Conférence sur Primo Levi

, par FUSCO Mario, professeur émérite de la Faculté de Paris III

Les numéros de pages renvoient à l’édition Pocket de Si c’est un homme, édition qui reprend la traduction fançaise parue chez Julliard en 1987.

Introduction

L’oeuvre de Primo Levi, par le caractère hors du commun de son champ de référence, peut appeler différentes approches : philosophique, par une réflexion sur l’homme, sur le bien, sur le mal ; historique, en examinant les circonstances qui sont à l’origine de cette politique d’extermination du peuple juif. Toutefois, une approche littéraire s’impose qui doit nous conduire à situer ce témoignage dans des formes d’écriture particulières : existe-t-il un genre propre aux littératures concentrationnaires ? Ce témoignage, vécu, peut-il cependant être envisagé sans référence à une très ancienne tradition littéraire et picturale, le voyage dans le monde des morts, la descente aux enfers, et dans ces conditions, comment ne pas songer à La Divine comédie de Dante ? Quels liens établir avec les objets d’étude des programmes de Seconde et de Première (les registres, le biographique, par exemple) ?

Si c’est un homme pose un problème de méthode.

Il s’agit d’une oeuvre de littérature et elle est donnée comme faisant partie d’un programme de littérature. Elle doit être étudiée comme telle, dans sa genèse, dans sa forme.

Mais il y a inévitablement la question du référent, puisque, par définition, le livre est sorti de l’expérience vécue par Levi à Auschwitz. L’émergence de l’oeuvre est née de ce qu’il a vécu, constaté, vu autour de lui et de l’exigence ressentie d’en donner, d’en porter témoignage. Le témoignage fait ainsi figure d’une lutte contre l’oubli qui menace un certain nombre d’expériences limites. Cette oeuvre naît d’une occasion particulière, internement à Auschwitz, dans un contexte qui dépasse le phénomène Auschwitz tel qu’il a été vu par Levi, mais dans le cadre d’une politique d’ensemble d’extermination prédéterminée par l’Etat nazi. Le contexte a donc une importance déterminante, même si l’essentiel du travail n’est pas de traiter de ces problèmes.

Ligne assez difficile à suivre, mais il est fondamental de l’avoir à l’esprit.

Convergence entre la machinerie monstrueuse du Lager et le destin individuel d’un homme

D’autre part, la convergence entre cette machinerie monstrueuse - id est le Lager -, et le destin individuel d’un homme -Primo Levi- est significative, exemplaire, car Levi n’est pour rien dans son arrestation et dans sa déportation. Il a été arrêté, semble-t-il, un peu par hasard. Il n’a pas fait état, alors, qu’il était engagé dans un mouvement de résistance ; et il pensait que se dire juif était moins grave, il s’est en quelque sorte abrité derrière le fait qu’il était juif.
L’expérience du camp de Fossoli, puis d’Auschwitz, n’est pas due à une infraction volontaire qu’il aurait commise, elle est de l’ordre plutôt du hasard.
Il a réchappé, par ailleurs, de façon miraculeuse, à cette année de déportation.

On est donc confronté à l’apparition d’une oeuvre écrite rapidement après le retour de Levi à la vie normale : la première rédaction de Si c’est un homme a été achevée en 1947, mais n’a suscité pratiquement aucun écho avant la réédition de 1958 . Puis, vient une oeuvre qui s’est édifiée pendant trente ans. Cette oeuvre peut être vue comme une sorte de tentative de mise en système, de théorisation de ce qui a pu être son itinéraire : Levi a été conduit à élaborer un approfondissement de son oeuvre qui n’a cessé de se creuser.
Si c’est un homme est un livre sans précédent dans la littérature italienne.

L’objectif est de faire apparaître quels sont les points majeurs de cette oeuvre qui peuvent alimenter la réflexion

Il est très souhaitable, pour ce faire, tenir compte pour la bonne compréhension du livre des auto-commentaires rédigés par Levi lui-même, qui sont consignés dans l’appendice accompagnant la plupart des éditions. Levi a voulu ainsi coucher noir sur blanc un certain nombre de questions qui lui ont été posées de façon récurrente.
Cet appendice doit être complété par deux ouvrages de l’oeuvre de Levi : début 70, le Système périodique, et l’ouvrage final Les naufragés et les rescapés, dont le titre est repris d’un des chapitres de Si c’est un homme. Les deux ouvrages sont traduits et disponibles.
La formulation « système périodique » renvoie à la classification de Mendeleïev ; chaque chapitre porte le nom d’un des corps simples, de argon à zinc. Il y est question, notamment, de l’expérience de Levi et de la démarche intellectuelle qui a suivi l’expérience du camp. C’est un livre riche et intéressant ; dans le deuxième volume, le chapitre le plus intéressant est La Zone grise ; mais l’importance des questions mises en jeu et la qualité de la rédaction poussent à une lecture intégrale.

Une parenthèse pour le plaisir : le chapitre Carbone, a priori, n’a pas grand rapport avec notre sujet, car Levi développe sa réflexion à partir de l’histoire d’un atome de carbone ; il reconstitue son parcours à travers la nature pendant plusieurs centaines d’années. C’est un chapitre éblouissant d’intelligence qui montre à quel point on a affaire à un grand écrivain. Il serait regrettable de se passer d’un texte aussi beau.

Primo Levi, lui-même

Eléments biographiques

Levi est né à Turin ; il appartient à une famille de la bourgeoisie juive, non croyante. Il a fait des études générales ; ses résultats étaient décevants dans les matières littéraires, mais ses intérêts étaient tournés vers les études scientifiques. Il fait des études supérieures de chimie à l’Université de Turin, en 39-42, à un moment où, en Italie, le gouvernement fasciste a appliqué un certain nombre de dispositions restreignant l’accès à la fonction publique et aux fonctions libérales pour la population juive. Levi savait que, dès la fin de ses études, il lui serait pour cette raison difficile de trouver à s’employer. En ce sens, Levi est menacé d’une exclusion de fait, partagée par un certain nombre d’italiens de sa génération qui, du jour au lendemain, sont confrontés à un problème de ségrégation raciale que rien ne semblait annoncer.

Il est nécessaire de revenir en arrière pour voir ce qui se passe en Europe

Depuis 33, le National Socialisme est au pouvoir en Allemagne. Est mis en place un système politique reposant sur un nationalisme agressif, sur l’exaltation de la race par rapport à ce qui peut être considéré comme étranger - intrinsèquement inférieur -, sur un antisémitisme déchaîné qui se donne vite les moyens d’institution pour isoler, puis détruire systématiquement tous ceux qui peuvent appartenir à la communauté juive.
Les camps de concentration remontent au milieu des années trente : y sont internés d’abord des opposants au régime, puis très vite la ségrégation juive se met en place ; elle ne cesse de se développer et de s’étendre.

Pour l’Italie, dans les premiers temps, le régime fasciste ne présente pas de positions analogues, notamment sur la question raciale.
Dans les années trente, l’Italie participe aux côtes de l’Allemagne dans la guerre d’Espagne. Elle s’aligne sur la politique allemande ; lors de l’Anschluss, l’italie ne réagit pas. Puis, après la déclaration de la guerre, l’Italie s’engage dans le conflit en Juin 40.
Quant aux lois raciales, en 1938, apparaissent lois et décrets qui mettent en place une politique de ségrégation raciale. Cela ne correspond pas à une attitude culturelle ancrée dans l’Italie traditionnelle. Avant les années 30, l’antisémitisme n’existait pas en Italie comme il pouvait exister en France. Très sporadiques, les commmunautés juives étaient intégérées dans le fonctionnement de la société italienne. Un certain nombre de grands personnages du Royaume d’Italie, depuis 1870, étaient d’origine juive.
On peut se reporter au témoignage de Giorgio Bassani (né en 1916, originaire de Ferrare, juif) qui a étudié à peu près dans les mêmes années que Levi et a été heurté de plein fouet par les mesures de ségrégation raciale : c’est du reste le thème essentiel de son oeuvre. Il a écrit sur Ferrare et la communauté juide : Histoires ferrarèses (nouvelles), Le Jardin des Finzi-Contini (penser aussi à son adaptation cinématograhique). Il a témoigné sur cette espèce de scandale vécu par ses proches devant des mesures que rien ne semblait annoncer ni préparer.
On trouve chez Levi l’écho de ces mêmes idées dans Le Système périodique. C’est un livre très composite, mais qui peut être défini comme une tentative partielle d’autobiographie. Certes, il y a dans Le Système périodique d’autres matières. Mais certains chapitres sont essentiels d’un point de vue autobiographique. Notamment, le 1er chapitre, Argon, reconstitue son environnement culturel et son parcours d’étudiant. Il donne une image de Levi avant son départ pour Auschwitz.

Les années 1938-1942

En 1938-42, c’est le moment où l’hitoire le rattrape alors qu’il en est réduit à se contenter de petits boulots où sa formation de chimiste pouvait lui servir.
Il s’engage aussi de façon assez timide dans une attitude d’opposition déclarée au régime, qui n’est plus à ce moment là celui de Mussolini (effondrement en Juillet 43), mais la République de Salan, régime fantoche soutenu par les nazis et aligné sur eux. C’est le moment où Levi et d’autres jeunes gens de sa génération s’engagent dans la résistance. Il dit lui même qu’ils étaient peu informés, non épaulés matériellement. Les engagés dans le Piémont font figure d’amateurs, de naïfs et cela n’a pas duré longtemps. Ils sont vite arrêtés.

Derniers éléments biographiques

Pour évacuer la question de la biographie, il est bon de terminer en rappelant que Levi a été transféré au camp de Fossoli, puis envoyé à Auschwitz où il arrive au printemps 44, libéré début 45 , et revenu en Italie à l’automne 45 au terme d’un voyage extrêmement long. L’odyssée du retour a duré 9 mois, comme on en trouve témoignage dans La Trève. C’est la suite immédiate de Si c’est un homme ; il n’y a pas de solution de continuité, mais les oeuvres ne sont pas du même ordre.

Après son retour à la vie normale, il se consacre à la chimie. C’est là l’essentiel de son travail jusque vers le milieu des années 70. Parallèlement, il commence à écrire et publie une première version de Si c’est un homme en 1947. Il ne connaît aucun écho dans le public italien, et doit attendre 1958 pour être republié dans une version légèrement augmentée, chez le grand éditeur Einaudi.

L’oeuvre de Primo Levi se limite, pendant 15 ans, aux deux versions de Si c’est un homme et La Trève parue en 1963.
Mais ensuite, Levi se prend à son propre jeu. Son activité d’écriture se développe à un rythme soutenu. En 1987, Levi a finalement publié l’équivalent de trois volumes dans la collection de la Pleïade. Son oeuvre est assez consistante. Le dernier texte, écrit et publié de façon posthume, est Les Naufragés et les rescapés, juste avant sa mort par suicide. Ce dernier a suscité des questions nombreuses. Pourquoi le suicide ? Est-ce son passé, l’expérience intolérable vécue qui lui sont apparus comme insurmontables ? Est-ce le problème de la réapparition de mouvements néonazis ou néofascistes en Italie et hors d’Italie ? Sont-ce les phénomènes apparaissant ici et là et qui pouvaient conduire aux mêmes risques ? Est-ce le négationisme ? Force est de constater qu’il n’y a pas de réponse. Mais cela ne change pas grand chose par rapport à ce qu’on a à connaître pour l’étude littéraire de l’oeuvre.

De la nécessité d’écrire

Pour Si c’est un homme, se pose une question.
Avant la déportation, Levi n’était pas un écrivain. Il avait une bonne culture littéraire, mais ce n’était pas pour lui un domaine de prédilection. Il n’avait jamais envisagé sérieusement d’écrire, à l’exception de quelques écrits poétiques ou narratifs fragmentaires ; mais il n’avait jamais rien écrit d’organisé.

Mais quand il se retrouve à Auschwitz, l’écriture apparaît comme une nécessité, une exigence irrépressible, un besoin d’exprimer ce qu’il a vu, ce qu’il a constaté. Il existe à ce propos des commentaires nets et clairs (cf. préface p.8) :

« En fait, le livre était déjà écrit, sinon en acte, du moins en intention et en pensée dès l’époque du Lager : le besoin de raconter aux »autres« , de faire participer les »autres« , avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit un livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure. »

Cette déclaration liminaire contribue à la tonalité qu’il a voulu donner à son oeuvre. Levi a raconté que lorsqu’il a travaillé au Kommando de chimie, il prenait des notes à la dérobée pour ne pas oublier ce qu’il vivait, sachant que c’était illicite et qu’il y risquait sa vie. Il mettait en réserve ce qui pouvait constituer un support à la mémoire.

Illustre ce besoin irrépressible de s’exprimer l’expérience du rêve auquel il se réfère. Levi évoque le rêve récurrent qui l’a hanté comme tous ses compagnons de déportation, celui de raconter ce qu’il vivait comme ses compagnons (cf. le chapitre Nos nuits). Il faut voir dans ce rêve deux aspects : le récit, le témoignage, le désir de témoigner, et, par ailleurs, l’irrecevabilité de ce qu’il dit, le fait qu’il n’est pas compris, comme le souligne Levi quand il évoque cette scène où il parle à sa soeur, raconte ce qu’il a vécu (p.64) : « Ma soeur me regarde, se lève et s’en va sans un mot ».
Levi traduit sa peur de se heurer à l’incrédulité, à l’irrecevabilité. Il est intéressant de voir que, sur le plan conscient, il ressent le désir de dire les choses et, sur le plan inconscient, à côté du désir de dire les choses, il y a aussi le sentiment qu’on ne le croira pas. D’où la nécessité d’en faire un ouvrage complet.

L’enjeu

Levi parle de défaut de structure, de récit fragmentaire, rédigé par ordre d’urgence

Il est vrai que Si c’est un homme se présente de façon pas absolument ordonnée ; il s’agit au fond d’une sorte de journal a posteriori mais qui, en même temps, élabore une réflexion sur les événements et introduit une sorte de contre-point par rapport aux faits. Levi a la volonté de témoigner de l’incroyable, de l’impensable : il adopte la forme d’une espèce de chronique, qui se distingue des ouvrages plus tardifs, où la maîtrise du récit est plus forte. Il a alors déjà une pratique d’auteur et s’est peut être plus détendu.

On retiendra de son commentaire, dans la préface, qu’il s’agit pour lui de quelque chose qui est de l’ordre du récit et non de l’accusation (Cf. Préface) : il veut ainsi fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine.
L’importance de l’enjeu caractérise l’oeuvre de Levi. A travers son récit, il élabore une réflexion plus profonde et plus large.

Réflexion sur le titre

En écho à la préface, peut être fait référence à l’extrait du poème publié par la suite dans une recueil : Si c’est un homme. Le poème présente une sorte de refrain, mis en exergue, Considérez si c’est homme, Considérez si c’est une femme. Il donne la tonalité de ce qui va suivre. Il livre une question lancinante. C’est pour le lecteur une incitation à prendre conscience, à réfléchir sur ce qui est l’essentiel, si c’est un homme, si c’est une femme.

Dans la conclusion du poème, la tonalité change :

"Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous."

La fin résonne comme une sorte de malédiction biblique qui annonce des éléments qui vont se trouver dans le livre : solennité et gravité par rapport à quelque chose d’incompréhensible et qu’il veut pourtant comprendre.

Le mot-clef « comprendre » est central dans ce livre

(Cf. p. 20) Nous nous regardions sans souffler mot. Tout nous semblait incompréhensible, fou, mais une chose était claire : c’était là la métamorphose qui nous attendait.

A l’extrême fin du chapitre apparaît la tonalité ironique. Ces changements de registre, efficaces et imprévus, sont aussi la marque de Levi.

(Cf. p. 51) Depuis longtemps j’ai renoncé à comprendre.

C’est à mettre en parallèle avec cette réponse à la question posée par un déporté :

Hier ist kein warum (p.29).

Levi écrit aussi à propos de la compréhension, à la fin de l’appendice, section 7, que, peut-être, ce qui s’est passé à Auschwitz ne peut pas être compris et ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre c’est justifier.

La réponse est donnée par le travail de toute une vie. Levi donne son dernier mot dans Les Naufragés et les rescapés.
La question qui est posée, c’est de savoir si on peut malgré tout rester un homme dans des conditions pareilles et si tout le sens de cette opération n’est pas de détruire complètement, en ceux qui étaient pris dans ce système, l’humanité, de les retrancher complètement de ce qui est l’appartenance à l’humanité (Cf. le chapitre Chrome dans Le Système périodique) :

« J’écrivais des posésies concises et sanglantes, je racontais avec vertige, .... tant et si bien que naquit un livre. Brièvement , je retrouvais la paix, je redevenais un homme , un de ceux qui se marient et ont des enfant, qui se tournent vers l’avenir et non vers le passé ».

La dialectique de l’homme et de la bête

L’homme

Pour ce qui est du livre, il y a d’autres mots-clefs : le plus porteur de sens est sans doute le mot de homme. Il y a en effet un réseau de citations qui se renvoient les unes aux autres et qui sont le développement de cette réflexion.

On pourrait dire que la première fois que la question se trouve posée, c’est dans le chapitre Le Voyage, où un Allemand demande : Wieviel Stück ? (p.15). La déshumanisation est, là, symboliquement exprimée de façon forte. Un peu plus loin, on retrouve l’idée de métamorphose :

« deux groupes d’étranges individus... (p.19), mais une chose était claire : c’était là la métamorphose qui nous attendait. Demain, nous aussi nous serions comme eux (p.20). »

Si c’est un homme relate l’abandon progressif de ce qui fait l’appartenance à l’espèce humaine, la destruction, de l’intétieur, de ce qui fait l’espèce humaine.

« Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir. »

Levi souligne ainsi le passage de ce qui a été vu à ce qui est vécu. Ils sont devenus des Häftlinge. Mon nom est 174517 marque l’achèvement de l’opération de dépouillement de ce qui rattachait ces êtres à l’espèce humaine.
Suivent des paragraphes importants :

Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ... (p.27).

Le problème de fond est ainsi posé. On a là en germe ce qui va être développé dans le livre à travers les expériences vécues ou constatées par lui.

La bête

Autre thème, contre-thème, l’image de la bête : ce à quoi le traitement doit réduire les Häftlinge. On peut se reporter au chapitre Initiation - le titre est du reste parlant - dans lequel Levi nous rapporte les propos de Steinlauf :

« Mais le sens de ses paroles, je l’ai retenu pour toujours : c’est justement, disait-il, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes ; puisque même ici il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner ; et pour vivre, il est important de sauver au moins l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation (p.42). »

Levi souligne ainsi la nécessité vitale qu’il y a à ne pas se ravaler à ce rang de bestialisation. Un des cas les plus frappants de bestialisation, c’est Null Achtzehn, devenu au sens propre un sous-homme (Cf. chapitre KB, p.44) :

On ne lui connaît pas d’autre nom. Zéro dix-huit, les trois derniers chiffres de son matricule : comme si chacun s’était rendu compte que seul un homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn n’est plus un homme.

Null Achtzehn préfigure ce que les autres sont appelés à venir. Il est, en chair et en os, le résultat de l’opération en cours, quelqu’un qui a perdu le souvenir de sa propre identité. Il est exemplaire de ce qu’on nomme au Lager Musulman. Le terme désigne les déportés complètement vidés de leur propre nature d’homme. Ne plus pouvoir combattre, ne plus pouvoir résister a pour résultat l’état de Musulman. La même thématique se retrouve par exemple à la fin du chapitre K.B. (p.59) :

« (...) et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendons pas. Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. »

La nature humaine

A travers les différents épisodes relatés par Levi, se creuse et se développe ce discours sur l’homme. Le chapitre Une bonne journée présente une remarque intéressante à propos de la souffrance (p.79) :

« Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s’additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. »

On arrive à quelque chose de très important, développé dans le chapitre En deçà du bien et du mal : Levi entreprend d’analyser et de comprendre l’anthropologie du Lager. Il pose le problème d’une règle de vie, celui d’un code éthique dont il constate la destruction et qui pose la question des alternatives qui peuvent se poser.

L’écriture de Levi

Une des grandes caractéristiques de l’écriture de Levi est la grande réserve de ton. Il ne force pas la note, il reste en retrait par rapport au contenu.
Levi souligne la limite des mots (Cf. le chapitre Le Fond, p.26) :

« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. »

Il est à noter qu’il y a eu deux traductions en français. La première, qui a pour titre J’étais un homme, a été délaissée et prévaut celle de Martine Schruoffeneger parue chez Julliard et reprise en édition de poche chez Pocket.

La traduction française rend assez bien compte de la tonalité de langue. Une écriture non passionnelle. Levi ne se laisse pas aller au mouvement de ses passions. C’est un Piémontais, un homme des montagnes. Il reste en retrait par rapport à ce qu’il dit. Ses textes sont très contrôlés, la phrase ne prend pas spontanémemnt une grande ampleur. Néanmoins, la charge émotionnelle ou intellectuelle est parfois si forte qu’une sorte de rhétorique s’installe, sans toutefois que jamais l’écriture soit complaisante.

La comparaison de Levi et de Semprun s’avère enrichissante. Levi, par son écriture, met en place un univers froid, très à distance. On peut à ce titre se rappeler que le stade final de l’Enfer chez Dante, c’est la glace, la glace absolue. Semprun, lui, est plus impliqué. Si c’est un homme est une oeuvre particulière dans la littérature des camps, et l’une des plus fortes.

On peut rapprocher l’écriture de Levi de la peinture de Music. De fait, toute sa peinture est constituée de souvenirs des camps. Elle est baignée de teintes de camaïeu, quasi monochromes. Mais il y a chez P. Levi tout un discours sur la déportation, et pas seulement des images obsédantes.

Le niveau de la réflexion

Les chapitres dans lesquels Levi parvient à une réflexion plus profonde

On peut considérer que dans Si c’est un homme, après les chapitres descriptifs, Levi parvient à une réflexion plus profonde dans les chapitres En deçà du bien et du mal, Les élus et les damnés. (traduction un peu différente, dans ce dernier cas, de celle adoptée pour son dernier livre, cité plus haut, mais en italien ce sont les mêmes mots dans les deux cas).

Ce sont les chapitres centraux, non pas seulement parce qu’ils sont au milieu du livre, mais parce qu’ils posent des problèmes d’une importance fondamentale. Ils vont plus loin, à propos du quotidien des déportés. Levi montre que, dans l’état de délabrement, de pauvreté imposée, de malnutrition, de menace constante, les règles de comportement des individus ne peuvent plus être les mêmes que celles qui régissaient leur vie dans le cadre d’un société organisée. Levi témoigne de la dégradation progressive du sens des valeurs qui régissent le comportement au quotidien. Il s’agit d’une réflexion d’ordre antropologique. Le titre du chapitre a son importance. En deçà du bien et du mal, et non pas au-delà comme disait Nietzsche, mais en retrait. La conclusion du chapitre livre le contenu de la réflexion de Levi :

(...) que pouvaient bien justifier au lager des mots comme « bien » et « mal », « juste » et « injuste » ? A chacun de se prononcer d’après le tableau que nous avons tracé et les exemples fournis ; à chacun de nous dire ce qui pouvait bien subsister de notre monde moral en deçà des barbelés (p.92).

Le vol

La réflexion est suggérée à Levi par des scènes de vol. Le vol est au Lager une activité quotidienne pour tout le monde, il est lié à l’exigence de survie. Pour se mettre quelque chose sous la dent, bouffer, fressen (c’est le mot utilisé en allemand pour les bêtes) , mais aussi pour obtenir quelque chose que l’on puisse échanger dans un jeu de trafic extraordinairement révélé par Levi. Le vol est pratiqué avec maestria par les grecs de Salonique, logés bien évidemment à la même enseigne, au sein du même univers.

Ces deux chapitres sont significatifs et ont une importance énorme par rapport à l’abandon progressif du code habituel de comportement.

L’abandon progressif du code habituel de comportement

Levi revient sur ce même thème de réflexion dans le passage consacré à l’examen de chimie qu’il a dû passer pour travailler à l’usine. Dans la scène où Levi est confronté à Pannwitz (p.113), il dit qu’il voudrait le rencontrer à nouveau pour satisfaire sa curiosité de l’âme humaine, car cet homme s’identifie au système politique et social auquel il est intégré. Plus intéressant encore :

Car son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich (p.113).

Y fait écho à la fin du même chapitre la scène dans laquelle Levi, en compagnie du Kapo Alex, passe sous un câble et où Alex

« sans haine et sans sarcasme, [il] s’essuie la paume et le dos de la main sur mon épaule pour se nettoyer ; et il serait tout surpris, Alex, la brute innocente, si quelqu’un venait lui dire que c’est sur un tel acte qu’aujourd’hui je le juge, lui et Pannwitz, et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs (p.115). »

Levi est ravalé à l’état de chose ; Alex prend ce qu’il a sous la main, considérant Levi comme quelque chose « en deçà ». Et le regard de Pannwitz, absent, qui ne peut pas voir dans son interlocuteur quelque chose de la même espèce a la même signification.
On peut penser aussi aux femmes du laboratoire qui les considèrent comme des « parias ». La traduction de « parias » n’est pas bonne ; en italien, Levi dit « intouchables » - au sens plein, « qui ne mérite pas qu’on le touche et le regarde ». Les exemples se répondent et font la cohérence d’une réflexion qui se construit ainsi progressivement.

La Divine comédie

Nous pouvons maintenant approfondir le questionnement. Levi est quelqu’un dont on a dit qu’il était un narrateur qui raconte extraordinairement bien les choses ; il relate des micro-histoires qui s’intègrent dans un ensemble. Il y a chez lui un talent de narrateur ; souvent, il testait ses textes en les racontant avant de les rédiger. C’est un homme de parole, de langage ; le travail de transcription vers la page écrite, est seconde. Les menus épisodes vont dans ce sens.

Encore un ou deux passages révélateurs, qui vont dans le même sens : le chapitre Le chant d’Ulysse, (Tout y est authentique ; Jean Samuel, héros de cet épisode, a été rencontré par l’auteur de la conférence et a confirmé). La corvée de soupe faite de compagnie témoigne du besoin de parler d’autre chose, de dire autre chose. L’interlocuteur de Levi, pikolo, lui demande de parler italien. Levi veut lui expliquer ce qu’est l’italien, et il dérape sur ce qui est l’incarnation la plus haute de ce qu’est la littérature italienne, soit Dante et La Divine comédie. Levi évoque l’épisode du chant 26, un des plus importants, où Ulysse raconte comment ils ont dépassé les colonnes d’Hercule et ont entrepris de découvrir quelque chose de nouveau. C’est le grand passage de l’Enfer. Ce qui est intéressant, c’est que d’une part Levi, parlant de , littérature prend l’exemple de La Divine comédie et d’autre part qu’il parle de l’enfer, un voyage à travers le monde de la souffrance qui rappelle le terrain sur lequel il est lui-même jeté. Le parallélisme entre l’enfer dantesque et l’enfer qu’il vit est parlant et inévitable.

Seconde chose à prende en compte, à bien y regarder, tout ce que Levi a rapporté de son propre voyage, de son cheminement, est une descente en enfer, relatant certains épisodes de la descente aux enfers, le passage du fleuve, la barque de Charon.
Nous trouvons plus qu’une référence, une citation explicite : considerate - « considérez » (cf. le poème initial) ; c’est ce que Levi cite à son interlocuteur :

J’y suis, attention Pikolo, ouvre grand tes oreilles et ton esprit, j’ai besoin que tu comprennes : « Considérez quelle est votre origine : Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des brutes, Mais pour ensuivre et science et vertu ».

Est importante la rencontre de ce même verbe considérez , à l’impératif. C’est une incitation à sortir de cet état qui transforme les hommes en animaux, en absence de toute réflexion, pour aller au-delà de l’entreprise d’écrasement.
Dante constitue certes un univers culturel de référence, mais c’est aussi un modèle, un code de vie qui s’oppose à l’écrasement observé jusque là dans le texte.

Il est intéressant d’analyser en détails les tâtonnements de Levi. Sa mémoire y joue un jeu imparfait, mais il y a quelque chose qui passe et qui se condense dans ce que dit Levi à la fin du chapitre à propos de ce qu’il doit transmettre :

Je retiens Pikolo : il est absolument nécessaire et urgent qu’il écoute, qu’il comprenne ce « come altrui piacque » avant qu’il ne soit trop tard ; demain lui ou moi nous pouvons être morts, ou ne plus jamais nous revoir ; il faut que je lui dise, que je lui parle du Moyen-Age, de cet anachronisme si humain, si nécessaire et pourtant si inattendu, et d’autre chose encore, de quelque chose de gigantesque que je viens d’entrevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence, ici aujourd’hui... (p.123).

La question de la divinité

Levi a l’intuition fulgurante de la réponse à la question de la raison de leur présence. Levi revient sur cette question : comment notamment cela est possible par rapport à une divinité toute puissante qui peut avoir toléré, permis une telle abomination. Le problème est évoqué au chapitre Octobre 1944. On peut se reporter précisément à cet épisode terrible, centré sur Kuhn, assis en train de prier en se balançant, remerciant Dieu de ne pas avoir été choisi. Levi se situe dans une pespective agnostique ; il est juif d’appartenance, mais il ignorait tout du judaïsme avant Auschwitz. L’idée d’une croyance en une divinité lui est étrangère. Parler de ce vieillard qui se croit sauvé, c’est pour Levi insupportable : la fin est dramatique.

Est-ce qu’il ne sait pas,Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu’il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd’hui est une abomination qu’aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer . Si j’étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.

La pensée de Levi

Le développement de la pensée de Levi

De chacun des ces épisodes, on peut faire partir un réseau de citations qui permettraient de suivre le développement de cette pensée. La possibilité de l’existence du divin, après Auschwitz, est un des points sur lesquels le questionnement reste entier, et par rapport à la fin de Si c’est un homme et dans les autocommentaires. Levi souligne que dans les conditions qui leur étaient faites il était plus facile de résister pour ceux qui disposaient d’une foi ou d’une idéologie. Mais il dit avoir essayé de prendre conscience ce qu’était la dignité de l’homme.

Une exception à la généralisation de l’avilissement absolu : Lorenzo

Levi note la généralisation de l’injustice, de la cruauté, du vol, de la vie qui se situe en deçà de tout code de valeur. Il laisse imaginer au lecteur une sorte d’avilissement absolu contre quoi aucun recours ne serait possible.

L’oeuvre offre sur la question des éclairages intéressants allant dans des sens opposés : non pas qu’il y ait contradiction, mais parce qu’il montre qu’il existait des exceptions, dont le meilleur exemple est celui de Lorenzo, ouvrier italien travailleur civil confronté aux déportés. Il a apporté à Levi, pendant des semaines, des restants de soupe qui lui ont permis de survivre. Lorenzo a agi de manière gratuite, comme ça, parce qu’il avait le désir d’aider un autre que lui. Levi commente ainsi sa relation avec Lorenzo et l’acte de ce dernier dans le chapitre Les événements de l’été :

Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte. (...)
Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation (p.130).

La dialectique « être un homme » / « ne pas être un homme »

Le sens de l’oeuvre se construit également en s’appuyant sur la dialectique constante entre « être un homme » / « ne pas être un homme ». L’importance que revêt la libération des russes tient au fait qu’elle donne à Levi et à ses compagnons la possibilité d’être à nouveau des hommes.

On peut aussi tenir compte du chapitre Le dernier, récit de l’exécution du révolté, qui a été condamné, et pendu, et exécuté à titre d’exemple. La scène est importante, car Levi montre que cet homme trouve la force de dire Ich bin der letzte, pour inciter ses compagnons à réagir.

Levi comme les autres est resté immobile et frappé de silence ; cela lui a valu le sentiment d’une honte insurmontable à na pas avoir pu manifester quoi que ce soit devant ce geste de barbarie et ce geste de dignité. Levi est revenu ensuite sur ce sentiment de culpabilité, dans les autres oeuvres. Culpabilité du survivant, par rapport à ceux qui ne sont pas revenus. Levi retrouve le terme utilisé dans poème d’Elsa Morente, femme de Moravi, Mensonges et sortilèges. Morente évoque « l’indécence de survivre », le sentiment d’avoir bénéficié de la possibilité de ne pas mourir. Ce sentiment hante ceux qui sont revenus.

Se greffe en plus sur le sentiment de honte d’avoir survécu, la honte de ne pas avoir pu réagir, pu essayer de manifester quelque chose de l’ordre d’un refus. Levi a expliqué que tout le système avait pour but de casser toute possibilité de résistance. Le condamné est une rare exception, comme Lorenzo ; ils ont échappé à la condition imposée et ont permis aux autres de reprendre conscience de ce qu’était la dignité de l’être humain, du moins pour ceux qui n’étaient pas complètement abrutis.

Le final de Si c’est un homme

C’est pourquoi le final de Si c’est un homme tourne autour de la notion même d’homme, dans le chapitre Histoire de dix jours. Ces dix jours ont permis aux survivants de passer de la domination des SS à celle des russes, qui va être le signe que la condamnation est levée, que le Lager est mort. Autour de la notion d’homme tout se joue. Le chapitre est une sorte de journal daté :

Le 25 : Le soir, autour du poêle, encore une fois Charles, Arthur et moi, nous nous sentîmes redevenir hommes. Nous pouvions parler de tout. (p.184)

Le 26 : Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L’oeuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à terme par les Allemands vaincus : ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes (p.184-185).

L’ordre de la réflexion de Levi ressort ici de façon parlante : l’oppsition entre hommes et bêtes est une opposition qui ne relève pas du concept de faute. Il y a des comportements, de fait, qui ravalaient les Häftlinge au rang de bêtes, dans la pratique les actes qu’ils étaient contraints de faire. C’est la différence entre ce que peuvent commettre ceux qui vivent dans ces conditions d’abondon absolu et ce que peuvent commettre des êtres libres qui ont, de ce fait un comportement humain, parce qu’ils sont égaux à leurs opposants.

Ainsi se résume la condition des déportés ; autour de cet ensemble de données se construisent, s’édifient et se creusent les réflexions que Levi commence à formaliser dans les deux années de retour de camp 46- 47, puis sous forme d’édition augmentée en 57-58, et que par la suite il a développées dans le reste de son oeuvre.

Thèmes et mots-clefs

L’autobiographie

Existe toute une série de thèmes et de mots-clefs : l’avenir, le passé, la mémoire et le devoir de mémoire, le motif de la mort ; différent mais important, le thème de l’autobiographie. Si c’est un homme ressortit au genre de l’autobiographie même de manière particulière de sorte qu’on peut dire que la totalité de ce que Levi a écrit est une tentative d’autobiographie, même quand Levi semble se diriger sur des terrains qui n’ont pas un rapport direct avec la réalité du Lager. On peut notamment penser à ses poésies, ses nouvelles ( qui relèvent pour un certain nombre d’entre elles du genre fantastique, notamment celles sur les centaures). Même là, on a quelque chose qui nous renvoie à ce qui a été pour lui l’expérience marquante, déterminante, indépassable. L’expérience du camp a fait de lui un écrivain. La logique de son existence, de son évolution, de son métier le portaient dans d’autres directions. C’est le camp qui lui a révélé le besoin, la possibilité, le désir de s’exprimer par écrit.

Le jugement

Un problème important à envisager, qui est assez largement exploité dans le commentaire qui se trouve à la fin du libre : la thématique du jugement.

Il s’agit du jugement porté sur ce qu’il a pu vivre, sur le système concentrationnaire, sur le nazisme, sur les allemands. Etaient-ils informés ou non informés ? La question est lancinante.

Levi a développé ce thème dans le questionnaire de l’appendice : les idées qu’il développe correspondent à ce qu’il a pu éprouvé de l’intérieur. Nous pouvons nous reporter à la rencontre avec Pannwitz. Il aurait souhaité pouvoir le revoir pour savoir ce qu’il avait dans la tête, et non pas pour le juger.

L’ absence délibérée de jugement, le refus de juger caractérisent Levi.

Cela dit, si Levi ne porte pas d’accusation contre des personnes, s’il constate que son rôle n’est pas celui d’un juge, il semble cependant que Si c’est un homme, à bien le lire et bien l’écouter, - car la voix de celui qui parle est forte - apparaît comme un acte d’accusation très fort. Il n’y a pas un mot plus haut que l’autre ; le simple énoncé des fait, la simple mise en lumière de ce qui a été monstrueusement organisé, dans la finalité de détruire délibérément, résonne comme une accusation.

Certes, Levi écrit à propos d’Alex, lorsqu’il raconte comment celui-ci s’est essuyé les mains sur sa tête : « C’est sur un tel acte que je le juge ». Mais c’est ici un jugement général ; ce n’est pas un jugement d’homme sur un homme. On peut du reste s’appuyer sur l’emploi de l’oxymore la brute innocente. Ce personnage est l’agent d’un système qui fait de lui un criminel, un être abject dans sa manière de se comporter. Ce n’est pas lui, en personne, qui est en cause. Levi le met sur le même rang que Pannwitz qui appartient expressément à la structure de destruction ; il est tellement intégré qu’il ne voit plus qui il a en face de lui. Alex et Pannwitz sont deux facettes d’une même réalité. Les SS aussi sont des êtres sans visage. C’était des hommes à peu près normaux, mais pris dans un système.

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