Comment croiser deux objets d’étude ?

, par Delphine Regnard

Cet article renvoie à des programmes qui ne sont plus d’actualité ; néanmoins, la démarche pédagogique évoquée conserve tout son intérêt.

Comment articuler les séquences portant sur les OE roman et poésie en classe de Première ?

L’exemple d’ Onitsha de J.-M. G. Le Clézio et Les Fleurs du mal de Baudelaire.

Roman et poésie : le travail de l’écriture

La tentative de croisement de ces deux Objets d’Etude portant chacun sur un genre (roman et poésie) et prenant appui sur l’étude des ces deux oeuvres invite à établir une progression qui tenterait de poser des jalons pour enrichir la réflexion des élèves sur les genres et introduire des notions aussi difficiles que la théorie des Correspondances baudelairiennes ou celle de « prose poétique ».

Si l’on part des programmes sur l’OE du Roman, « l’analyse des modes d’insertion du personnage dans l’univers romanesque est un lieu d’observation privilégié pour tenter de cerner la vision de l’homme et du monde que construit le roman. La construction littéraire du personnage, le choix d’une forme romanesque et de techniques d’écriture sont, en eux-mêmes, une façon de dire l’homme et le monde. » Or cette façon de dire se retrouve également à l’œuvre dans le texte poétique, baudelairien notamment.

Comme chaque OE est par nature fort ambitieux, toute la difficulté pour le professeur est de réussir à proposer une approche de chaque genre suffisamment satisfaisante pour faire comprendre à l’élève les enjeux littéraires de chacun, et par voie de conséquence les modalités d’écriture à l’oeuvre. Ainsi, croiser les OE permet à la fois de faire réfléchir sur les spécificités génériques, ici roman et poésie, et de faire saisir le travail de l’écriture littéraire par-delà les catégories purement génériques. Enfin, l’étude des spécificités littéraires propres aux genres et aux auteurs à travers différents OE, pour qu’elle soit satisfaisante, ne peut pas se limiter à une seule séquence mais doit être envisagée au sein de l’articulation des séquences entre elles, d’où un certain choix à opérer dans la progression d’ensemble pour qu’elle acquière une cohérence efficace au niveau des apprentissages. En conséquence, il est apparu intéressant et productif de proposer à des élèves de 1ère ES ainsi qu’à des élèves de 1ère STG un travail en continuité sur le texte littéraire à travers l’étude du roman de Le Clézio puis des poèmes, en vers et en prose, de Baudelaire.

Onitsha, un roman à l’écriture poétique.

Dans l’exemple proposé, il s’agissait dans une séquence sur l’OE du Roman, prenant appui sur la problématique du personnage porteur d’une vision du monde, de travailler sur Onitsha de Le Clézio dans le but ultime de rendre les élèves capables d’analyser la spécificité de l’écriture de l’auteur et de pouvoir répondre à la question très vaste de la vision du monde du personnage principal, Fintan, vision du monde qui diffère de celle de ses proches, ses parents notamment.

Présentation du roman

Ce roman raconte le voyage vers le Nigéria et le séjour d’un an de ce jeune garçon dans la capitale aux côtés de sa mère, pour rejoindre son père dont il n’a pas de souvenir et qu’a priori il déteste. Le livre se rapproche du roman d’apprentissage car au fur et à mesure que Fintan apprend à vivre en harmonie avec les gens d’Onitsha mais aussi avec les éléments (il aime marcher pieds nus, sentir l’eau des orages couler sur lui...), il se rapproche de son père et finit par comprendre sa personnalité (le lecteur le comprend à la fin du livre lorsqu’il apparaît que Fintan est probablement le narrateur du roman alors même que celui-ci est écrit à la troisième personne, se rapprochant de l’auteur par des similitudes biographiques) ; il se détache aussi de sa mère dans un lent processus : il acquiert ainsi une certaine autonomie par la connaissance du monde dans lequel il évolue. Or cette découverte et cet apprivoisement du monde passent par un certain nombre de sensations éprouvées par le personnage, qui disent autant sur lui que sur sa relation aux autres. Ainsi, le roman revêt non seulement une dimension référentielle mais surtout métaphorique dans la mesure où le lecteur est invité à ressentir avec son personnage l’expérience d’Onitsha.

Lectures analytiques proposées

Cette étude a pris appui, outre une étude d’ensemble, sur quatre Lectures Analytiques permettant de réfléchir à l’écriture singulière de ce roman. Comme le spécifient les programmes, l’angle d’attaque adopté fut la perception par les personnages de la réalité qui les entoure, notamment à travers le personnage de Fintan, double de l’auteur.
Les Lectures Analytiques pour l’étude d’Onitsha portèrent sur l’incipit du roman (LA n°1), l’incipit de la deuxième partie (LA n°2) : toutes deux permirent d’entrer à la fois dans l’univers sensoriel de Fintan et dans l’écriture de Le Clézio (récurrences thématiques, description des lieux pour exprimer les émotions de Fintan grâce notamment à des verbes de perception qui orientent tout de suite la lecture vers une quête, en même temps que le personnage, de sensations nouvelles qu’il faut déchiffrer).
La Lecture Analytique n°3 consista dans l’étude d’un extrait de la troisième partie décrivant la mère du narrateur Fintan, p 165-166 de l’édition Folio, depuis « Jamais elle n’avait aimé personne comme ces gens. » à « ... Geoffroy et elle devraient partir d’Onitsha. », qui permit la comparaison avec la perception du monde de la mère du personnage principal ; un extrait de la quatrième partie constitua la LA n°4 lorsque Fintan, vingt ans après son voyage à Onitsha, écrit à sa soeur Marima, p 277- 280.
La séquence fut suivie de celle portant sur l’étude du genre poétique à travers l’oeuvre de Baudelaire : furent particulièrement étudiés (en Lectures Analytiques) les poèmes « Correspondances », « Voyage exotique » et « Invitation au voyage », celui-ci en vers et en prose.
Les élèves ont pu ainsi se rendre compte que les émotions, sensations et sentiments du personnage n’étaient presque jamais formulés mais toujours suggérés au travers, notamment, de descriptions du paysage, de changements climatiques (ce fut l’objet de la Lecture Analytique n°2 : Fintan regardant l’orage tourner sur la ville au début de la deuxième partie du roman), de portraits, d’actions à portée métaphorique (telle la construction de poupées de terre qui montrent à quel point Fintan s’intègre dans son univers africain, construction métaphorique puisqu’au moment où les personnages se construisent, il en construit à son tour, faits de la terre d’Onitsha ; de plus, cette construction alterne avec l’écriture qu’il fait de son journal nommé UN LONG VOYAGE [sic]).

De Le Clézio à Baudelaire

C’est la dernière Lecture Analytique qui permit plus précisément la transition avec la séquence suivante portant sur la poésie de Baudelaire et sa théorie des Correspondances. L’extrait est situé à la fin du roman [1], et c’est le seul moment où Fintan prend la parole pour s’adresser par lettre à sa sœur Marima, conçue à Onitsha mais qui n’a connu que la France, et pour lui livrer ainsi son testament personnel, son expérience d’Onitsha, ses manques et ses regrets, et dit explicitement, à première vue, ce qu’il pense et ressent ; or les sensations du personnage sont toujours en étroite relation avec les sensations physiques qui sont les seules à être formulées.
Le passage étudié est la seconde partie de la lettre à Marima (p 277 sq de l’édition Folio), qui commence par un regret qui a tout du projet littéraire : « Marima, je voudrais tant que tu ressentes ce que je ressens. » Restait à tirer le fil de cette phrase et voir dans quelle mesure le narrateur réussit à faire partager ses sensations à ses destinataires, fictif (Marima) et réel (le lecteur), grâce à une écriture que l’on put qualifier, en fin d’étude, de « poétique » : loin du simple compte-rendu, l’écriture n’est plus tant référentielle que poétique dans la mesure où elle permet de faire sentir en même temps que faire comprendre, où la forme vient soutenir le contenu pour mieux l’affirmer (par exemple, « Avant de mourir, les cheveux des enfants changent de couleur, leur peau desséchée casse comme du parchemin. Pour la mainmise sur quelques puits de pétrole, les portes du monde se sont fermées sur eux, les portes des fleuves, les îles de la mer, les rivages. Il ne reste que la forêt vide et silencieuse. ». Ce fut alors le moment d’étudier de près en quoi le passage relevait à la fois de l’écriture propre au roman et d’introduire la notion de « prose poétique » que l’on a pu ensuite réinvestir pour Baudelaire. Ainsi, la phrase « La mort a un nom sonore et terrifiant, Kwashiorkor. [2] » permet d’utiliser les outils propres à l’étude de textes poétiques comme le rythme et les sonorités puisque sa fonction n’est pas seulement informative mais de l’ordre de l’impression et de l’émotion. Elle participe encore de l’effet de réel propre au genre du roman mais en le dépassant tout de suite : au moment où une information est donnée, ce qui compte en réalité, et qui est rendu par la forme, c’est bien l’effet sur le destinataire obtenu par cette forme ; l’intérêt de cette phrase étant que les élèves en voient assez facilement les propriétés. D’autre part, les relations sonores entre les mots établissent elles aussi des analogies entre les mots et entre les réalités, venant imprimer une harmonie sonore entre le mot et la chose. La suite du texte convoque différentes sensations tout de suite visibles par la répétition des verbes de perception (qui fonctionne presque comme une anaphore), sensations tissées par un réseau d’analogies que l’on étudiera à nouveau dans « Correspondances », mais pour un commentaire différent : « Maintenant, si loin, je sens l’odeur du poisson frit au bord du fleuve, l’odeur de l’igname et du foufou. Je ferme les yeux et j’ai dans la bouche le goût très doux de la soupe d’arachides. Je sens l’odeur lente des fumées qui montent le soir au-dessus de la plaine d’herbes, j’entends les cris des enfants. » On a pu proposer aux élèves d’étudier ces trois phrases comme on l’aurait fait de vers, en faisant porter l’analyse non seulement sur les effets de rimes et d’allitérations notamment, mais en analysant aussi la mise en page particulière du texte, dont la marge à gauche est plus importante qu’habituellement, marge métaphorique dans le roman des relations de Fintan avec son père et, par conséquent, avec l’Afrique. [3].

Synesthésies et Correspondances baudelairiennes

L’étude du poème de Baudelaire a repris comme en prolongement le mode de lecture mis en place pour le texte de Le CLézio, pour en tirer la spécificité du texte baudelairien, car la conception philosophique des Correspondances n’est pas à l’œuvre dans le roman, seules les analogies de perception entre les deux oeuvres sont remarquables et ont permis de poser des jalons d’un genre à l’autre afin de comprendre la dimension littéraire de chaque texte, et ont donné lieu au travail sur la problématique de la vision du monde.

Comme bilan de l’étude du roman, les élèves effectuèrent une synthèse sur la façon dont le personnage perçoit la réalité et sur la façon dont le narrateur rend compte de cette perception ; on put ainsi bien voir les correspondances, le mot fut prononcé sans allusion à Baudelaire, employé au sens d’analogies, de rapports, entre les différents éléments naturels, les différentes perceptions et l’état d’esprit du personnage afin de pouvoir, lecteurs, formuler les états d’âme des personnages principaux et analyser la beauté des procédés d’écriture, empruntant une langue poétique pour la narration.

La séquence sur l’OE de la poésie centrée sur Baudelaire s’ouvrit sur le poème « Correspondances » : non seulement on put réactiver les connaissances et les compétences de lecture déjà mises en place dans la séquence précédente, mais il fut plus aisé de faire saisir de façon assez approfondie cette théorie afin de faire réfléchir ensuite à la spécificité de l’écriture poétique baudelairienne. On a pu prendre appui sur des notions mises en place dans la séquence précédente telle la question de la vision du monde du sujet, ce qui permit de faire mieux comprendre le sens du poème et son écriture. Ce fut également l’occasion de confronter les deux écritures de Le Clézio et de Baudelaire pour chercher à comprendre davantage les spécificités génériques auxquelles leurs œuvres appartiennent, et cerner en quoi elles sont éminemment littéraires.

Réflexions sur la démarche adoptée

Il a donc semblé intéressant de commencer par la séquence sur le roman de Le Clézio qui, partant d’un univers littéraire plus familier aux élèves, celui du roman, a pu les conduire à comprendre le travail de l’écriture à l’œuvre dans cette oeuvre ; on put ensuite avoir une meilleure approche et une meilleure compréhension de la théorie si difficile et abstraite des Correspondances. C’est ainsi que l’articulation des deux séquences put conduire les élèves à un plus grand niveau d’abstraction. Le travail sur la prose poétique de Le Clézio est venu en fin d’étude du roman, à un moment où les élèves commençaient à percevoir les spécificités de cette écriture et étaient capables d’aborder la poésie comme un genre particulièrement soucieux du travail sur le langage. Ainsi, comme la séquence sur Baudelaire devait suivre cette séquence, on a pu modifier notre lecture du texte de Le Clézio, ou en tout cas l’infléchir pour permettre à la fois l’étude de la problématique imposée par les programmes mais aussi poser des jalons pour permettre une lecture plus riche du texte de Baudelaire.

Notes

[1et aussi à la fin de l’étude du roman qui fut un long voyage à travers l’écriture de Le Clézio

[2syndrome de malnutrition chez l’enfant

[3En effet, sont retranscrites dans le roman les pages du cahier du père de Fintan, qui écrit avec une marge à gauche plus importante qu’habituellement ; or cette marge met en page et donne à voir le sentiment d’exclusion de Geoffroy car il ne partage pas les valeurs colonialistes de la société anglaise d’Onitsha et ne parvient pas non plus à sortir de sa propre quête, celle de retrouver les traces d’un ancien peuple égyptien venu jusqu’à Onitsha, raison pour laquelle il s’est muter dans cette ville.

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