Jean Cocteau, lecteur de Gustave Doré : des illustrations des Contes de Perrault par Doré à la Belle et la Bête de Cocteau

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Introduction : Jean Cocteau, lecteur des Contes de Perrault illustrés par Gustave Doré

Le projet esthétique de Cocteau pour la Belle et la Bête : traduire Vermeer et Gustave Doré au cinéma

Présentation de l’œuvre

La Belle et la Bête est un film français de Jean Cocteau réalisé en 1946 d’après le conte de Mme Leprince de Beaumont avec Jean Marais (Avenant, la Bête, le Prince), Josette Day (la Belle), Marcel André (le Père), Mila Parély (Félicie), Michel Auclair (Ludovic), Nane Germon (Adélaïde). L’équipe technique du film compte en ses rangs parmi les plus grands noms du cinéma de l’époque : René Clément (conseiller technique), le chef opérateur Henri Alekan pour la lumière et Christian Bérard pour les décors et les costumes.

Le projet esthétique de Cocteau : hommage cinématographique à Vermeer et Gustave Doré

Jean Cocteau explique largement son projet esthétique dans le Journal de la Belle et la Bête. L’histoire du conte oppose deux lieux : la maison du père, lieu réel, et le château de la Bête, lieu merveilleux. Cette construction narrative, Cocteau veut la traduire en images. Selon lui en effet :

« Rien ne me semble plus morne que l’unité photographique d’un film, unité que les spécialistes prennent pour le style. Un film doit distraire l’œil par des contrastes, par des effets qui ne cherchent pas à copier ceux de la nature, mais à trouver cette vérité que Goethe oppose à la réalité. »

Ces contrastes, ce seront ceux de deux univers esthétiques différents, celui des tableaux de Vermeer pour le monde réel, et celui des gravures de Gustave Doré pour le monde surnaturel. Cocteau dit ainsi du décor créé par Christian Bérard :

« Par miracle il est arrivé à nouer ensemble le style de Vermeer et celui des illustrations de Gustave Doré dans le grand livre à couverture rouge et or des contes de Perrault. »

L’hommage est explicite.

« Dans ma petite chambre rouge du Palais-Royal, je regarde l’objet de Gustave Doré qu’on vient de me mouler en bronze. C’est sous le signe de cet objet que j’ai fait mon film. Il le résume et l’explique. L’influence d’un objet sur nos couches profondes dépasse ce qui se peut croire. Ce groupe de Persée, d’Andromède et du dragon ornerait la chambre de Belle chez la Bête. »

La Belle et la Bête : une lecture des illustrations de Gustave Doré par Jean Cocteau

Jean Cocteau ou le retentissement et la fascination provoqués chez le lecteur par les images (ou « talbeaux ») de Gustave Doré

La confrontation des Contes de Perrault et des illustrations de Gustave Doré invite le lecteur à réfléchir aux problèmes posés par les relations entre un texte littéraire et les choix opérés par un artiste qui, en imaginant de l’illustrer, crée sa propre œuvre. Cette problématique peut être approfondie par une analyse de la Belle et la Bête de Cocteau. Ce film se veut une adaptation d’un conte, mais ce n’est pas un conte de Perrault. Pourtant, le regard de Cocteau sur l’univers du conte apparaît fortement marqué par l’univers de Gustave Doré.

Les programmes nous invitent à prendre en compte le retentissement et la fascination provoqués chez le lecteur par les images (ou « talbeaux ») de Gustave Doré. Cocteau est un tel lecteur. De plus La Belle et la Bête nous offre la possibilité de découvrir une lecture, en image, de ces illustrations. Gustave Doré s’était fait lecteur des Contes et son interprétation passait par des choix esthétiques liés à l’art de la gravure : choix de mise en page, de composition, d’échelle, de contrastes chromatiques, de registres, etc. La lecture des gravures de Gustave Doré par Cocteau se traduira par des choix cinématographiques : choix de cadrage, d’éclairage, de montage, etc.

La Belle et la Bête de Cocteau : une lecture du genre du conte inspirée par le regard de Gustave Doré sur Perrault

Cocteau ne cesse, par petites touches, de préciser son projet artistique dans le Journal de la Belle et la Bête. Une lecture attentive permet ainsi de reconstruire une lecture cohérente du genre du conte tel qu’il le conçoit. C’est d’abord un genre marqué par l’enfance :

« L’étonnante publicité faite à l’avance autour de ce film vient certes moins de nous (je veux dire de la curiosité que suscitent nos entreprises) que de cette Bête et de cette Belle dont s’excitait notre enfance. Il reste heureusement de l’enfance dans ce public blasé. C’est cette enfance qu’il faut atteindre. C’est la réserve incrédule des grandes personnes qu’il faut vaincre. »

« Le postulat du conte exige la foi et la bonne foi de l’enfance. »

Cette enfance, Cocteau cherche à l’atteindre par son écriture cinématographique. Cocteau est aussi écrivain et poète, et la métaphore qu’il emploie pour qualifier son travail cinématographique est toujours celle de l’écriture.

« Il m’arrive d’éclairer plus un visage qu’un autre, d’éclairer plus une chambre qu’il ne se devrait ou moins, de donner à une chandelle la force d’une lampe. Chez la bête (parc) j’adopte une sorte de crépuscule qui correspond mal à l’heure où Belle sort. J’enchaînerai peut-être même ce crépuscule avec du clair de lune si j’en ai besoin. Ce n’est du reste pas parce que je traite une féerie que j’en use si librement avec le réalisme. Un film est une écriture en images et je cherche à lui communiquer un climat qui corresponde davantage aux sentiments qu’aux faits. »

« Le hasard m’a valu de véritables trouvailles d’écriture qui poseraient des problèmes insolubles si l’on s’avisait de les préméditer. »

« « La semaine prochaine, je commencerai le montage. C’est le véritable rythme de l’œuvre. Mon écriture. N’importe qui d’autre me rendrait ma page d’écriture corrigée, recopiée, en ronde ou en bâtarde. » »

Quelle est donc l’écriture cinématographique de Cocteau ? C’est, dit-il, une « poésie de cinéma », qui vient enrichir son questionnement sur la poésie : « Sait-on ce qui est poétique et pas poétique ? » (Orphée), et cette recherche sur la poésie, il l’a déjà engagée à travers ce qu’il appelle « poésie critique », « poésie de roman », « poésie de théâtre ». Il dit ainsi de certaines scènes de la Belle et la Bête qu’elles donnent à voir « des bouts d’une poésie intense », et il se définit lui-même comme « un poète qui raconte par l’entremise d’une caméra. »

Ce glissement de l’enfance vers la poésie, c’est la référence à Gustave Doré qui permet de lui donner chair. Comme chez Doré, le merveilleux se teinte de fantastique. La dette de Cocteau à cet égard est explicite : il parle dans son Journal du « style Gustave Doré, tout au bord de l’horrible », et du « mauvais goût magnifique de Gustave Doré ». « Horrible » et « magnifique », voilà qui caractérise le sublime, mais qui fait aussi glisser du merveilleux vers le fantastique. Et c’est bien ainsi que Cocteau à lu les gravures de Gustave Doré qu’il rapproche du maître du fantastique, Edgar Allan Poe :

« Cette chambre, qu’on aimerait entendre décrire par Edgar Poe, est construite en l’air, dans le vide, au milieu des restes de ma forêt et des ébauches de mon futur décor de la source. Il en résulte qu’à travers ses murs de voile, envahis de broussailles, on devine tout un paysage incompréhensible. Le tapis est d’herbe, les objets de ce mauvais goût magnifique de Gustave Doré. »

Le changement de sensibilité que Doré introduit dans les Contes de Perrault, Cocteau cherche à le traduire à son tour dans son œuvre cinématographique. Et on va retrouver dans les explications qu’il donne de sa recherche esthétique ce qui caractérise, selon Tzetan Todorov, le registre fantastique : l’insolite, le malaise, la peur.

« Le cinématographe montre l’impossible »

« Je souligne les détails qui doivent créer le malaise. »

« Cette forêt de lumières étonne. »

« L’admirable du cinéma c’est ce tour de cartes perpétuel qu’on exécute devant le public et dont il ne doit pas connaître le mécanisme. »

On comprend désormais mieux l’unité esthétique de l’œuvre de Cocteau. Le travail sur la lumière et les décors, en hommage à Gustave Doré, sont intimement liés à son goût des trucages, notamment le procédé de la scène montée « à l’envers » qui produit un effet insolite et fantastique plus que merveilleux : il s’agit bien ici d’une interprétation du regard de Doré sur les Contes de Perrault. A l’univers merveilleux et classique de Perrault, Doré substitue une lecture fantastique que Cocteau a perçue et traduite à son tour en images, mais en images mobiles cette fois.

Démarche pédagogique

Aborder le film dans son intégralité

La projection du film dans son intégralité (1h36) est bien sûr une démarche pédagogique possible. Le film peut alors jouer le rôle d’un document complémentaire, en images, à l’analyse du lien entre le langage verbal de Perrault et le langage pictural de Doré. Comme Doré par rapport aux Contes de Perrault, Cocteau s’appuie sur un support textuel, le conte de Mme Leprince de Beaumont, pour créer sa propre œuvre en images. Il s’agit dès lors d’engager les élèves vers une lecture du langage de l’image en les rendant attentifs à cette adaptation-interprétation.

Démarche préalable à la projection du film

Pour apprécier les choix esthétiques de Cocteau, les élèves devront avoir lu au préalable le conte de Mme Leprince de Beaumont.

La projection du film sera également précédée d’une présentation au cours de laquelle on rendra les élèves sensibles au projet esthétique de Cocteau, et notamment à son double hommage à Gustave Doré et Vermeer, dont on pourra présenter quelques tableaux. La Jeune fille à la perle et La laitière sont des œuvres que les élèves reconnaissent facilement, mais dont la plupart du temps ils ignorent l’auteur.

Questionnaire

 1. Repérer dans le film les scènes pour lesquelles Cocteau s’appuie sur des gravures de Gustave Doré.
 2. Quand et comment Cocteau cite-t-il Gustave Doré ?
 3. Quelle interprétation peut-on en déduire en ce qui concerne l’interprétation du genre du conte de fées selon Cocteau ?
 4. Analysez la présence du merveilleux et du fantastique dans le film. Qu’est-ce qui semble davantage relever du merveilleux ? du fantastique ? Comment l’interprétez-vous ?

Analyser une séquence du film

Il ne saurait être possible d’étudier l’ensemble du film en classe. La reprise du questionnaire et l’analyse de la lecture que Cocteau fait de l’œuvre de Gustave Doré peut prendre place de façon à la fois plus rapide et plus approfondie au sein de l’explication d’une séquence en particulier. Nombreuses sont les séquences à travers lesquelles Cocteau rend hommage à Gustave Doré. L’une d’entre elles cependant apparaît plus fortement influencée encore que les autres par les illustrations de l’artiste. En quelques minutes, Cocteau cite en effet des gravures issues de contes aussi divers que la Barbe-bleue, la Belle au bois dormant, Peau d’âne ou le Petit Poucet. Il s’agit de la découverte du château de la Bête par le père et, à travers lui, par le spectateur. C’est cette séquence que nous vous proposons d’analyser en détail.

Minutage de la séquence : de 0 : 15 à 0 : 20

Analyse d’une séquence de la Belle et la Bête de Cocteau : la découverte du château de la Bête (de 0 : 15 à 0 : 20)

Introduction

Cette séquence est marquée, comme l’ensemble du film, mais peut-être plus encore, par un travail rigoureux sur la lumière. C’est elle qui va marquer l’entrée du personnage, et du spectateur, dans l’univers du conte et de Gustave Doré. La lecture que Jean Cocteau fait de ses gravures est en effet très sensible à la dimension fantastique que Doré introduit dans le genre du conte merveilleux. Ce glissement subtil du merveilleux vers le fantastique, et Tzetan Todorov a bien montré leurs ressemblances et leurs divergences, se traduit chez Cocteau par une réflexion esthétique sur la lumière. Etudier la lumière dans cette séquence permet donc de ne pas se contenter de repérer les gravures de Doré que cite Cocteau, mais aussi de percevoir la lecture et l’interprétation qu’il en fait.

Quel peut être le rôle de la lumière dans l’émergence du fantastique ? Comment le travail sur la lumière peut-il être créateur d’images magiques ? Pour Cocteau, « un film est une écriture en images », une œuvre écrite à « l’encre de la lumière ». Dès lors, la lumière, sous la responsabilité du chef opérateur Henri Akelan, devient un des moyens poétiques privilégiés de l’expression de l’irréel : dans ce conte de fées sans fée, la magie est avant tout celle du langage cinématographique, entre trucages, mise et scène et poésie. La découverte du château de la Bête par le Père (Marcel André), marque l’entrée du récit dans le monde magique et surnaturel du conte. Dans cette séquence, presque totalement silencieuse, la lumière est liée à la narration (structure dramatique), au registre (entre merveilleux, insolite et fantastique), et à la poésie de Cocteau (récurrence d’images et de mythes chers au poète). C’est à travers elle que nous pouvons percevoir l’influence qu’a exercé Gustave Doré sur l’esthétique cinématographique de Cocteau. Un rôle primordial qu’il s’agit d’analyser.

L’hommage de Cocteau à Gustave Doré : les citations cinématographiques des illustrations des Contes de Perrault

Jean Cocteau cite dans cette séquence de nombreuses illustrations des Contes de Perrault par Gustave Doré. On peut d’ailleurs demander aux élèves de les repérer.

 La forêt s’inspire de celle que traversent le Petit Poucet et ses frères
 La scène au cours de laquelle des branchages semblent d’ouvrir d’eux-mêmes pour découvrir une allée vers le château reprend une gravure de la Belle au bois dormant
 L’escalier s’inspire de celui de la maison de l’ogre dans le Petit Poucet et de celui de Peau d’âne
 La table du repas reprend certains objets de la Barbe bleue
 Enfin, le lever du jour s’inspire, par ses jeux de lumière, du réveil de la Belle au bois dormant

Le rôle de la lumière dans l’émergence du fantastique : une lecture des gravures de Gustave Doré

Ombres et lumières de la forêt : une frontière symbolique entre le monde réel et le monde surnaturel

La séquence s’ouvre par un jeu d’ombres et de lumières fortement symbolique. Pour pénétrer dans le monde féerique, le personnage doit franchir une barrière de feuillage en ombres chinoises, puis une zone d’ombre [plan 1] [1] qui signale métaphoriquement et visuellement l’entrée dans un autre monde. D’ailleurs, avant de pénétrer à l’intérieur du château, le Père devra à nouveau franchir une ombre, son ombre [plan 3]. Cocteau cite ici précisément une gravure de la Belle au bois dormant : « Il marcha vers le château qu’il voyait au bout d’une grande avenue où il entra ». La scène est aussi une interprétation de la gravure. Chez Cocteau comme chez Doré, la forêt et l’ombre qui la caractérise, marque une frontière entre le monde réel et le monde surnaturel.

« J’ai choisi les prises de la forêt. L’ensemble est extraordinaire, dans le style Perrault. »

Par la dimension inquiétante de ses forêts, sauvages et lugubres, Doré réactive la symbolique médiévale de la forêt, lieu de perdition physique bien sûr, mais aussi spirituelle. C’est le lieu de l’épreuve, et par conséquent, d’une initiation, et avant tout d’une initiation au surnaturel. Dans cette forêt hostile que traversent le Prince de la Belle au bois dormant et le Père de la Belle et la Bête, la lumière signale un lieu habité, un refuge, mais nous ne sommes chez Cocteau qu’au début du conte et cet espoir est déjà implicitement détrompé par ces seuils obscurs, préfiguration du caractère néfaste de l’aventure, signes annonciateurs de la condamnation à mort qui frappera le Père.

La figure de l’escalier : puissance du surnaturel et impuissance du personnage

En plus de cette fonction narrative (marquer une étape importante du récit), la lumière est associée au registre fantastique. Ainsi, la mise en scène de l’escalier du château [plan 2] [2] est doublement signifiante. Il est montré en contre-plongée, comme le sera la Bête, pour souligner son caractère menaçant et signifier déjà l’impuissance du Marchand. Mais il est aussi marqué par un jeu de clair-obscur qui introduit le fantastique grâce à l’évocation de certaines gravures de Gustave Doré illustrant les Contes de Perrault : l’escalier de la Belle au Bois Dormant dans l’illustration que nous venons de voir, mais surtout celui du Petit Poucet et de Peau d’Ane. Cocteau reprend l’angle de prise de vue en contre-plongée de l’escalier du Petit Poucet et le cadrage ainsi que le décor de la gravure de Peau d’âne (en particulier la vasque qui orne la rampe de l’escalier). Le fait que Cocteau cite ces deux illustrations est d’ailleurs intéressant. Il nous montre ainsi que les gravures de Doré dialoguent entre elles et doivent être abordées comme un tout cohérent. La figure de l’escalier, tout comme celle de la forêt, parcourt l’œuvre de Doré. Etudier l’œuvre de Doré, ce n’est pas envisager séparément son adaptation de chaque conte, mais repérer les motifs qui circulent d’une gravure à l’autre. D’ailleurs, c’est la séquence dans son ensemble qui est placée sous l’égide de Gustave Doré. Ainsi, l’aiguière qu’empoigne une main pour servir le Marchand [plan 6] rappelle-t-elle la table de Barbe-Bleue :

« La table est mise, couverte de vaisselle, de carafes, de verres du style Gustave Doré, tout au bord de l’horrible. D’un désordre de pâtés, de lierre, de fruits, sort le bras vivant qui s’enroule au candélabre. »

L’attention portée à ce simple élément de décor, une aiguière, est bien plus signifiante qu’on peut le supposer au départ : elle peut apparaître comme un symbole de toute l’écriture cinématographique de Cocteau. En effet, dans le Journal de la Belle et la Bête, c’est par la métaphore de l’argenterie qu’il définit le travail sur la lumière de son chef opérateur Henri Alekan, et à travers lui, son propre travail tant on sais que la lumière a été une de ses interrogations majeures dans ce film :

« A quoi ressemble ce travail d’Alekan ? A une argenterie ancienne, astiquée comme une argenterie neuve. Il y a, dans certaines pièces d’argenterie astiquées à la peau, cette espèce de douceur étincelante. »

Si l’on replace cette séquence dans l’intégralité du film, on s’aperçoit que le travail sur la lumière marque l’opposition entre les deux univers du récit. Le monde magique est inspiré par les gravures de Gustave Doré, tandis que le monde réel, domestique et bourgeois, est marqué par d’autres références picturales : les peintres flamands et en particulier Vermeer dont Cocteau cite la Jeune Fille à la perle au début du film. Ce que Cocteau dit du décorateur Christian Bérard illustre également le travail du chef opérateur :

« Par miracle il est arrivé à nouer ensemble le style de Vermeer et celui des illustrations de Gustave Doré dans le grand livre à couverture rouge et or des contes de Perrault. »

Lorsque Cocteau dit de son décor qu’il est inspiré des Contes de Perrault :

« J’ai choisi les prises de la forêt. L’ensemble est extraordinaire, dans le style Perrault. »

« Sans doute ce décor difficile est un des plus merveilleux de Bérard. Voici ma méthode pour faire travailler cet homme qui flambe de désordre et de précision maniaque. Je le devance. Je lui présente un décor médiocre. Il s’alarme, s’affole et le corrige, le métamorphose jusqu’à rejoindre mon rêve. L’extérieur du pavillon de Diane dépasse de beaucoup ce que j’en attendais. C’est le pur Gustave Doré des images de Perrault. »

il faut y lire, comme nous le prouve cette séquence, le Perrault illustré par Doré. C’est dire l’immense retentissement que les gravures de Gustave Doré ont eu sur l’imaginaire du lecteur des Contes et la fascination provoquée chez le lecteur par ces images.

Des jeux d’ombre et de lumière à la Gustave Doré : l’hésitation fantastique entre l’animé et l’inanimé

Le registre fantastique est marqué par l’hésitation entre animé et inanimé qui domine toute la séquence. La porte de l’écurie se referme d’elle-même, celle du château s’ouvre toute seule [plan 3] [3] ; la vie semble s’insuffler dans les objets matériels comme les portes, les candélabres [plan 4] [4], les cariatides [plan 5] [5], la table [plan 6] [6]. Or cette hésitation fantastique est intimement liée à la lumière, à la manière du clair-obscur de Doré, comme nous le prouve le Journal de Cocteau :

« Les jeunes figurants qui tiennent le rôle des têtes de pierre font preuve d’une patience incroyable. Inconfortablement installés, à genoux derrière le décor, les épaules dans une sorte d’armure, ils doivent appuyer leurs cheveux gominés et bavoxés contre le chapiteau et recevoir les arcs de face. L’effet est tel que je me demande si l’appareil traduira son intensité, sa vérité magique. Ces têtes vivent, regardent, soufflent de la fumée, se tournent, suivent le jeu des artistes qui ne les voient pas, comme il se peut que les objets qui nous entourent agissent, en profitant de notre habitude de les croire immobiles. »

« J’avais trouvé que l’éclairage d’Alekan, sur les statues vivantes, était trop vif et les humanisait. Je recommence les prises. Je charge les têtes en peinture sombre comme si le feu les avait léchées. Aussitôt les yeux brillent et les têtes se mélangent aux moulures. »

Là encore, un jeu insolite sur l’ombre et la lumière renforce la dimension fantastique de l’image. Cocteau traduit ici en images mobiles les effets inquiétants et fantastiques du travail sur la lumière de Gustave Doré. Il s’agit bien ici encore d’une lecture et d’une interprétation de l’œuvre de Doré. Pour Cocteau les jeux de clair-obscur qu’il découvre dans les illustrations de Doré permettent un basculement du merveilleux vers le fantastique, que lui-même va traduire par les procédés propres au cinéma : les trucages. L’ombre du Père se projette sur la porte de l’écurie, puis sur celle du château, mais avec un retard qui en fait presque un être autonome [plan 3]. Et c’est comme si la porte s’ouvrait comme par magie sous l’effet de la poussée de cette ombre grandissante. Ce jeu d’ombres n’est pas sans rappeler les films expressionnistes de Murnau, dont Cocteau reprend les principaux trucages. Au brouillard de la forêt succède une lumière tranchée, un contraste saisissant entre la flamme des bougies et le décor noir et nu [plan 4], entre le marbre sombre et l’œil blanc des statues vivantes [plan 5], qui crée un rythme visuel presque musical. Profondément lié aux effets d’étrangeté, ce réglage très précis des lumières, cette violence des contrastes est un puissant véhicule de poésie, une poésie en image :

« Les gens ont, une fois pour toutes, décidé que ce qui est flou est poétique. Or, comme à mes yeux, la poésie c’est la précision, le chiffre, je pousse Alekan vers l’inverse de ce qui semble poétique aux imbéciles. »

Il faut d’ailleurs souligner que le décor, peint entièrement de noir, ce qui favorise les fondus et les contrastes, exigeait du chef opérateur une attention toute particulière :

« Tiquet me dit qu’il serait pauvre d’éviter les bras porte-candélabre lorsque Marcel André se lève de la table. Il a raison. Je donne les ordres. Mais les candélabres se balancent au bout des bras aveugles. Carré imagine des supports noirs. Les machinistes les construisent. Après une heure de travail, les supports se confondent avec les murailles et les candélabres se tiennent droits. Cette forêt de lumières étonne. Clément ajoute la vie des flammes de bougie grâce à un contreplaqué qu’on agite. »

Les trucages cinématographiques de Cocteau : la traduction par des procédés cinématographiques de l’univers fantastique des gravures de Gustave Doré

Toute adaptation est une interprétation. Adapter au cinéma les gravures de Gustave Doré, c’est donc les interpréter, au double sens du terme. Les rejouer autrement, d’abord, en adaptant la technique de la gravure à celle du cinéma : jeux sur le maquillage, les décors, le montage. Leur donner une signification également. Et le sens que Cocteau donne aux gravures de Doré, c’est celui d’un glissement du merveilleux vers le fantastique. La lumière, chez Doré et chez Cocteau, mais par des procédés différents, est créatrice d’images magiques. Ainsi, cette séquence du film devient l’occasion d’une réflexion implicite sur les moyens du cinéma propres à susciter la magie, et donc propres à transposer au cinéma l’univers pictural de Gustave Doré : les procédés de trucages, presque à la Méliès.

 Jeu sur le maquillage :

« Je charge les têtes en peinture sombre comme si le feu les avait léchées. Aussitôt les yeux brillent et les têtes se mélangent aux moulures. »

 Jeu sur les décors :

« Les candélabres se balancent au bout des bras aveugles. Carré imagine des supports noirs. Les machinistes les construisent. Après une heure de travail, les supports se confondent avec les murailles et les candélabres se tiennent droits. Cette forêt de lumières étonne. Clément ajoute la vie des flammes de bougie grâce à un contreplaqué qu’on agite. »

 Jeu sur le montage : la scène des candélabres est tournée à l’envers :

« Je répugne presque à noter en détail ces reprises écœurantes avec tout l’appareil de moteurs, de projecteurs à éclairer et à éteindre et qui doivent correspondre avec le vent qui souffle les candélabres (lesquels, puisque je tourne cet épisode à l’envers, s’allumeront un à un sur l’image. »

Le personnage du Père souligne d’ailleurs cette réflexion sur les trucages en cherchant sous la table le corps auquel appartient la main qui le sert [plan 7] [7].

« L’admirable du cinéma c’est ce tour de cartes perpétuel qu’on exécute devant le public et dont il ne doit pas connaître le mécanisme. »

« Ecrire des dialogues m’ennuie. Mais remuer cette grande machine de rêves, se battre avec l’ange de la lumière, l’ange des machines, les anges de l’espace et du temps, voilà une besogne à ma taille. »

Le réveil du Père et le réveil de la Belle au bois dormant de Gustave Doré : l’hommage esthétique souligne la construction narrative de la séquence

Après un fondu au noir qui symbolise l’ellipse narrative de la nuit, la séquence se clôt par le retour des fonctions narratives de la lumière. Le réveil du personnage est signifié par une métonymie [plan 8] [8] :

« Je tourne un plan qui me vient en remarquant la tête de lion qui termine les accoudoirs du fauteuil. La main du Marchand dort sur cette tête de lion. Le rugissement lointain de la Bête se fait entendre. La main s’éveille et se sauve. »

La lumière brillante et surnaturelle qui avait dominé toute la scène du château (flamme des chandeliers, feu, reflets étincelants de l’argenterie) s’estompe pour laisser la place à la lumière naturelle du jour [plan 9] [9]. Ces rayons lumineux rappellent ceux des dernières gravures de la Belle au vois dormant. D’autant plus que cette lumière naturelle n’est pas légitimée par la présence d’une fenêtre, comme c’est le cas chez Doré. C’est une lumière naturelle, la lumière du jour, mais elle semble toujours éclairer le personnage de manière surnaturelle : comment la lumière extérieure peut-elle pénétrer à l’intérieur sans la présence d’aucune fenêtre ? Les flambeaux s’éteignent un à un, le personnage traverse un grand pan de lumière blanche, la porte se referme toute seule, l’escalier apparaît en plongée : la scène semble se rejouer à l’envers, ce qui souligne la structure circulaire et la clôture de la séquence, mais aussi l’influence de l’œuvre de Gustave Doré. Le dialogue des contes et des illustrations se poursuit jusqu’à la dernière image de la séquence puisqu’elle se termine sur les ronces qui envahissent l’escalier du château de la Bête, comme celles qui envahissent les gravures du château de la Belle au bois dormant.

Conclusion : la Belle et la Bête de Cocteau, une œuvre qui témoigne de l’influence profonde des gravures de Gustave Doré sur l’imaginaire du conte de fées

Ces procédés grâce auxquels émerge le registre fantastique, hésitation entre animé et inanimé, jeux de lumière, c’est à Cocteau qu’on les doit : dans le conte, on ne rencontre ni bras-flambeau, ni cariatide vivante. Le merveilleux s’appuie ici sur l’intertextualité, et en particulier un autre conte, La Chatte blanche de Mme d’Aulnoy :

« Au bout d’un moment, la porte fut ouverte sans qu’il aperçût autre chose qu’une douzaine de mains en l’air, qui tenaient chacune un flambeau. [...] L’on apporta à souper : les mains dont les corps étaient invisibles servaient. »

Quant aux cariatides, elles rappellent les statues animées du Sang d’un poète : l’adaptation littéraire s’enrichit de la mythologie personnelle de Cocteau. A son tour, cette scène majeure exercera une influence sur le adaptations cinématographiques des contes : Jacques Demy citera Cocteau à plusieurs reprises dans Peau d’âne, par exemple avec les cariatides vivantes qui encadrent le trône du roi (Peau d’âne de Jacques Demy, de 0 :11 à 0 :14), et c’est sur le film de Cocteau plus que sur le texte original que semble s’appuyer la version de Walt Disney de La Belle et la Bête, en reprenant le motif du flambeau animé et en en faisant un personnage central. Mais nous quittons alors pour un franc merveilleux l’hésitation entre naturel et surnaturel qui faisait le fantastique du film de Cocteau.

Au cœur de ce réseau d’influences réciproques, de citations et d’hommages : l’œuvre de Gustave Doré. On ne saurait mieux dire à quel point l’artiste a influencé l’imaginaire du conte chez ses lecteurs.

Notes

[1Plan 1 : 00 : 15 : 05. Le Père pénètre dans le domaine et traverse une zone d’ombre.

[2Plan 2 : 00 : 15 : 52. Le Père en bas d’un escalier qui ressemble à ceux de Gustave Doré.

[3Plan 3 : 00 : 16 : 11. L’ombre du Père sur la porte semble l’ouvrir de manière surnaturelle.

[4Plan 4 : 00 : 17 : 01. Les candélabres semblent flotter dans les airs.

[5Plan 5 : 00 : 18 : 12. L’œil blanc de la cariatide vivante contraste fortement avec son visage comme léché par le feu.

[6Plan 6 : 00 : 18 : 33. La main sert le vin au Père dans une aiguière inspirée de Gustave Doré.

[7Plan 7 : 00 : 18 : 47. Le Père cherche un trucage sous la table.

[8Plan 8 : 00 : 19 : 50. La main du Père sur l’accoudoir en forme de tête de lion se réveille brutalement.

[9Plan 9 : 00 : 20 : 17. Le jour traverse le château et les chandeliers s’éteignent.

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