RESUME DE LA THESE SOUTENUE LE 3 OCTOBRE 2001
Après avoir défini en introduction la naissance historique et littéraire du concept d’enfance et sa progressive idéalisation à l’époque romantique, nous effectuons dans notre première partie une typologie des images stéréotypées de l’enfance à la fin du siècle.
Nous montrons comment le triomphe du personnage de l’enfant tant en peinture que dans le roman s’explique par le caractère consensuel des réactions qu’il génère tant auprès du public que de la critique qui le considèrent comme le ressort comique d’une littérature de divertissement ou comme la source d’un délicieux pathétique et goûtent particulièrement les clichés d’écriture et les clichés narratifs qui président à sa présentation.
Nous voyons ensuite, dans le deuxième chapitre, comment les invariants romantiques sont adaptés à la période fin de siècle afin de faire de l’enfant à la fois l’expression et l’antidote d’une époque de crise.
Nous étudions plus particulièrement comment il acquiert une dimension symbolique concomitamment aux diverses crises métaphysiques et sociales qui bouleversent les trois nations. La fragilité, la vulnérabilité et l’absence de repères caractéristiques du personnage enfantin constituent un moyen de représenter l’homme en désarroi ainsi que le signalent l’entrée massive de la figure du bâtard dans le roman français, celle de l’orphelin dans la littérature anglaise, et les romans de la quête de soi où les enfants se lancent à la recherche de leur identité perdue. L’enfant constitue alors une figure de l’impuissance et symbolise l’homme réduit à néant dans une société mécanisée régie par une philosophie déterministe. Il est utilisé métaphoriquement pour dépeindre un autre cauchemar de la société moderne : la guerre.
Nous analysons enfin comment, en ces temps d’industrialisation et d’urbanisation forcenés, l’enfance permet d’élaborer un mythe compensatoire dans une écriture à la fois nostalgique et pastorale.
Nous poursuivons cette étude des rapports entre les représentations de l’enfance et le contexte historico-social en deuxième partie où nous examinons le fonctionnement du personnage de l’enfant comme arme de glorification ou de dénonciation.
Nous nous penchons tout d’abord, au chapitre III, sur le rôle de l’enfant héroïque présent dans la littérature conservatrice pour l’exaltation des valeurs patriotiques, coloniales et familiales ; puis nous nous intéressons à la figure de l’enfant-victime héritée de la littérature romantique et des personnages de Dickens et de Hugo et montrons comment elle se déploie au-delà de la veine naturaliste et devient un instrument véritable de polémique et de remise en question à la fois des valeurs et de l’écriture traditionnelles car les romanciers modernes s’appliquent à démonter point par point les fictions rassurantes et compensatoires mises en place par les tenants de la tradition en s’attaquant d’abord au sort des enfants des classes défavorisées dans des romans tribunes qui s’inspirent des analyses des philanthropes et de journalistes contemporains, en se livrant à des attaques contre la famille, l’école, la religion et en évoquant également la destinée d’enfants martyrs des classes moyennes victimes de principes trop rigides.
Le statut de victime de l’enfant permet ainsi une critique sociale mais celle-ci s’effectue aussi grâce à la fonction de personnage focal ou narrateur qui lui est de plus en plus attribuée par des romanciers à la recherche d’une nouvelle écriture qui n’impose plus de message éthique à travers une esthétique conventionnelle.
Le chapitre IV développe, sur le plan de l’écriture cette fois, le rôle capital de l’enfant comme maître du soupçon en opposant les stratégies argumentatives d’une littérature classique pour laquelle l’enfant n’est qu’objet du discours à une littérature plus moderne où l’enfant sujet du discours devient une arme ironique permettant de condamner de façon indirecte et subtile les iniquités sociales. On passe alors d’un univers de l’enfance peint au travers d’un regard adulte à la description de l’univers des adultes grâce au regard enfantin. Les auteurs peuvent ainsi brouiller les pistes et aborder des questions taboues en déjouant la censure grâce à des histoires apparemment inoffensives. Les héros sont des « centres ironiques extraordinaires » ; ils exercent une fonction critique au moyen de leur vision synecdochique et d’analogies incongrues qui désacralisent les rituels sociaux. Ils ont un pouvoir « révélateur » : leur regard naïf fait subir une métamorphose voire une anamorphose au réel tandis que leur parcours d’apprentissage négatif met en relief la corruption du monde.
L’enfant procure donc un nouvel éclairage sur la société et invite le lecteur à voir autrement : grâce à sa perception confuse, surprise et tâtonnante, le roman n’est plus porteur de certitudes assénées et martelées dans une écriture de la redondance, mais d’un message vacillant que le lecteur doit interpréter. On n’y trouve plus de héros exemplaires ni de porte-parole vénérables pour délivrer des leçons. L’écriture de l’enfance fait ainsi entrer le roman dans l’ère moderne du soupçon car à ce caractère polyphonique s’ajoute le statut de personnage en mutation des héros : l’enfant constitue une préfiguration de ce que sera le personnage de roman au XXe siècle : il n’est plus donné comme une personne, un type achevé, socialement et psychologiquement défini. Les romans-nouvelles de l’enfance, par leur incomplétude exhibée, renforcent le doute et détruisent les belles constructions épistémologiques des romanciers classiques. Les certitudes du lecteur sont, par conséquent, mises à mal tout comme son confort de lecture à travers cette vision neuve du monde et cette écriture lacunaire.
La troisième partie s’attache tout d’abord, au chapitre V, à l’entreprise de démystification mise en place par les romanciers modernes : profitant des découvertes de la psychologie (naissance de la psychiatrie et des théories freudiennes) et des portraits novateurs de l’enfance que fournissent les écrivains russes, ils vont en effet remettre en cause l’innocence enfantine et présenter des personnages plus complexes et plus riches en pratiquant une écriture de la crudité qui s’intéresse particulièrement au corps de l’enfant ¾ occulté jusqu’ici ¾ et aux troubles de l’adolescence. Le personnage de l’enfant est alors démythifié : sa bonté et sa douceur laissent place à l’évocation de sa cruauté et de son sadisme ; il n’apparaît plus comme un angelot radieux mais comme un personnage physiquement incarné. La figure de l’adolescent entre aussi massivement dans le roman et permet l’évocation d’aspects inexplorés du psychisme enfantin : le traumatisme de la croissance et l’éveil de la sexualité.
Cela débouche sur une récusation littéraire et un jeu de massacre. Les nouveaux romanciers de l’enfance établissent le procès de la « genteel tradition » dans l’élaboration d’une théorie de l’éducation qui dénonce le côté lénifiant de la littérature traditionnelle, dans la critique acerbe des équivalents picturaux de cette littérature de bon ton et enfin dans la mise en abyme de peintres, doubles fictionnels, et de leurs tableaux d’enfance révolutionnaires. Nos auteurs poursuivent leur attaque en se servant à nouveau de l’ingénuité enfantine dans un but métalinguistique cette fois : les jeunes héros admiratifs de la littérature sentimentale et d’aventures leur permettent, par leurs pastiches puérils, d’infantiliser et de décrédibiliser la romance car leur lecture dénude en effet les procédés, travaille l’hypotexte et le tire vers l’absurde en le transformant en burlesques. La littérature de l’enfance traditionnelle est la cible suivante des lazzis des romanciers modernes de l’enfance : ils la jugent trop manichéenne et pour dénoncer cela mettent en scène au sein de leurs fictions des mauvais lecteurs adultes qui, prisonniers des représentations traditionnelles de l’enfance, interprètent de façon beaucoup trop simplificatrice les actes des héros enfants. Enfin, ils jouent de l’intertextualité en pastichant outrageusement la littérature édifiante, en se livrant à la réécriture ironique de la littérature optimiste ¾ les contes de fées, les romans d’aventures, les romans domestiques ¾ et en détruisant surtout la figure de l’enfant Rédempteur cher aux romantiques qu’ils transforment en un être animalisé, diabolisé et histrionique dans une écriture misonéiste hyperboliquement provocatrice
Les grands romans de l’enfance se muent donc en métafictions : ils font entrer l’œuvre littéraire dans une ère réflexive. L’on assiste à un tournant littéraire et à la naissance de l’écriture romanesque moderne telle que la définira Sarraute dans « Flaubert le précurseur ». Cette entrée dans la modernité s’effectue également grâce à la mise en place de tout un appareil narratologique pour faire parler l’enfant qui constitue l’écriture de l’enfance en défi artistique et le roman de l’enfance en récit poétique.
Au chapitre VI, nous analysons comment, récusant la manière de leurs devanciers, les grands écrivains de l’enfance évitent de déployer dans leurs œuvres une puérilité excessive ou un langage policé et conventionnel ; comment ils ne tombent pas non plus, contrairement à certains de leurs contemporains, dans l’écueil d’une écriture pseudo-scientifique desséchante. S’ils s’inspirent des découvertes contemporaines des psychologues de l’enfance qui mettent en avant la tendance enfantine à parler par métaphores, à porter attention au microscopique et au banal, à prêter vie aux choses et à avoir une perception originale du temps et de la chronologie, c’est avant tout parce qu’ils cherchent à traduire toutes les virtualités poétiques de la représentation de la vie mentale enfantine par l’intermédiaire de techniques narratives élaborées.
Ils tentent ainsi de transcrire ces « régions silencieuses et obscures où aucun mot ne s’est encore introduit », pratiquent, avant Nathalie Sarraute, l’usage de la sous-conversation et des tropismes et mettent en place une écriture poétique qui donne à voir au lecteur « le puéril revers des choses », c’est-à-dire une vision enchantée du monde.
Cette révolution du regard est contemporaine de celle des peintres impressionnistes et, à bien des égards, l’écriture de l’enfance de la fin du siècle permet la création d’un impressionnisme littéraire car la vision enfantine élit pareillement des sujets réputés vils ou modernes, se focalise sur le jeu des couleurs et privilégie la sensation aux dépens de l’intellection.
Par sa recréation des perceptions temporelles enfantines qui déconstruisent le temps classique d’un roman et en annule les enjeux, le roman de l’enfance se conforme également aux aspirations symbolistes puisqu’il privilégie une écriture de la sensation et de l’instantané dans une esthétique de l’illumination brève et de la prose poétique en faisant de son personnage l’unique ciment d’une mosaïque d’impressions. Il anticipe aussi les jeux surréalistes d’une part dans son utilisation massive de la métaphore et des rapports analogiques qui créent une nouvelle réalité surprenante et fulgurante et d’autre part dans l’attention portée au signifiant : l’enfance y est avant tout « l’âge des noms » et des « mots » et elle permet à la fois d’interroger, de contester et de remotiver le langage comme le feront les poètes des années 1930.
L’enfant dans ce type de roman participe donc à la reconquête du langage d’autant plus qu’il autorise le déploiement, largement contesté et censuré à l’époque, d’un style oral et familier qui permet à la fois l’émancipation du roman américain de sa tutelle anglaise étouffante et l’affranchissement plus général du roman de l’académisme.
C’est pourquoi les plus grands auteurs, conscients du rôle capital qu’endosse finalement l’enfant dans la fondation d’une écriture moderne, écrivent des romans de l’enfance qui sont aussi des romans de vocation. L’enfant y devient l’alter-ego du poète au terme d’un processus esthétique complexe et non pas par simple reprise du stéréotype romantique.