De Kafka à Welles : d’un procès à l’autre

, par FERREIRA DE OLIVEIRA Renaud, Lycée de Sèvres

CONFÉRENCE

Introduction / Avertissement

Travail d’analyse d’un film complexe et mal connu ; occasion d’une vraie redécouverte.

Il faut dire que Welles n’aide pas : toujours contradictoire et obscur, continuant à brouiller les pistes : « Non il n’y a rien d’autre que ce que l’on voit. Tu sais qu’étrangement, le film a été mieux compris et mieux aimé par les gens simples, ceux qui ne tremblent pas au seul nom de Kafka, et qui ne se demande pas si le film n’est pas plein de clés. Ils l’ont vu, c’est tout. J’ai sous-estimé le nombre des intellectuels. J’ai fait ce film pour le grand public en oubliant que, dès l’instant où on prononce le nom de « Kafka », on fait bouillonner le sang de gens qui ne sont pas en temps normal des intellectuels. » [1] Idée TI : le film n’a pas de double fonds : il est ce qu’on voit (pas de clés). = L’enjeu est moins analytique que « physique » (plastique)

Idée importante aussi, esquissé ici : Welles ne sacralise pas Kafka = l’adaptation était à ce prix ; il tient à dire ailleurs : « Je ne partageais pas le point de vue de Kafka dans Le Procès. Je crois que c’est un bon écrivain, mais Kafka n’est pas le génie extraordinaire que l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaître. C’est pourquoi je n’étais pas soucieux de fidélité excessive et que je pouvais faire un film de Welles. » [2] = ça l’arrangeait de penser que Kafka n’était pas un génie.

Enjeu et problème pour nous/vous, rendre compte de la confrontation de ces deux monstres ; étant donné qu’ils ne prennent pas le problème sur le même plan.

Je propose un parcours en 3 parties inégales, pour donner « l’essentiel » des axes de lecture pour rendre compte de cette confrontation.

I. MOI, ORSON WELLES, EN 1962-1963

Production RFA - Italie ; Alexander et Michael Salkind ; Tournage 26 mars au 5 juin 1962 ; studios Boulogne, Gare d’Orsay, Zagreb et Rome. Sortie en 1963.

Où en est Welles en 1962 ?

Creux de la vague ; carrière hollywoodienne brisée depuis la Splendeur ; monte des films de bric et de broc (un moment grâce à l’appui de Rita Hayworth). Là en 1962, il est sur un chantier Don Quichotte, plusieurs fois reconduit (1957, 1964...), jamais fini. Lien avec le Procès (déclinaison) confrontation d’un homme perdu dans un monde moderne qu’il ne comprend pas ; l’un est flamboyant et fantasque, l’autre plus ambigu (collaboration de K.) ; jeu sur l’écran que l’on déchire, fin des illusions ; couple Welles /Tamiroff = Quichotte et Sancho.

Genèse du Procès

Les Salkind proposent une liste de films. Cadrer Welles ; mais pas d’appétence au départ chez lui pour adapter ce roman (il préférait le Château). Posture donc et état d’esprit particulière de Welles : il faut tourner ....pour tourner, pour exercer sa main . Son point de départ et intérêt n’est pas le roman en soi, mais son geste d’artiste pour lui-même.

Or 1963 est un point de clivage fort du cinéma. Fin d’un âge d’or hollywoodien avec Cléopâtre qui ruine la Fox. Adieu à un certain cinéma (ce que fait Le Mépris de Godard). + toute une nouvelle génération arrive : issue des « nouvelles vagues » (française et italienne) ; de nouvelles questions se posent et nouvelles écritures cinématographiques. Welles est dépassé ? ambiguë : aime et n’aime pas Resnais ; Pasolini ; Antonioni...

Problématique

Ma conviction est celle-ci (ce sera ma problématique) : le Procès est une réponse de Welles à ce nouveau cinéma, une manière de le prendre en écharpe, de prendre en charge les questions nouvelles qu’il pose, sans se renier lui-même et sans trahir Kafka, mais en trouvant ou retrouvant ou actualisant dans Kafka les éléments qui lui permettent de se mettre à l’étiage, au niveau de ce nouveau cinéma.

II. ADAPTATION ET ECARTS

Décevant presque une immense attente, Le Procès est souvent mal perçu par la critique de l’époque. Selon que l’on se situe de ce côté-ci de l’Atlantique ou de l’autre, le film est jugé trop simple ou trop complexe, trop fidèle à Kafka ou pas assez. De prime abord donc unanimement déroutant, et par rapport à la doxa de l’imaginaire kafkaïen des années soixante, et par rapport à la trajectoire wellesienne. Pourtant, ce film compte, au point que son auteur ira jusqu’à le revendiquer, non peut-être sans une certaine part d’exagération et d’esprit de contradiction face aux réticences du public, « comme le meilleur qu’[il] ai[t] jamais réalisé » [3].

A ) Fidélité à la lettre du roman (à la trame narrative en général).

Fidélité parfois extrême. Ainsi de la représentation du mécanisme infernal dont la finalité ne peut conduire qu’à la mort de K. Le cinéaste a même surdéterminé la présence de ce destin tout-puissant. Un exemple : lorsque K. se rend à la première convocation du tribunal, il désigne deux policiers en s’étonnant : « Vous savez tout ce que je fais, ces deux-là me suivent toute la journée ». Il lui est alors répondu : « Pas du tout, eux, ils ont un autre travail à faire ». Effet d’amorce et épée de Damoclès : ce sont bien eux qui se chargeront de l’exécution de K. De la même manière, Welles a conservé et enrichi tout ce qui marque la rigoureuse cohésion et l’ordre impressionnant du Pouvoir qui traque K. en soulignant l’une des lignes de force majeures du roman, à savoir qu’en protestant et en entravant le fonctionnement régulier de la machine cruelle et mystérieuse de la justice, K. devient un être à part et nuisible.

Pour le reste Welles use de procédés assez classiques d’adaptation/transposition d’un roman au cinéma

Actualisation historique, contextualisation

Transposé en 1963, univers déshumanisé ; réf. à l’holocauste (plus ambigu pour la bombe atomique) ; contexte de guerre froide et suggère une vision politique du procès comme critique du totalitarisme.

La simplification dramatique

Suppression de certains personnages (le fils du concierge chap. I ou le capitaine Lanz chap. II ; concentration : la bonne de Mme Grübach et Mme Grübach ne font qu’une seule personne ; Elsa et Mlle Bürstner sont confondues dans la seule Mlle Bürstner (Jeanne Moreau qui devient danseuse) + concentration de la durée (de une année dans le livre on passe à quelques jours dans le film - voir) + concentration des espaces qui deviennent tous contigus (effet métonymique du cinéma)

Les déplacements

Welles opère quelques déplacements dans l’ordre des scènes = resserrements dramatiques et effets de rythme : ainsi de l’inversion entre la scène du peintre et la seconde visite chez l’avocat : Welles les inverse afin de travailler un effet de crescendo, cadence majeure dramatique et esthétique.

La question de la structure fondamentale

On a souvent associé Kafka à une certaine tradition talmudique et kabbaliste. Avec le travail de l’exégèse, le texte se donne comme une réinterprétation, une glose infinies des mêmes motifs. L’œuvre est alors autant l’aventure du héros à travers les méandres judiciaires que la déclinaison de la LOI dont les variantes et les différentes lectures ne sont encore que des codicilles, appartenant en propre à la LOI. (cf. le roman p. 260).

Welles a conservé parfaitement (en la systématisant même) cette structure d’une œuvre qui ne serait que la déclinaison, la réitération du même élément. Mais son motif dans le tapis, à lui est visuel et plastique : c’est le prologue sur écran d’épingles qui sert de matrice à tout le film, voire de chevron primordial, de clef tonale. C’est une constante dans l’œuvre wellesienne : ses films s’ouvrent sur une donnée à partir de laquelle va s’organiser toute l’histoire (le « Procès » désigne aussi ce processus créatif typiquement wellesien qui s’origine ici chez Kafka).

Projection du prologue

Commentaire :

Le prologue donne son identité visuelle, formelle au film. Les tableaux d’Alexeïef donnent l’impression d’avoir été faits au fusain (codes d’éclairage qui renvoient à l’esthétique expressionniste). C’est ce que voulait Welles. Edmond Richard dit que Welles lui montrait des photos très près de l’imprimerie où c’était du trait, de la gravure. + référence aux anciennes pellicules orthochromatiques. Welles avait une allergie pour les demi-teintes. Le prologue se présente donc comme une mise en abîme du code de l’éclairage dans le film.

Importance de la succession de tableaux : film en miniature avec des effets d’enchaînement entre les tableaux (tradition des montreurs d’image) ou des effets d’animation. Tout le parcours de K. ne sera que la réitération de cela. Importance des transitions dans le film : fondus ou coupe franche = comme dans le prologue où l’on passe d’un tableau à l’autre, comme d’une phase de la légende à l’autre + importance des portes et des seuils dans le film.

Continuité entre la voix/le texte de la légende (ce qui doit être dit) et l’image. Importance de la voix pour Welles (cf. expérience de la radio). Tout part de la voix chez lui. Michel Chion dit que les films de Welles fonctionnent sur « la voix du Zeus des marionnettes » qui suscitent ce qu’elle évoque. Ici la voix montre et guide. C’est elle qui se projette sur l’écran d’Alexeïef et le crée. + importance du fondu-enchaîné avec la séquence suivante. = instaure une solution de continuité comme si précisément la suite n’était que le Développement (au sens photographique) de ce premier négatif qu’est le prologue. Ainsi tout ce passe comme si la Voix se projette sur l’écran d’épingle qui se projette dans la tête de K. qui va vivre éveillé ce Rêve du prologue (ou bien se projette sur l’écran de notre imagination). Mise en abîme donc du cinéma et de sa projection (rappelons que la version anglaise du Procès, revenait à un tableau d’Alexeïef et rechaînait pour se finir sur un projecteur de cinéma). Ainsi, c’est d’abord cela l’adaptation du roman de Kafka par Welles : la transsubstantiation d’une voix-texte qui devient voix-écran puis voix-image à travers différentes projections successives.

Outre ces points de convergence fondamentaux et ce tour de passe-passe (Welles se voulait magicien), le style de Welles s’éloigne considérablement du style de Kafka ; au point que l’on puisse penser qu’il en est l’inverse ou le négatif.

B ) De l’écriture neutre à la virtuosité stylistique

Dans le roman, ce qui prime c’est une sorte d’écriture « neutre », volontairement « blanche » et administrative qui nous introduit plus dans une sorte d’envers détimbré et décoloré de la réalité que dans une fantasmagorie. Ce n’est pas pour rien que l’on associe souvent Kafka à la fameuse « inquiétante étrangeté ». Le malaise naît directement chez l’écrivain de la familiarité et d’une sorte d’outrance du quotidien.

A titre de comparaison, on pourrait se référer à une autre adaptation cinématographique de Kafka, celle que proposent Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avec Amerika, rapports de classe d’après L’Amérique (L’Oublié), pour voir comment à l’écran cette « oppression » de la banalité kafkaïenne pouvait être rendue. [sorte de chiasme entre ces romans et ces adaptations : les Straub ont minimisé le gigantisme voulu par Kafka dans Amerika qui faisait des USA une caricature expressive et irréelle de l’Europe, son futur hyperbolique et excessif ; tandis que Welles a maximisé la platitude quotidienne et bureaucratique du Procès].

Welles, en effet, s’en éloigne spectaculairement au point même d’annihiler ce qu’il y a de plus spécifique dans l’imaginaire kafkaïen. Pour Kafka le mécanisme judiciaire n’est pas une machination extérieure : par essence elle ne détonne pas, car elle est assumée par le personnage, ayant fondamentalement partie liée à la notion de culpabilité. Welles au contraire accumule jusqu’à la démesure le délire visuel, multipliant les effets d’emphase, de mise en relief hallucinatoire et de virtuosité stylistique, objectivant ainsi le malaise kafkaïen. En cela Welles reste très fidèle à son maniérisme cinématographique propre, fait de réminiscences expressionnistes et de trouvailles baroques, au point même de faire du Procès un catalogue de procédés wellesiens poussés jusqu’à la caricature. C’est cet écart stylistique fondamental qui faisait dire à Truffaut : « Kafka is smaller than life and Welles is bigger than life ».

Voyons une séquence pour les détailler.

La première comparution au tribunal. Projection chap. 8

Décadrages

Les cadrages jouent systématiquement sur le décentrement par rapport aux personnages et par rapport aux décors. Cet effet de décadrage est renforcé par le format du film (le 1.66) et par l’utilisation savante du grand angle (lentille à courte focale qui permet d’embrasser une vaste portion d’espace mais qui incurve les lignes droites) que Welles avait fait trafiquer par Edmond Richard, son chef opérateur sur Le Procès, pour en maximaliser l’effet.

Mouvements de caméra

Les nombreux mouvements de caméra (longs travellings, en particulier), viennent renforcer l’impression d’un monde éminemment instable dans lequel le plus petit changement de perspective ou déplacement de la caméra associé à la courte focale entraîne un basculement et une métamorphose des lignes.

Angles de prises de vue

Les angles baroques de prises de vue dont Welles s’est fait une spécialité (plongée forte ou contre-plongée permettant de mettre les plafonds dans le champ comme dans la séquence inaugurale dans la chambre de K. - ce qui suppose un dispositif d’éclairage particulier et compliqué), renforcent cet effet d’hétérogénéité de l’espace dans lequel le regard du spectateur semble inexorablement emporté comme dans un mouvement centrifuge tourbillonnant vers l’extérieur du cadre.

Profondeur de champ

La grande profondeur de champ (la signature de Welles) permise par l’utilisation conjuguée de la courte focale, d’un objectif très diaphragmé et d’un fort éclairage des arrières plans, permet d’ouvrir au regard un point de fuite. La mise en scène de Welles consiste alors à rejeter en profondeur ce qui est important pour disposer l’accessoire au premier plan, utilisant ce qu’André Bazin nommait « l’échiquier dramatique de la profondeur de champ ». Cet effet concourt essentiellement dans Le Procès à créer une impression d’étagement des simulacres et des illusions en creusant dans l’image comme une sorte de double-fond du réel. Ce procédé est l’une des mises en scène essentielles chez Welles, au moins depuis Confidential report (M. Arkadin), de la thématique du secret.

La lumière

Le travail sur la lumière vient renforcer cette sensation hallucinatoire généralisée. En effet, celle-ci apparaît dans le film comme tantôt « neutre », sans aucune ombre portée, créant un effet de bocal comme dans la séquence inaugurale dans la chambre de K., tantôt au contraire contrastée à l’extrême, Welles retrouvant là les leçons de l’expressionnisme muet (on pense par exemple beaucoup à Murnau ou au Robert Wiene du Cabinet du docteur Caligari) : la scène des petites filles en étant l’un des exemples les plus accomplis.

Durée des plans

Remarquons enfin que l’ensemble de ce dispositif est mis en tension dans Le Procès par l’utilisation des plans longs confinant quelquefois aux plans séquences. Si tout dans l’image en effet concourt à créer une impression d’illusion, d’instabilité et de mirage, comme si le film renvoyait en permanence à sa propre artificialité - on y reviendra, le moins que l’on puisse dire est que cette sensation est en permanence contrecarrée par le rythme du film. Welles nous installe dans un simulacre qui dure. Labilité de l’image et montage long créent ainsi une dynamique signifiante fondamentale, donnant corps à la forme-sens essentielle du Procès : celle du piège (pour les personnages comme pour les spectateurs).

Interprétation de la séquence

Le sens de cette séquence est de montrer la justice comme un jeu (pas sérieux, instable, justice-spectacle/matche de boxe ), mais un jeu qui se referme sur vous (gigantisme, renversement des points de vue et réversibilité de la situation) = cela fait de ce film l’envers/l’avers d’un burlesque : non un pitre plongé dans un cadre strict qu’il ne comprend pas, mais un homme « sérieux » cerné à mort par un logique bouffonne (cf les nombreux personnages de l’administration qui sont des transfuges de burlesque). D’où un régime de l’humour particulier dans ce film : non pas le rire, mais le fou rire (sous cape), jusqu’à la farce noire finale.

On voit bien à ces quelques exemples que Welles reste avant tout fidèle à lui-même. On pourrait d’ailleurs remarquer pour finir de s’en convaincre, que Le Procès regorge d’autocitations. Les piles de journaux où s’ébattent Léni et K. ne rappellent-elles pas le monticule de journaux qui servait de promontoire à Charles Foster Kane dans une image ultra célèbre de Citizen Kane ? L’appartement de l’avocat ne trouve-t-il pas son origine pas dans le palais de Xanadu ? De même, le Luna-Park de La Dame de Shanghai revit dans les miroirs brisés où se reflètent tout à tour Léni et K.

Film qui se déplie et se démultiplie, film chausse-trappe qui se désigne lui-même comme une construction, labyrinthe de références où l’imaginaire de Welles recoupe en permanence celui de Kafka pour mieux prendre le pas sur lui, Le Procès correspond avant tout à un plaisir typiquement wellesien : la manipulation.

C ) Rationalité délirante et logique du cauchemar.

Du délire au cauchemar

Un des autres traits importants de l’écriture kafkaïenne tient dans son rapport au délire. L’impression dominante chez l’écrivain relève d’une forme de fantastique touchant à la paranoïa où à la rationalité délirante dans lesquelles l’invraisemblable est à chaque instant accrédité. C’est ainsi que l’on a pu dire que la puissance des récits de Kafka « viendrait de ce qu’ils sont des récits de rêves déguisés en récits d’événements réels » [4].

Or là encore, Welles semble prendre le contre-pied de Kafka. En effet, dès la scène d’ouverture (un premier plan sur le visage de K. en train de dormir raccordant avec un plan sur la porte), le film s’enclenche comme un cauchemar, mettant ainsi à distance l’oppression sourde kafkaïenne, la déréalisant presque.

Pouvoirs hallucinatoires de la projection cinématographique et phénomènes psychiques oniriques

Et le cinéaste restera sur cette ligne, ayant tendance à exagérer le côté insolite de l’aventure de K. plutôt que son impression de réalité. Il le revendique d’ailleurs très clairement : « C’est un rêve [...], c’est l’absurdité même de cette histoire qui en fait toute l’horreur. Le film est censé incarner une angoisse, c’est une sorte de rêve qui te fait te réveiller en sursaut. C’est tout. C’est une expérience. » [5] Welles se situe ainsi dans une tradition cinéphilique (des surréalistes à Hitchcock) qui met en parallèle les pouvoirs hallucinatoires de la projection cinématographique et les phénomènes psychiques oniriques. Et de ce point de vue, peut-être faut-il chercher dans une œuvre comme La Maison du docteur Edwards de 1945 qui présente l’une des scènes de rêve les plus connues de l’histoire du cinéma, imaginée par Dali et Hitchcock, une source non négligeable du film de Welles.

On peut en noter différentes manifestations :
 L’utilisation « surréaliste » des espaces contigus (cf. Le Chien andalou) : on passe d’une phase du rêve à une autre.

 Tous les personnages que rencontre K. sont doués de transformation selon la logique onirique. « Policiers, collègues, étudiants, concierge, avocat, petites filles, peintre et prêtre, constituent la série projective d’une même instance qui n’existe pas hors de ses métamorphoses » [6]. Ainsi Mlle Burstner avec son déhanchement sensuel fait place à la boiterie monstrueuse de Miss Pittl et à celle d’Irmie. A celles-ci se substituent les petites filles dont les griffes rappellent les palmes de Léni + leur cri : motif ainsi décliné de la sphinge, hétéroclite par définition.

 De même, le film, conformément à toute logique de rêve, rend explicite ce qui n’était que latent dans le roman, comme si le premier déployait en les mettant à plat les sous-entendus du second. De là une nette tendance chez Welles à rendre Kafka moins ambigu, à manifester l’implicite du texte, ce qui en première analyse pourrait passer pour un appauvrissement ou une simplification. Cf. la séquence de l’avocat avec les personnages de Block et de Maître Hastler (chap. 17/milieu) . La violence qui régit leur relation est encore contenue et larvée chez Kafka, tandis que Welles la met au jour, la faisant passer à l’acte dans une scène d’humiliation entièrement de son cru. De même, l’anonymat pesant des bureaux où exerce et déambule K. dont on ressentait la pesanteur diffuse dans le roman, est rendu patent et sensible, physique même, par les images du film qui en démultiplie à loisir à grand renfort de mouvements de caméra et de profondeur de champ le caractère irrationnel et incommensurable, comme si du livre au film on passait du qualitatif au quantitatif.

Complexité et ambiguïté du travail de Welles

Pourtant, il faut nuancer quelque peu ce propos. Par certains détails, le travail de Welles se révèle plus complexe et ambigu :

 Dans la scène de la première visite chez l’avocat ( Projection chapitre 11 ), on a un effet onirique dû à l’éclairage qui déforme les visages. Or, ici l’effet est crédibilisé par l’explicitation « réaliste » des bougies = tension donc ici entre effet de réel et vision onirique pure du monde (l’un procède de l’autre ; ou l’autre désamorce l’un).

 D’autre part, ambiguïté fondamentale du réveil de K. ( Projection chapitre 2 ) : introduit dès le début un doute fondamental dans la prise en charge de la narration. On est en ocularisation zéro, mais en focalistion interne K. = Le rêveur est montré de l’extérieur mais en même temps nous pénétrons dans son univers mental. Ainsi l’effet d’étrangeté découle de l’impossibilité de décider si un narrateur nous raconte, de l’extérieur, le rêve intérieur de K. ou bien si le protagoniste se voit en train de rêver. Il n’est pas permis de déterminer si nous épousons « le discours-regard » du narrateur ou si nous voyons à travers les yeux de K.

 Par ce biais, Welles restitue l’ambiguïté qui régit le Procès de Kafka dans lequel « objectivité et subjectivité ne cesse d’interférer en nous maintenant dans un suspens illimité qui nous oblige à voir directement les « mystères » analogues du monde social réel : les images virtuelles de la subjectivité interfèrent de tous côtés avec les images réelles de l’objectivité. » [7]

Mais cette ambiguïté du point de vue peut s’expliquer par un phantasme wellesien (et c’est cela fondamentalement que Welles travaille dans le film) : ce film est notre rêve : le film est bien cette expérience de rêve éveillé pour son spectateur, pour chaque spectateur.

Cf. séquence de l’avocat dans la cathédrale (chapitre 19) : le regard caméra de l’avocat qui nous parle, nous implique et nous accuse + les ombres sur eux, comme sur nous dans la salle de cinéma si on se levait.

= le film est pour Welles l’occasion de jouer sur la porosité entre l’espace écranique et celui de la salle. C’est la réversibilité entre les deux qui intéresse Welles, ce que Michel Chion appelle le « miracle du contre-champ absolu » (comme Godard à la même époque au début du Mépris). Ainsi, le film réfléchit et met en scène le travail de contamination de l’oppression : du livre au film, du regard de K. à celui des spectateurs, la fantasmagorie délirante est de plus en plus tangible et crédible car elle investit inexorablement le champ de la subjectivité, des subjectivités : nous sommes tous des K. (le film fonctionne sur le régime de l’interchangeabilité des postes actantiels et spectatoriels). L’expérience individuelle devient menace collective qui s’impose à tous. Le propos de Welles est moins moral que politique.

D) Du procès de la culpabilité à celui de la responsabilité

La troisième des distorsions imposées à Kafka par Orson Welles réside donc dans le passage de l’individuel au collectif. Par rapport à sa propre histoire, à sa culture, Kafka interroge et sonde la notion de culpabilité et ses paradoxes : le sentiment de la faute est une marque de distinction en même temps qu’une prise naturelle offerte au système pour la résorber. Or cette dimension n’intéresse pas vraiment Welles dont tout le questionnement dans Le Procès va précisément consister à dépasser cette sphère.

Remarquons tout d’abord qu’il n’est pas sûr que le personnage de K., même s’il l’a rendu plus combatif que dans le roman, trouve réellement grâce aux yeux du cinéaste. Welles apprécie habituellement les personnages machiavéliques aux passions violentes, manipulateurs et conquérants (qu’il aime d’ailleurs interpréter lui-même). Tous ses héros, Charles Foster Kane, Macbeth, Iago, Arkadin, Quinlan, ont en commun de savoir faire triompher leur cause et leur vision par le crime et le mensonge s’il le faut : en bons metteurs en scène, ils savent user du faux pour imposer leur vérité. On pourrait même dire que K. et Kane (outre cette initiale commune) ont pour point commun d’être l’inverse l’un de l’autre. Kane est un individu délirant et mégalomane, parangon du capitalisme libéral triomphant, qui cherche à imposer sa loi à la société. Le personnage du Procès subit au contraire les représentations d’une société délirante. Et s’il devait ressembler à un autre personnage wellesien, ce serait à un faible, au O’Hara de La Dame de Shanghai, car comme lui il pourrait s’écrier au moment de mourir : « A quoi bon vivre dans un monde où tout le monde triche. »

Et justement, dans le passage de Charles Foster Kane à K., du positif au négatif, du fort au faible, ce qui se lit c’est la généralisation du mensonge désormais érigée en loi universelle, voire en mensonge d’Etat. Peu de temps avant le tournage du Procès, Welles se montre très lucide sur sa démarche : « Dorénavant je m’intéresse plus aux abus de la police et de l’Etat qu’à ceux de l’argent, parce qu’aujourd’hui l’Etat est plus puissant que l’argent » [8]. Ainsi des années quarante aux années soixante, ce qu’enregistre le cinéaste, c’est le sens même de l’Histoire, de la découverte des camps à la montée des idéologies. Il ne peut plus désormais être question d’interroger les fictions par lesquelles un individu s’invente son propre pouvoir pour en faire un instrument de domination sur les autres (Kane), plus question non plus de mettre en scène la manipulation des faits pour les rendre conforme à la loi (Quinlan dans Touch of evil ). Non, ce qu’il faut désormais démonter, et à quoi s’attelle précisément Le Procès, c’est l’assemblage des fables et des images qui fondent et garantissent la loi, c’est la collusion de l’art et du pouvoir.

On le voit, le plan métaphysique ou moral de la culpabilité individuelle prépondérant dans le texte de Kafka se devait d’être dépassé par Welles au profit du plan politique et anthropologique afin de poser avec force la question de la responsabilité collective des systèmes de représentation. Et c’est sur ce positionnement critique que s’articule toute l’esthétique de son film dans la mesure où Welles a le courage dans Le Procès de prendre le médium-cinéma comme la métaphore même du mensonge et de la construction idéologiques.

E) De l’enfer de la Loi à celui de la Représentation

Une scène clef du film met en abyme tout le travail du cinéaste : Projection de la séquence de l’Eglise (chapitre 19)

Pourchassé par les petites filles K. vient trouver refuge dans une église. Là, très rapidement, le prêtre cède la place à l’avocat. Cette substitution est signifiante : elle indique clairement que dans le film le politique prend le pas sur le religieux, ou plutôt s’y adosse car Maître Hastler n’hésite pas à monter en chaire. De plus, le fait que Welles lui-même, dont on connaît le goût pour la manipulation [9] , ait tenu à jouer le rôle de cet expert en faux-semblants, laisse augurer du morceau de bravoure qui va nous être administré. Et en effet, on projette à K. sur un écran de cinéma la parabole de la loi. Or le spectateur du Procès a déjà vu ces images, il les reconnaît. Conçues par Alexandre Alexeieff et Claire Parker sur un écran d’épingle pour illustrer l’un des passages les plus fameux du texte de Kafka, elles servaient de prologue au film lui-même, apparaissant dès le début de sa projection telle une gravure en négatif et accompagnée par la musique d’Albinoni. C’est dans cette duplication et ce redoublement que réside sans doute la force du travail de Welles. Car de la première à la seconde projection de la parabole de la loi, tout le trajet du Procès a été précisément d’organiser les conditions de sa mise à distance, en particulier via la regard critique de K., relais de celui du spectateur, qui ne cesse de creuser l’écart entre la Loi et la fable de la Loi, entre la Parole et le spectacle de la Parole. Dans un cas on la subit immédiatement ; dans l’autre on en voit les ficelles et la machinerie. Ainsi la séquence dans l’église est bien un sommet car elle nous introduit avec le personnage dans un envers du décor, dans la fabrique du pouvoir, en mettant au jour et donc en la disqualifiant la manière dont la culture cherche à se constituer en nature pour garantir des rapports de force.

L’itinéraire de K. est donc celui d’un élargissement, ou si l’on préfère d’un affranchissement du regard. Il s’agit bien pour lui, comme pour le spectateur, d’apprendre à déchiffrer l’image comme construction de l’image. Voilà sans doute la raison pour laquelle Welles privilégie l’emphase et la grandiloquence stylistique dans son adaptation de Kafka. L’outrance de la mise en scène wellesienne désigne sa propre artificialité, enfin officialisée dans la scène de l’église par le cinéaste/avocat du diable lui-même. Embarqué, comme le spectateur, dans un cauchemar visuel, K. doit se réveiller, sortir de la matrice oserions-nous presque dire, et se confronter enfin à l’écran blanc du refus des représentations. Et cet écran blanc arrive en effet, à la toute fin de la séquence. La projection de la parabole de la loi se termine et laisse place à cette toile vierge et nue devant lequel K. se détache nettement, comme c’était le cas au tout début du film face aux murs de sa chambre immaculée. Comme tout parcours initiatique, Le Procès est une involution. Du début à la fin, il ne s’agissait que d’ouvrir les yeux.

Cet ascèse de l’écran blanc marque une réelle césure dans le film. Notons que cette « diminution » du décor correspond à un mouvement profond du film. Welles explique ainsi son projet originel (où il avait un décor) : « La production telle que je l’avais ébauchée, comprenait des décors qui disparaissaient graduellement. Le nombre d’éléments réalistes devait diminuer de plus en plus, et le public s’en apercevoir, jusqu’à ce que la scène soit réduite à l’espace libre, comme si tout s’était dissout. » [10]

Projection de la séquence de la fin (chapitre 20)

Il sert de transition à un changement radical de décor. Exit les perspectives baroques et les volumes anamorphosés, les clairs-obscurs dramatiques et les couloirs vertigineux. Car une fois la fin des illusions sonnée, le voile des apparences déchiré, la traversée des miroirs effectuée, que reste-t-il ? Un envers du réel, sans forme, un terrain vague sur lequel inexorablement la mort vous attend. On le voit, dans sa rapidité et sa brutalité, son refus de stylisation qui détonne singulièrement par rapport au reste du film, la séquence de la mort de K. est ambiguë. Elle semble dire qu’il n’y a plus d’espace pour l’homme revenu de toutes les illusions. Tel est le paradoxe sur lequel campe Welles in fine. L’homme est confiné dans cet entre-deux, dans ce no man’s land entre expérience labyrinthique du cauchemar et cruauté d’une veille invivable, entre le trop-plein de mirages qui vous leurre et leur carence qui vous tue. L’enfer que circonscrit Welles ce n’est plus comme chez Kafka celui de la Loi, mais celui de la Représentation.

III LES ENJEUX DE LA « VERSION » DE WELLES

L’enjeu véritable du film de Welles, est, à partir des thèmes et contraintes du roman de Kafka, de se réinventer cinématographiquement en travaillant sans se trahir des motifs de la nouvelle écriture cinématographique. Le Procès est ainsi son film le plus formel. Mais ce faisant, il retrouve et réactualise ce qu’il y a de plus fondamental chez Kafka.

A ) Espace et faux-raccords

Welles invente dans le film un espace extraordinaire. Il part d’une requête technique : il avait demandé à Edmond Richard de tourner à Gamma constant = pas de rattrapage de lumière (étalonnage) possible au développement. Cela permis à Welles de mettre bout à bout des séquence qui n’avait rien à voir. Il pousse ainsi à bout la poétique des faux raccords et des fausses continuités.

L’espace est un labyrinthe

Son espace est ainsi un labyrinthe où K. n’a nulle place où se réfugier, où fuir. Réversibilité de l’intérieur et de l’extérieur. Cf. la première séquence de la pension où K. tourne en rond à travers les pièces communicantes pour se retrouver dans sa chambre (comme au début), mais en dehors (« I am out »), tandis que la caméra en plan-séquence s’est chargée de tous les regards circonvoisins. Cet espace est un pur dehors (ce que la fin révélera et avalisera logiquement). K. à partir de là est comme chassé du paradis originel et condamné à l’errance.

L’espace est vivant

L’espace est vivant. Confusion permanente du public et du privé (une femme lave son linge devant la salle d’audience ; tout est regard comme dans le cas du mur d’yeux de petites filles ; cas aussi du miroir brisé et l’on ne sait si c’est le reflet de K. ou le visage de Léni). Espace toujours sujet et objet de regard. Cf. ce que dit M Yourcenar des constructions de Piranese qui s’applique aussi bien à Kafka qu’à Welles : « on n’est nulle part à l’abri du regard dans ces donjons creux, évidés, que des escaliers et des claires-voies relient à d’autres donjons invisibles, et ce sentiment d’exposition totale, d’insécurité totale, contribue peut-être plus que tout le reste à faire de ces fantastiques palais des prisons. » [11]

L’espace est une vision de la modernité

Or cet espace correspond aussi à une vision de la modernité que Welles partage avec Kafka. Voilà ce que dit Welles : « J’ai trouvé nécessaire de saisir l’atmosphère que j’avais sentie chez Kafka et qui est une combinaison d’épouvantable modernisme infiltrant l’Autriche-Hongrie. Une histoire européenne chargé d’un vieux bric-à-brac européen, avec des machines IBM tapies dans l’arrière-plan. C’est ainsi que je voulais montrer le film. » [12] Et Kafka : « Le poing de fer de la technique brise toutes les enceintes protectrices. Ce n’est pas de l’expressionnisme. C’est la vie quotidienne toute nue. » [13]

Projection de la séquence avec Irmie (chapitre 15)

Ici le faux-raccord a un sens précis. Le monde de la Splendeur des Amberson a disparu ; on est au bout du processus = ne reste plus qu’un passé flottant et précaire et un avenir agressif sans solution de continuité. C’est dans ce décor urbain, ce bric-à-brac, ou dans les souterrains où K. tente de fuir que se forment les nouvelles chambres des horreurs. Welles voit bien que ce n’est pas de la science-fiction, c’est là, c’est déjà là. Cette actualisation d’une pression de l’avenir à l’œuvre dans un présent écartelé résume toute la démarche de mise en scène du film. Welles rejoint ainsi Antonioni (le plan du début où K. voit par la fenêtre arriver Mlle Burstner montre déjà les immeubles qui gagnent du terrain sur les humains comme dans La Notte d’Antonioni avec Jeanne Moreau) ; ou rejoint le Marker de La Jetée (1963) qui montre un no man’s land souterrain tendu entre passé et futur. Il annonce également Playtime, mais à rebours : l’enjeu de Playtime va être justement de retisser du présent et un espace de vie à dimension humaine.

B) Durée et profondeur de champ

Welles a structuré le film de telle manière qu’au cours de la première journée de l’arrestation, Le Procès se libère du temps, pour devenir un film sur le temps lui-même.

Deux régimes temporels

Le film est ainsi divisé selon deux régimes temporels : le singulatif au cours de la première journée où les marques de chronologie sont respectées, et un autre temps.

Un film sur l’aventure du temps

La scène charnière est la rencontre avec Miss Pittl (Susanne Flon) sur le terrain vague. Projection de la scène avec Miss Pittl (chapitre 6) . Plan-séquence, travelling, aucune action, dialogue vide de sourd, plan général, « espace quelconque », fonctionnement quasi-allégorique de la condition humaine = fait que l’image se dégage de toute actualisation spatiale ; rompt avec les liens sensori-moteurs du réalisme et ne se laisse plus exprimer en termes de mouvement mais s’ouvre directement sur le temps : on n’est plus sensible qu’à une pure durée. Ainsi s’amorce l’orientation du Procès comme un film sur la seule aventure du temps.

L’anamnèse

Cette aventure, et cette durée pure, est celle de l’anamnèse. L’anamnèse apparaît être le but de la quête dans le film. Si K. se souvenait de sa condamnation, sa quête n’aurait plus de sens. Elle procède donc de l’oubli de la légende originelle et de sa réactualisation successive : le film s’oriente donc vers le souvenir de « Devant la loi » enfoui dans la mémoire du rêveur. Le souvenir de sa mort inéluctable lié à celui de la légende signera la fin des errements de K. Ce mouvement rétrospectif est une structure profonde des films de Welles : Cf Citizen Kane ou Arkadin. Et là encore Welles retrouve fondamentalement Kafka : Walter Benjamin dit en effet que « l’objet, ou plutôt le véritable héros de ce livre incroyable est l’oubli » [14].

La profondeur de champ

Or chez Welles cela se manifeste par la profondeur de champ : il pousse ainsi à bout ses recherches formelles sur la profondeur.

Mais pas dans le sens « d’un échiquier dramatique » ou d’un supplément de réel comme le dit Bazin.

Projection de la séquence où K. voit le greffier chez l’avocat avec son oncle Chapitre 11, 51ème minute). Faux-raccord + panoramique en ocularisation zéro + vision du greffier en pdf. Ce panoramique ne traduit pas la vision réelle de K. mais un mouvement mental de la quête de la mémoire à travers le temps ; il est un mvt de la mémoration et signe finalement la convergence de la pensée et du regard (cet homme assis au fond est un avatar, une réminiscence de l’homme assis devant la porte de la Loi et rappelle même le dernier tableau de la légende). Ainsi ce panoramique épouse le mouvement de K. dans le temps et dans la mémoire et non celui de son regard. C’est comme cela que Deleuze interprète la pdf dans ce film : « la profondeur crée un certain type d’image-temps directe, qu’on peut définir par la mémoire, les régions virtuelles du passé. Ce serait moins une fonction de réalité qu’une fonction de mémoration, de temporalisation : non exactement un souvenir mais une invitation à se souvenir. » [15]

Notons que la musique dans le film a également cette fonction temporelle : la musique sérielle, pour s’être accordée avec le premier bruit sonore qui a concouru à l’éveil de K., ancre le récit dans le présent, tandis que l’adagio ouvre sur le passé, un passé antérieur à la légende.

C) Style indirect libre et « cinéma de poésie »

L’outrance du style de Welles dans le film qui signe sa présence et la permanence de sa vision, le jeu de l’auto-intertextualité, la voix de Welles qui origine le film et le signe à la fin, tout cela concourent à un seul but : renvoyer tout le film à une conscience, celle de son Auteur, et opérer la mise en légende de son univers filmique afin de rechercher la réponse à la question : « qui suis-je ? ». La grande affaire de Welles aura été la recherche d’un cinéma qui dit « je ». A ces procédés, il faut ajouter le fait que Welles aurait doublé lui-même 11 personnages ; et que tous les personnages le blasonnent ( en particulier à travers le couple donquichottesque Block/l’Avocat comme dans Dossier secret, Zouk/Arkadin).

La structure énonciative du film est donc très complexe, puisque le film est à la fois le rêve de K., le rêve du lecteur, et la vision de Welles qui réfracte tout cela en rêvant au roman de Kafka, et en remplaçant en bloc la vision de Kafka par la sienne propre. Le film articule donc savamment le point de vue de son auteur, de son spectateur et de son personnage. Leur emboîtement ou leur réversibilité en est même le sujet principal. Or Welles retrouve ici un autre cinéaste contemporain, Pasolini, qui faisait de cette articulation des points de vue entre personnage et instance supérieure de la caméra (la première se réfléchissant dans la seconde qui la transforme), le moteur de la modernité au cinéma. Il appelait cela « la subjective indirect libre », clef du « cinéma de poésie ». Tous les grands cinéastes des années soixante à différents niveaux, participe de cette démarche : manifester la conscience et la présence créatrices de la caméra. Conscience cinéphilique chez Godard ; mystique chez Pasolini ; esthétique chez Antonioni ; éthique chez Rohmer. Conscience ludique chez Welles : organiser un jeu, susciter du jeu.

Conclusion

Ma conclusion sera donc celle-ci, à quoi je résumerai le travail de Welles par rapport à Kafka. Welles a su trouver dans le roman matière à travailler ces trois éléments d’écriture cinématographiques majeures que sont les faux raccords, la profondeur et la « subjective indirecte libre », s’inscrivant ainsi en plein dans le style de son époque. Mais le constat n’est pas que formel. Si le cinéaste a pu accomplir cela, c’est qu’il a su discerner et activer dans le roman ce qui correspondait profondément à la vision des années soixante, c’est-à-dire une forme de post-modernité qui met en crise la notion de Vérité au profit du pur jeu des mensonges, des versions, et des bifurcations. Et c’est bien là, en définitive, un point essentiel sur lequel le romancier et le cinéaste convergent, et que Welles a parfaitement su reconnaître. Kafka a dit : « La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fonds de vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable » [16]. La formule peut parfaitement s’appliquer à l’œuvre de Welles pour qui les fables sont moins destinées à être explicitées qu’à définir le processus de l’énonciation.

Notes

[1Welles/ Bogdanovitch, p. 299-300

[2Cahiers du cinéma, n°165, avril 65, p. 16

[3Orson Welles, Orson Welles, Cahiers du cinéma, Paris, 1986, p.40

[4Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées, Paris, Gallimard, 1980, p. 193

[5Orson Welles, Moi, Orson Welles, Belfond, Paris, 1993, p. 300

[6Deleuze, Image-temps, p. 188

[7Michel Carrouges, « K. l’accusateur », Obliques N°3 , pp. 33-34

[8Orson Welles, Les Cahiers du cinéma, Paris, n°84, p.8-9

[9On peut avoir présent à l’esprit qu’il s’est fait connaître dans les années quarante en provoquant une panique monstre après avoir annoncé à la radio le débarquement des martiens.

[10Welles, Cahiers du cinéma, n° 165, avril 1965

[11Leslie Megahey, With Orson Welles - Stories o a Life in Film, BBC

[12Leslie Megahey, With Orson Welles - Stories o a Life in Film, BBC

[13Conversation avec Gustav Janouch, p. 92

[14W. Benjamin, « Franz Kafka », Essais I, (1922 1934), p. 194

[15Deleuze, L’Image-temps, p. 143

[16Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, p. 116

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