer, alors que l’enfant réel s’était senti impuissant devant l’éloignement de son père [3]. Dans le poème, le fait que l’enfant ne se rappelle pas d’avoir un père, une mère, une maison ou même un nom représente bien le sentiment d’abandon que tout enfant peut connaître à un moment ou à un autre, et qui est même une de ses grandes peurs. On remarque que la demande de l’enfant au passeur pour qu’il soit son père est l’expression la plus forte du désir de l’enfant. Mais le passeur refuse, comme le père réel de Yves Bonnefoy n’avait pas assumé son rôle en ne transmettant pas les mots de la procréation à son fils.

Mais le passeur et l’enfant se perdent dans la mer et dans l’oubli. On retrouve là les deux thèmes qui étaient dissociés dans les poèmes VII et VIII. Enfin, qu’il faille « oublier les mots » à la fin du poème, que cela soit dit par le père, vient donner du sens à l’idée que les mots attendus du père sont ce qu’il y a de plus important dans le désir de l’enfant de suivre son père.

A la fin, l’enfant grandit et le passeur aussi. Ils semblent se dissoudre ensemble dans l’eau, à la dimension du monde. La procréation, qui est l’objectif vital du petit garçon, est définitivement impossible : « Il faut oublier les mots ». Dès lors que c’est le substitut du père lui-même qui interdit de donner la vie, la seule solution est de mourir avec ce père, dans une mort qui est en même temps l’expression d’une tendresse infinie entre les deux. La dissolution dans l’eau s’apparente donc à la mort, ce qui est correspond à une structure classique de l’imaginaire. Le fleuve peut alors s’apparenter à l’un des fleuves des enfers, le Léthé, l’oubli et, a posteriori, le parallélisme avec Charron est établi. A cette différence près que Charron ne meurt pas, alors que l’enfant et le passeur disparaissent ensemble.

Il y a dans ce poème une expression du désir poignante dans sa simplicité. Il y a une véritable tendresse entre le passeur et l’enfant. Le passeur voit l’enfant de loin, bien qu’il fasse mine de ne pas l’apercevoir ; il prend l’enfant dans ses bras, sur ses épaules, et à la fin, l’enfant s’accroche à son cou. Le passeur est représenté comme un « géant » ; ses mains sont « vastes », ce qui correspond bien à des images du père dans la petite enfance.

Bref, il me semble que de lire ainsi le poème vient encore en approfondir la beauté, tout en suscitant chez le lecteur une vraie compassion pour cet enfant qui désire son père. Cette puissance évocatoire du poème, toute une classe d’élèves de terminale y fut sensible, avant même toute explication.
Mais, ce qui demeure caché aux yeux de tous les protagonistes, c’est que l’enfant désire apprendre les mots qui lui permettront d’être père à son tour.

« Dans le Leurre des Mots »

La troisième figure similaire de l’embarquement est celle d’Ulysse, présente dans le premier des deux poèmes de la partie « Dans le Leurre des Mots. » Au début, il est dans une île (vers 15), et il est fatigué, puisque sa tête est lasse (vers 20). Et il dérive dans une barque. Viennent ensuite à partir de la ligne 29 des strophes qui représentent les souhaits d’Ulysse et ceux du poète. A la fin de ce premier poème, des vers 117 à 126, nous retrouvons la plupart des thèmes déjà analysés, mais avec des variantes. Le « je » n’arrive plus à entendre la voix qui s’éloigne (vers 116-117). Les planches de la barque se désagrègent, figurant « l’espérance » qui elle aussi, se détruit. De quelle espérance s’agirait-il, si ce n’est celle de pouvoir un jour faire un enfant grâce à la voix de celui qui s’est éloigné ? au dernier vers, le désir est frustré.
On voit donc le même schéma à l’œuvre. Et le titre de la partie souligne bien que cet éloignement condamne le poète à ne prononcer que des mots qui trompent l’espérance, qui ne sont qu’un leurre.

Pour expliquer en détail ce voyage mythique exploré dans ce long poème, « dans le Leurre des Mots », nous adoptons la méthode qui vise à suivre l’ordre du poème, strophe par strophe. Cette lecture diachronique du poème est au reste la plus naturelle. Cela dit, on peut s’écarter sur tel et tel point de détail de la lecture proposée ici ; l’important nous paraît cependant être d’être d’accord sur la structure de l’ensemble.

Le poème est divisé en deux parties. Pour des raisons d’esthétique qu’autorise la référence à l’Odyssée, nous parlerons de deux chants. Chaque chant est divisé en plusieurs laisses de vers, que nous appellerons strophes, bien que le terme ne soit pas absolument exact [4].

CHANT I

Le premier chant raconte un voyage ou une quête. Nous allons suivre cette odyssée strophe à strophe.

Strophe I : « C’est le sommeil d’été... »

Cette strophe nous introduit dans le monde du rêve, auquel sont attribuées des vertus alchimiques, dans une image très proche de la poésie surréaliste « L’or que nous demandons... à la transmutation des métaux du rêve. » Une première personne du pluriel et une apostrophe « mon amie » évoque la présence de l’amante. La suggestion de l’amour entraîne le poète et elle hors du monde prosaïque « c’est là nouveau ciel, nouvelle terre. » Deux fumées se rencontrent sur une terre, au-delà du confluent du fleuve : l’amant et l’amante éprouveraient-ils le besoin de concevoir un enfant ?

Strophe II : « Et le rossignol chante... »

Le rossignol qui chante alors renvoie à Ulysse dans son île. Cet Ulysse a deux traits du père ; il est au-delà de l’eau, et il est fatigué : « sa tête lasse. » Il est sur « la couche du plaisir », et, sous l’égide de Vénus, il se retrouve sur une barque « vers le haut de la mer. »

L’acte d’amour renvoie donc au départ de la navigation. On a un parallèle aussi discret qu’implicite entre Ulysse et le poète : tous deux sont au sortir d’une nuit d’amour, et s’embarquent sur le fleuve. On sait qu’Ulysse, prisonnier de la nymphe Calypso, veut rentrer chez lui pour retrouver sa femme et son fils. Il est donc en espérance de son enfant. L’acte sexuel ouvre sur le désir de paternité. Et il est remarquable que ce désir s’exprime, une fois encore, comme la traversée d’un fleuve (ou plus exactement d’une mer).

Strophe III : « Et par la grâce de ce songe... »

L’incipit pose la question du rêve d’Ulysse. Du vers 30 au vers 35, une réponse est esquissée sur le mode interrogatif, comme s’il s’agissait du but espéré. Ulysse verrait un autre rivage, « où seraient claires des ombres. » Ces ombres seraient claires à la suite de « nos demandes. » En suivant la référence homérique, ces ombres pourraient, comme dans les chants X et XI de l’Odyssée, être celles des morts [5]. Elles expriment, en tout cas, une demande ou un désir né du rêve après l’amour./]

A cette hypothèse espérée, les vers 35 à 38 opposent de manière abrupte la réalité de ce périple, tel qu’il est vécu par le narrateur, grâce à un nous qui fait ici irruption :

Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes,
Débordant de choses fermées, nous regardons
À la proue de notre périple toute une eau noire
S’ouvrir presque et se refuser, à jamais sans rive.

C’est là l’expression la plus directe de l’échec du voyage. La perte de la possibilité de la paternité s’exprime par la fermeture de la vie sur elle-même : « débordant de choses fermées. »

La fin de la strophe revient à Ulysse, qui envisage de partir alors pour un voyage, mais pour oublier les îles.

Strophe IV « Aller ainsi, avec le même orient... »

L’ensemble de la strophe est construit sur le mode impersonnel des verbes à l’infinitif. Prennent part ainsi au voyage en barque Ulysse et le poète, mais aussi tout un chacun.

La première partie de cette strophe (du début jusqu’au point d’interrogation du vers 60) envisage l’hypothèse d’un voyage « au-delà ».. Voyons les verbes et leurs compléments les plus proches sémantiquement : « Aller ainsi ... au-delà des images... » ; « Aller ... à travers la beauté des souvenirs » ; « Aller, par au-delà presque le langage. » Cette hypothèse d’un voyage dans « l’au-delà » [6]fait l’objet d’une interrogation : « est-ce possible, ou n’est-ce pas que l’illusoire encore ? » La seconde partie de la strophe paraît répondre de façon négative, en nous ramenant au mensonge des mots, et à cette incontournable « masse d’eau. » Le prosaïque nous interdit le voyage dans l’au-delà. Ce mensonge des mots, qui explique le titre du poème, nous montre a priori simplement que les mots sont en décalage avec la réalité. Ou ils « offrent plus que ce qui est », et la réalité est décevante, ou ils « disent autre chose que ce qui est » et alors ce sont les mots qui sont décevants. Dans un cas comme dans l’autre, le langage est frappé de caducité, on pourrait presque dire, de stérilité. De ces mots en inadéquation avec un réel prosaïque, il ne naît rien. Le voyage dans l’au-delà ne serait qu’illusion.

Strophe V : « Nous mettons nos pieds nus »

Le « nous » commence à rentrer dans l’eau, prêt en quelque sorte à recommencer cet inutile voyage. C’est alors que le poème se fait prière, demandant au « rêve de la nuit » de réconcilier les contraires, de rendre possible l’impossible. Il ne doit plus y avoir de querelle entre le monde et l’espérance, c’est-à-dire entre le monde où les mots sont impuissants et celui où ils seraient féconds, où ils rendraient au poète la possibilité de « garder la vie » - nous comprenons ici la possibilité de la donner.
Ce monde idéal, ce rêve dans le rêve, est décrit dans les trois strophes suivantes, qui sont les trois strophes du paradis, et qui expriment donc l’espérance du poète.

Strophe VI : « Beauté, suffisante beauté... »

La prière formulée dans la strophe précédente est en voie d’être exaucée. Cette strophe décrit la beauté de la traversée pour une fois réussie. On retrouve le thème constant, mais ici magnifié, de la beauté des étoiles. La barque est suggérée par la présence du nautonier. Et le poète arrive enfin, dans un « non-savoir » à une nouvelle rive, marquée par le crissement du sable : on ne sait si la rive est nouvelle. On remarque que, dans notre corpus, c’est la seule fois où la barque arrive quelque part. C’est donc le seul lieu où l’on peut analyser la finalité du voyage si souvent démarré. Dans cet atterrage, on ne sait pas quelles sont ces mains qui prennent l’amarre jetée. Cette présence soupçonnée d’ombres pourrait renvoyer à une présence du père retrouvé au-delà de la mort et de l’oubli, mais dans une forme de présence-absence, qui traduirait à la fois le caractère particulier de ce père souvent absent de lui-même, et ce père de l’au-delà du royaume des morts [7].

On souligne enfin l’adjectif « accueillant » qui donne à cet atterrage une dimension très positive.

Strophe VII : « Et demain, à l’éveil... »

Il y a un nouvel éveil, mais qui continue de se situer sur cette terre rêvée, où le rêve exauce le rêve. Le « on ne sait » de la strophe précédente fait place au « peut-être. » Cette modalisation rappelle le mode hypothétique de ce qui est raconté ici. Dans cette positivité, on trouve deux éléments. Le premier, ce sont ces « voix » et ces « ombres », « détournées, calmes, inattentives, sans guerre, sans reproches. » Tous ces qualificatifs peuvent se rapporter à l’image du père tel que nous l’avons perçu : calme et inattentif. Le « sans reproche » pose la question d’une faute antérieure, qui serait implicitement pardonnée. (Sans sur-interpréter le texte, on peut suggérer que cette culpabilité est liée au souvenir de l’échange du jeu de carte, tel qu’il est décrit dans la parenthèse du poème VII de « la Maison natale. » [8]

Le deuxième élément est la présence d’un enfant. Nous pensons que cet enfant, c’est celui du poète, celui qu’il a enfin pu concevoir, car il a retrouvé son père qui lui a transmis les paroles de la fertilité. Mais cette explication demeure secrète au poète. Deux faits nous paraissent ici étayer notre hypothèse. Le premier, c’est la présence de l’article défini « le » devant le nom « enfant. » Le second, c’est la fin de la strophe, qui pose dans des termes eux-mêmes énigmatiques, la question du mystère de la conception : « l’enfant.... Nous regardant avec la gaucherie /De l’esprit qui reprend à son origine / Sa tâche de lumière dans l’énigme. »

Strophe VIII : « Il sait encore rire... »

C’est la suite du même rêve heureux. L’enfant rit, joue avec une grappe de raison. Il est fait allusion à un vendangeur sans visage. Ici, nous nous gardons de l’identifier au père, car les indices textuels manquent, en tout cas dans les trois parties étudiées. Et d’une façon magnifique, le poète quitte l’enfant en s’endormant.

Strophe IX : « ... La voix que j’écoute se perd... »

Retour brutal à la réalité, c’est à dire, en fait, au niveau du premier voyage en barque.
D’abord, le passage d’une strophe à l’autre se fait en milieu de vers.
Ensuite, ce qui est du rêve précédent s’efface « La voix que j’écoute se perd. »
Enfin, nous retrouvons le rêve de traversée qui se termine en naufrage, comme nous l’avions déjà vu. Mais ici, la barque qui se disloque est associée à « l’espérance », et le naufrage n’ouvre plus sur l’oubli ou sur la mort, mais sur la perte du désir.

Conclusion du chant I

Dans l’ensemble de ce premier chant, on a donc une structure inclusive.

I & II : Nuit d’amour à deux et parallèle avec Ulysse

III & IV : Premier niveau du songe :
Navigation.
Le désir frustré ; l’oubli,le leurre des mots

V : Passage dans le rêve (2ème niveau)
Prière au rêve pour que les désirs soient exaucés.

VI, VII & VIII : 3ème niveau du rêve.
La prière exaucée ; le désir comblé.

IX : Retour au premier niveau du songe
La barque et l’espérance se disloquent
Le désir meurt.

Voilà comment on peut donc comprendre la construction du poème. La nuit d’amour ouvre sur un voyage en barque, dans lequel la comparaison s’établit avec Ulysse. Mais le voyage en barque est décevant, parce que la barque n’arrive nulle part, et que le langage et le monde ne sont pas adéquats l’un à l’autre. Aussi, las de ces défaites, le voyageur prie pour que les contraires se réunifient, c’est à dire pour que ses désirs soient exaucés. Cette grâce lui est accordée. Alors que la barque d’habitude n’arrive nulle part, voici qu’elle finit par toucher terre. Alors que son père s’est éloigné dans l’oubli, voici qu’une ombre apaisante l’accueille. Alors qu’il n’arrivait pas à avoir d’enfant, voici qu’il a un enfant, né certes dans l’énigme, mais de lui. Ce rêve hélas n’a qu’un temps, et le poète se réveille à nouveau dans le rêve de la barque qui se disloque, qui n’arrive nulle part. L’espérance et le désir sont morts.

CHANT II

Le second chant, consacré à la poésie, ne peut se comprendre que par rapport au premier chant. C’est pourquoi, à notre sens, la partie « Dans le leurre des mots » n’est pas composée de deux poèmes, mais d’un poème en deux parties parallèles, comme par exemple le « Chant d’Automne » de Baudelaire.

Ce deuxième chant se structure de façon parallèle au premier chant, en ce qu’il distingue deux niveaux dans la langue, comme le premier chant distinguait un niveau du songe déceptif du voyage, et un niveau du rêve réalisé du voyage.

Strophe I : « Et je pourrais / Tout à l’heure... »

Le premier niveau de la langue est celui de la réalité désespérante, et qui est présent dans la strophe I de ce second chant. Ce premier niveau est absent du chant I. C’est un niveau d’en-deça de la poésie, pour Yves Bonnefoy. D’ailleurs, cette strophe est soumise au régime modal du conditionnel « Et je pourrais. » Grammaticalement, cet emploi du conditionnel est celui d’un irréel du présent.

Ce refus de faire la poésie du malheur, chose qui peut avoir sa parfaite légitimité, est motivé parce qu’une telle poésie se tiendrait « au rebord disloqué de la parole. » Cela signifie donc que ce type de poésie ne serait pas une vraie parole, au sens où l’entend le poète. Car ce qui intéresse fondamentalement le poète, c’est à l’inverse de la parole disloquée qui désespère, « la voix qui espère. »

Strophe II : « Mais il me semble aussi que n’est réelle... »

Le deuxième niveau de la langue occupe toutes les autres strophes du poème, qui constituent un hymne à la poésie. Celle-ci est décrite dans la strophe II comme l’expression de « la voix qui espère. » Cette réalité de la poésie se fait en dépit du triste prosaïsme : « serait-elle inconsciente des lois qui la dénient. » Sur ce plan, la voix qui espère est placée au même plan que « le frémissement de la main qui touche la promesse d’une autre. » Si notre hypothèse de lecture est bonne, « l’autre » pourrait avoir une double signification. Elle pourrait être l’amante, et à ce moment-là, l’amante avec le poète sont prometteurs de paternité ; elle pourrait être l’enfant espérée, et alors, l’autre est celle qui est promise. Le troisième terme équivalent nous demeure énigmatique : « ces barrières qu’on pousse dans la pénombre. »

Strophe III : « Ô poésie, / Je ne puis m’empêcher de te nommer... »
Strophe IV : « Je le fais, confiant que la mémoire... »

La strophe III nomme la poésie en l’apostrophant, et constitue avec la strophe IV le cœur de cet hymne à cette déesse antique. Le sens paraît obvie, à l’exception des vers 37-38 : « enseignant... à ceux qui cherchent / A faire être le sens malgré l’énigme. » D’un point de vue explicite, on comprend que la recherche de sens doit se faire en dépit de tout ce qu’a d’énigmatique le rapport de la parole et du monde. A un niveau implicite, on peut comprendre que la parole doit être malgré son énigme centrale, qui est que son vrai pouvoir serait de permettre au fils d’engendrer comme son père. Et donc, derrière la recherche du sens, se cache celle de la paternité. Mais cette parole demeure définitivement énigmatique, parce que l’objet explicite, le sens, ne saurait combler le désir implicite.

Strophe V : « Ô poésie, / Je sais qu’on te méprise... »

Dans la strophe IV, le poète énumère les reproches des détracteurs de la poésie ; y compris ceux dans lesquels on l’accuse injustement d’avoir poussé des personnes au suicide.

Strophe VI : « Et c’est vrai que la poésie... »

Et dans la strophe VI, le poète fait des concessions à ces détracteurs de la poésie, en reprenant la même image de stérilité que nous avons vue à l’œuvre : l’eau monte et finit par faire disparaître la parole, dans l’oubli des mots et la mort du désir. Ces deux strophes reprennent donc l’imaginaire du chant I, dans les strophes du premier niveau du songe, dans lequel la barque et l’espérance se disloquaient.

Strophe VII : « Mais je sais tout autant... »

Les deux dernières strophes réaffirment l’espérance, en écho aux trois strophes du rêve exaucé du premier chant. La strophe VII du chant II est l’écho de la première moitié de la strophe VI du premier chant. L’étoile est le signe de la beauté. La barque dans laquelle le poète a pris place est la poésie, puisque nous avons le possessif à la deuxième personne : « ta barque. » Dans cet éclairage, la barque est pour le poète le moyen d’aller à la recherche de son père. Les mots de la poésie sont le moyen de mimer le père, de trouver les vraies paroles fécondes. La poésie est aussi le moyen pour le poète de chercher à satisfaire son désir au-delà du deuil du père. Voilà pourquoi elle est ancrée en lui. Elle lui est vitale, à l’opposé du jeu mondain que représentait la poésie pour les poètes de cour, au XVIème ou au XVIIème siècles.
L’espérance de la terre promise est celle du rivage évoqué par les strophes du chant I, mais aussi reprend peut-être en même temps l’espérance d’Ulysse de retrouver « une maison natale. »

Strophe VIII : « Et si demeure... »

La strophe VIII du chant II reprend la deuxième moitié de la strophe VI du chant I, dans la description d’un atterrage réussi. L’image du bois qu’on rassemble et qui flambe renverse l’image négative du fagot de bois mouillé du poème II de « La Maison natale. » Il remplace dans ce poème l’idée de l’enfant qui naît dans le premier chant. L’idée d’une naissance est comprise dans la fin du vers : « Le premier feu à prendre au bas du monde mort. » Cette naissance est bien liée à la parole féconde : « La première parole après le long silence », comme un écho à la parole créatrice de Dieu dans la genèse, qui crée le monde, après le silence, ou bien, comme on l’a compris, comme un écho de la parole féconde du père.

Sur l’ensemble de la partie « Dans le Leurre des Mots ».

On peut conclure de cette analyse de détail que le long poème « Dans le Leurre des Mots » est en réalité un art poétique. La partie théorique de cet art poétique est le deuxième chant, le premier chant représentant quant à lui un poème qui serait en quelque sorte la quintessence de la poésie.

Pour le poète, la poésie est essentiellement liée à l’espérance. Pour cela, il refuse la poésie du désespoir du quotidien. Cette poésie de l’espérance s’articule à deux niveaux : la poésie de l’espérance déçue, et celle de l’espérance comblée. A un niveau explicite, l’espérance déçue est symbolisée par une navigation qui finit par sombrer dans l’océan, mais en chemin, la rencontre des étoiles est une expérience de la beauté. L’espérance comblée, quant à elle, consiste dans la naissance d’un feu sur un nouveau rivage.

Cette double issue de l’espérance était illustrée dans le premier chant, qui fournissait le terreau d’où pouvait sortir cette hymne à la poésie qu’est le chant II.
A un niveau implicite, cette espérance est celle de pouvoir dire les mots magiques qui permettent à un homme de devenir père, en compagnie d’une femme. La mort du père du poète a privé celui-ci de l’apprentissage de ces mots que le père seul aurait pu lui apprendre. Dès lors, le poète quête ces mots-là, en essayant de retrouver son père, sur une autre rive. La poésie est la barque même à bord de laquelle il prend [9]. L’espérance déçue est symbolisée par le naufrage de la barque, l’espérance comblée par son arrivée sur une autre rive, où l’attendent l’ombre de son père, l’enfant tant désiré, ou la naissance d’un feu nouveau. La poésie est donc ce mouvement même de l’espérance : chanter le succès ou la frustration de son désir, l’un ou l’autre, c’est être poète.

« La Maison natale » : du côté de Cérès

Ce long détour par le poème « Dans le Leurre des mots » était nécessaire pour comprendre la figure essentielle de Cérès, telle qu’elle figure dans la partie intitulée « La Maison natale. » Ce même détour nous permettra de comprendre par ailleurs un certain nombre d’images à l’œuvre dans cette partie.

La « sans-visage » du poème I, la déesse du poème II, « l’autre » du poème III sont réinterprétées dans le poème XII comme étant Cérès [10] . Or ce qui caractérise Cérès dans l’épisode invoqué, c’est qu’elle est à la recherche de sa fille, Proserpine. Cette recherche est décrite par les deux vers suivants :

Et son désir aussi, son besoin de boire
Avidement au bol de l’espérance...

Dès lors, Cérès espère son enfant, comme le poète espère un enfant. De là la réaction de l’enfant, qui est une réaction d’amour, et non de moquerie, contrairement à ce qui est reçu dans la tradition mythologique :

Ai-je voulu me moquer, certes non,
Plutôt ai-je poussé un cri d’amour (poème III).
Et pitié pour Cérès et non moquerie (poème XII).

L’enfant a reconnu dans Cérès son double dans la figure de l’espérance. La déesse recherche sa fille disparue au royaume des morts, le poète recherche à avoir une fille, impossible à créer parce que son père est parti au royaume des morts. Cette pitié du poète enfant pour la déesse est très exactement de la compassion, de la sympathie, dans le sens étymologique de ces deux mots [11].

Dès lors, la poésie décrite dans les strophes initiale et finale du poème XII est la même que celle du poème « dans le Leurre des Mots. » Elle est un chant de l’espérance qui cherche à retrouver les mots perdus, des « Cris d’appel au travers des mots » pour pouvoir « renaître. »

Cette attitude d’espérance du poète est décrite par lui-même comme la démarche de « celui qui demandait un lieu natal. » Il me semble que le lieu natal est à la fois celui où l’on est né, et celui où l’on donne naissance, ou, plus exactement, celui dans lequel on espère donner naissance. Cette interprétation explique que, dans les poèmes I et IV, on se retrouve face à des figures de l’espérance déçue : l’eau qui monte, les enfants des autres sur l’autre rive, le fagot boueux impropre à prendre feu.

Cette quête du lieu natal est celle d’Ulysse qui voit en Ithaque l’île où il retrouvera son père, sa femme et son fils.

Il demeure alors trois poèmes à éclairer dans cette partie « La maison natale » : les poèmes VI, IX et XI.

Le poème XI reprend une image nautique : un navire prend feu au large, et des nageurs portant des lumières qui se précipitent à la rescousse, représentent « La beauté même, en son lieu de naissance,/ Quand elle n’est encore que vérité. » Le mélange du feu et de l’eau est une image que l’on retrouve plusieurs fois, lorsque les étoiles paraissent se dissoudre dans la mer. Il me semble que cette fulgurance de cette beauté est rencontrée presque par hasard, sur le chemin de l’espérance, dans les navigations en barque. Mais cette beauté légitime la quête. La poésie, à défaut de faire découvrir les mots magiques de l’espérance, fait découvrir la beauté sur le chemin de l’espérance. Et cette beauté acquiert alors une valeur intrinsèque.

Le poème XI évoque la mère, dans une symétrie à la figure du père (poème VI) par rapport à celle du couple (poème VIII). La position d’exil de la mère semble montrer qu’elle est absente du processus essentiel : elle n’est pas en jeu dans la transmission du secret de la fécondité, qui concerne un père et son fils. De là aussi cette position marginale qui nous a fait écarter par exemple l’hypothèse d’une identification de Cérès à la mère, chose a priori plausible.

Le poème VI décrit un premier voyage. Contrairement aux navigations en barque, il s’agit là d’un voyage en chemin de fer, dont l’horizon est terrestre. Ce poème fait donc signe vers un autre imaginaire du poète, un imaginaire terrestre, qui est plus développé dans d’autres parties du recueil, et notamment dans la dernière « Jeter des Pierres » [12]. Qu’il me soit donc permis ici de tirer discrètement ma révérence, le décryptage de cet imaginaire de la terre et de l’air, après celui de l’eau et du feu, demandant une autre étude, aussi complète que celle-ci a désiré l’être.

Post scriptum
Trois semaines après avoir terminé cet article, ce post-scriptum intervient pour éviter d’en comprendre à contre sens les intentions. Tel lecteur imbécile pourrait croire que le but de cet article serait de « réduire » les poèmes étudiés de Yves Bonnefoy à la simple expression d’un désir enfantin frustré.

Or cela serait aller exactement en direction opposée à celle de l’auteur.

Il me faut donc répondre aux objections que ma lecture -qui n’est exclusive d’aucune autre- pourrait soulever.

D’abord, je crois à l’importance suprême de la poésie pour l’homme, et je crois que précisément elle ne peut pas se « réduire » à autre chose qu’elle-même, sous peine de n’être plus qu’un « objet culturel ».

Toute poésie dit, et se dit elle-même, dans la singularité du rapport des mots de tous -« les mots de la tribu » dont parlait Mallarmé - et de la personnalité particulière du poète. Et c’est dans la singularité absolue de ce rapport que réside l’universalité de la poésie : c’est là un de ses paradoxes fondamentaux, qui rend chaque poète d’autant plus important et universel qu’il est inimitable. Et c’est cela qui interdit de changer le moindre mot d’un poème sans en modifier profondément le sens, ce qui justifie qu’un tel droit relève exclusivement de l’auteur. C’est cela enfin qui explique que la seule chose à « faire » devant un beau poème, c’est de l’apprendre par cœur, ou bien de simplement le relire, car l’acte de dire le poème en renouvelle inlassablement le plaisir.

Mais le lecteur a besoin d’une certaine intelligibilité pour pénétrer dans la poésie, même si, justement, quelque chose de la beauté même du poème échappe toujours à l’intelligibilité. C’est d’ailleurs un bon critère de la qualité d’un poème -et de sa critique- que de voir que l’effort de compréhension vient renforcer la beauté de la lecture, et non pas l’épuiser.

Cet effort d’intelligibilité est d’autant plus nécessaire que le lecteur est éloigné de l’univers du poète, et peu doué -ce qui est mon cas. Un tel effort ne donne pas le sens du poème ; il fournit un accès au sens du poème. Il ne remplace pas la lecture du poème, mais il la rend possible, et doit la magnifier.

C’est donc pour me familiariser avec ce paysage étranger des poèmes de Bonnefoy que j’ai amorcé l’effort de compréhension dont le résultat est présent dans l’article. Et je dois dire que j’ai en effet trouvé une clé à mettre dans la serrure, et que le paysage qui se révélait une fois la porte entrouverte était bien plus beau que celui entraperçu au-delà du seuil. C’était là pour moi le signe que, en tant que lecteur, j’attendais de ma recherche.

Il faut aussi préciser que cette approche, nourrie dans le travail de la psychanalyse, n’était pas a priori la seule possible. C’est après avoir écarté d’autres hypothèses que ce mode-là m’a paru le plus pertinent. C’est ainsi par exemple qu’il faut comprendre le recours aux figures mythologiques. En fondant une première analyse sur le personnage de Cérès, j’en étais réduit à la recherche directe de l’identification de l’absente. Mais je me suis aperçu en chemin que je ne faisais que construire une passerelle branlante sur des pilotis de plus en plus hypothétiques. A l’inverse, quand, après avoir cherché la clé dans le rapport au père et la transmission de la vie, je suis revenu vers la figure de Cérès, le terrain me semblait solide, et renforçait la beauté du poème [13]...

Et c’est bien parce que notre hypothèse nous paraissait partout solidifier le terrain sous nos pas sans trouver de contradiction textuelle que nous l’avons en définitive adoptée. Et surtout, l’explication nous paraissait partout rendre le poème encore plus beau.

Par ailleurs, tout le monde ne naît pas poète. Cela est si vrai que les muses de l’antiquité ou « l’éclair au front » que Saint-John Perse attribue à René Char sont deux symboles chargés d’exprimer cette singularité. Cela signifie en tout cas que sont poètes ceux dont le rapport à la langue est au centre le plus vital de leur être, est relié aux racines les plus profondes de leur désir. Et c’est ce que dit si bien l’aphorisme de René Char : « le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ».
Il me semble donc qu’un autre mérite de mon hypothèse est de relier la parole au centre le plus profond du désir chez Yves Bonnefoy. Le secret de la vie reçue et transmise est lié aux mots [14].

Mais alors, surgit une autre objection, plus forte et plus fondamentale.
La réflexion sur la poésie d’Yves Bonnefoy semble s’orienter vers l’idée d’une nostalgie et d’une espérance de la coïncidence des mots et du monde. Y voir la simple expression d’une censure psychologique interdisant en fait au poète de comprendre que le mystère de la procréation est lié à des mots perdus à cause du décès du père ferait perdre à la réflexion d’Yves Bonnefoy sa valeur universelle. Dès lors, cette réflexion n’aurait plus d’intérêt pour personne d’autre que pour Yves Bonnefoy.

Ce serait se réfugier dans le confort intellectuel d’un Homais. Voyons pourquoi.
D’abord, ce serait douter de l’intelligence et de l’autonomie personnelle du poète. D’une part, il est possible que les faits révélés soient déjà parfaitement connus et compris du poète lui-même, et d’autre part, tous ses textes sont issus d’un moi conscient. Il y a donc une ré-appropriation par le poète qui inscrit lui-même cette problématique dans la pensée contemporaine.

Le poète est d’autant plus conscient de ces deux niveaux d’inspirations qu’il a commencé par le surréalisme, et qu’il assume parfaitement dans sa poésie ce qui ressort d’une complexion personnelle : lorsqu’il écrit : « Je ne peux faire autrement que ces mots reviennent dans ma parole ».

Ce serait enfin ignorer tout ce que Bonnefoy a expliqué ou écrit sur la poésie. Le récit que je fais de cet éloignement du père ne constitue au mieux qu’un point de départ. En aucun cas il ne relativise ce que dit la voix du poète. Mais il y rajoute quelque chose comme un thème, ou un accompagnement en faux-bourdon. Au fond, le risque de mon hypothèse serait d’en faire une lecture totalitaire. Si elle donne quelque chose comme le thème en musique, elle ne rend compte ni de l’accompagnement, ni des variations, ni des transcriptions, ni des instruments, ni des interprètes. Et surtout, elle est par nature trop simple pour rendre compte de la complexité de la vie. Au fond, c’est comme une clé qui ouvre une porte, elle ne l’explique et ne la justifie pas ; elle n’est pas elle-même la porte et n’est pas exclusive d’autres clés. Et il y a d’autres portes à ouvrir. Mais nous n’avons pas le sentiment d’avoir forcé la serrure.

Notes

[1Les quatre premiers poèmes commencent par « Je m’éveillai. C’était la maison natale » ou « Une autre fois. » Cela s’assimile bien à une évocation de la petite enfance. Cette évocation est renforcée par la présence d’enfants en bas du poème I. A la fin du poème IV, des voix appellent le narrateur sur la route vide ; dans le poème V qui suit, après une promenade en barque (un thème récurrent), le narrateur rentre effrayé dans sa maison, qui se transforme en salle de classe . Le poème VI poursuit le voyage dans le temps de sa mémoire : il s’agit d’un voyage en chemin de fer, défini à un âge encore jeune « J’avais trop l’âge encore de l’espérance. » Le poème VIII revient à la maison natale, et évoque le couple de ses parents. Le poème IX le confronte à la « nostalgie », lorsque l’enfant se sentait exilé de la présence maternelle « Qu’avais-je eu, en effet, à recueillir de l’évasive présence maternelle Sinon le sentiment de l’exil et des larmes. »Le poème X évoque sa vie de couple, avec l’arrivée de l’article indéfini devant « Maison natale » : « La vie, alors ; et ce fut à nouveau / une maison natale. » Le poème XI est plus difficile. Dans sa quête, le récitant découvre la naissance de la beauté : des nageurs qui avancent pour se porter au secours des marins d’un bateau qui brûle au large. Par rapport à ce parcours autobiographique, le dernier poème est évidemment à mettre en valeur comme le point d’aboutissement de cette quête. Il présente la compassion pour Cérès cherchant sa fille absente comme centrale dans la création poétique.

Comme dans une autobiographie, l’auteur souligne explicitement le rôle de la mémoire. Le poème IV assigne un devoir : « Je n’aurais pour tâche / Que de me souvenir. » Ce thème est surtout présent dans le poème VII, consacré au souvenir de son père. Enfin, pour souligner la proximité avec le surréalisme ou la psychologie, notons que le souvenir et le rêve sont traités dans cette partie quasiment sur le même plan. Le « je m’éveillai » peut débuter un souvenir comme un rêve. Et le poème V débute par : « Or, dans le même rêve. »

[2Prendre le jeu de son père, c’est peut-être vouloir prendre sa place de père, précisément.

[3A ce stade, il faut se garder d’identifier trop vite ce passeur à Charron. Tout passeur se faisait payer. Ce n’est que à la fin de l’interprétation que nous pourrons ou non retrouver le mythe.

Par ailleurs, on sait que l’un des rôles du rêve est de compenser l’impuissance dans la vie par une surpuissance : la pièce permet donc d’interdire au passeur de délaisser l’enfant.

[4En effet, la notion de strophe suppose une régularité, que le texte ne présente pas. Mais le mot « laisse » est définitivement trop laid : le poète ne tient pas ses vers en laisse, comme le maquereau son bouledogue. Qu’on excuse donc cette licence par rapport à l’académisme, ou qu’on autorise le terme de « strophe libre » comme il y a des « vers libres. »

[5Cf. Odyssée, chant X, vers 496. Nous citons la traduction que Philippe Jaccottet nous offre des instructions de Circé à Ulysse :

Mais lorsque ton navire aura traversé l’océan,
Tu verras un rivage plat et les grands bois de Perséphone,
Des saules aux fruits morts et de hauts peupliers.
Echoue là ton bateau, près des remous de l’Océan,
Puis va trouver Hadès en son palais de pourriture.
Là-bas, dans l’Acheron le Pyriphlégéthon se jette
Et le Cocyte issu des eaux du Styx ;
Il s’élève une roche au confluent tonnant des fleuves :
Tu t’en approcheras, héros, selon mon ordre.

(Chant X, vers 507-515 ; chez François Maspéro, coll. La Découverte, n° 46 ; Paris, 1982) C’est nous qui soulignons.

Plus loin, Ulysse arrivé aux enfers, sa mère morte lui marque la distance qui les sépare :

O mon enfant, comment vins-tu dans la brume de l’ombre
Encore vivant ? Car les vivants ne la voient pas sans peine.
Entre eux et nous sont de grands fleuves et d’affreux courants
Et l’Océan d’abord, qu’on ne peut songer à franchir
A pied, mais pour lequel il faut un bon navire !

[/(Chant XI, vers 155-159) dans la suite du dialogue, Ulysse demande à sa mère des nouvelles de son père, de sa femme et de son fils. Si Ulysse rencontre sa mère au-delà de l’océan, au royaume des morts, le poète ne pourrait-il pas y rencontrer son père ?

[6Nous parlons ici d’ « au-delà » en référence directe aux prépositions employées par monsieur Bonnefoy ; mais c’est bien évidemment pour nous une manière de souligner la proximité avec l’idée d’un au-delà, pays des morts, qui s’apparenterait à un enfer, au sens antique du terme, c’est-à-dire à un lieu de séjour des trépassés, sans connotation de récompense ou de punition éternelle.

[7Voir, à ce sujet le parallélisme avec l’arrivée d’Ulysse au royaume des morts, évoqué dans la note 4. On peut aussi penser à l’arrivée de Dante et de Virgile aux portes du Paradis, qui est une île dans La Divine Comédie.

[8Il semble d’autre part que la culpabilité à l’égard d’un défunt provoque l’impossibilité de faire son deuil. Toute notre interprétation renvoie le poète au deuil de son père qui se perpétuerait depuis son adolescence.)

[9placeCérès « boit avidement au bol de l’espérance » (La Maison natale, XII). La barque de la poésie naviguerait alors sur l’eau de l’espérance. Mais cette interprétation est peut-être trop ingénieuse pour être tout à fait exacte.

[10Cette relecture a posteriori concerne surtout le poème III. Pour les poèmes I et II, d’autres interprétations sont plausibles. Dans la lignée de notre lecture, il nous semble que cette figure mystérieuse pourrait être aussi l’enfant espérée.

[11Par ailleurs, la réaction de Cérès qui se sent moquée et envoie du poison renvoie en fait l’enfant -et l’adulte- à sa propre réalité, celle de celui dont la vie ne peut pas sortir : de là la signature de ce poème « Ainsi parle la vie murée dans la vie. » à rapprocher du « Débordants de choses fermées » dans « le Leurre des Mots » (chant I, strophe III).

[12Quelques remarques éparses cependant, avant de nous quitter.
Il semblerait que « jeter des pierres », ce soit écrire des poèmes. En effet, certains poèmes sont intitulés une pierre » dans la première partie. Le recueil de 1965 s’appelle « pierre écrite. » Et l’on songe aussi aux « Stèles » de Victor Segalen.
Par ailleurs, le thème de l’enfant désiré est peut-être celui de la partie du recueil intitulée « la voix lointaine. » Cet enfant - femme - est ce qui a conduit le plus essentiellement le désir du poète.

Enfin, il plane sur le recueil une vision positive de la vie. Il me semble qu’il faut y voir là le résultat de la paternité effective d’Yves Bonnefoy. Malgré cette rupture de la mort de son père emportant son secret des mots, le poète a eu cette fille tant désirée à près de cinquante ans. Dès lors, ce recueil serait celui du désir apaisé : son premier désir de procréation par les mots s’est scindé en deux : d’une part, il a eu cette fille tant attendue, d’autre part, il a créé des poèmes.

[13Dans un travail réalisé par ailleurs sur un roman de Raymond Queneau, l’érudition avait été également une première voie d’accès. Mais l’œuvre ne s’est véritablement ouverte au lecteur que j’étais qu’en confrontant le roman avec les problématiques philosophiques liées aux thèmes mis en roman par Queneau. Le type d’approche peut donc être à chaque fois différent. Aucun dogmatisme ne doit entraver une libre recherche.

[14Par ailleurs, Yves Bonnefoy a confessé dans une allocution destinée à des professeurs combien avaient été importants pour lui les premiers contacts avec la poésie latine. Or, ces premiers contacts se font au collège soit, dans le cas de notre poète, à l’âge de l’éloignement définitif de son père. Par ailleurs, le rythme de cette poésie en langue étrangère se rapproche fondamentalement des incantations magiques supposées des grimoires. On retrouve donc dans cette confrontation à l’hexamètre dactylique une double liaison à la disparition du père et aux pouvoirs extraordinaires liés aux mots.

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