L’idéal humaniste : proposition de groupement de textes

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Rabelais et l’idéal humaniste : l’abbaye de Thélème dans Gargantua. 1534

Afin de récompenser Frère Jean des Entommeures de ses exploits lors de la guerre contre Picrochole, le géant Gargantua lui offre de fonder une abbaye qui soit « au contraire de toute autre », l’abbaye de Thélème, c’est-à-dire une abbaye nommée « Désir » selon l’étymlogie grecque. La description de cet univers idéal occupe les six derniers chapitres du Gargantua. Cet édifice accueille ses pensionnaires selon des règles particulières.

Toute leur vie était réglée non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause :

FAIS CE QUE VOUDRAS,


parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand ils sont affaiblis et asservis par une vile sujetion ou une contrainte, ils utilisent ce noble penchant, par lequel ils aspiraient librement à la vertu, pour se défaire du joug de la servitude et pour lui échapper, car nous entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu’on nous refuse.

Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire tous ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une d’entre eux disait : « buvons », tous buvaient ; si on disait « jouons », tous jouaient ; si on disait « allons nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si c’était pour chasser au col ou à courre, les dames montées surde belles haquenées, avec leur fer palefroi, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier, un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu’ils n’y avait aucun ou aucune d’entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers aussi bien qu’en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins désagréables, plus habiles de leurs doigts à tirer l’aiguille et à s’adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là.

Pour ces raisons, quand le temps était venu pour un des membres de l’abbaye d’en sortir, soit à la demande des parents, soit pour d’autres motifs, il emmenait avec lui une des dames, celle qui l’avait choisi pour chevalier servant, et on les mariait ensemble. Et s’ils avaient bien vécu à Thélème dans le dévouement et l’amitié, ils cultivaient encore mieux ces vertus dans le mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu’aux premiers temps de leurs noces.

Le Prince et le Poète selon Ronsard dans L’Institution pour l’adolescence du roi très chrétien Charles IX. 1562

Sire, ce n’est pas tout que d’être Roi de France,
Il faut que la verture honore votre enfance :
>> Un Roi sans la vertu porte le Sceptre en vain,
>> Qui ne lui est sinon un fardeau dans la main.
Pource on dit que Thetis la femme de Pelée,
Après avoir la peau de son enfant brûlée,
Pour le rendre immortel le prit en son giron,
Et de nuit l’emporta dans l’Antre de Chiron :
Chiron noble Centaure, afin de lui apprendre
Les plus rares vertus dès sa jeunesse tendre,
Et de science et d’art son Achille honorer.
>> Un Roi pour être grand ne doit rien ignorer.

Il ne doit seulement savoir l’art de la guerre,
De garder les cités, ou les ruer par terre,
De piquer les chevaux, ou contre son harnois
Recevoir mille coups de lances aux tournois ;
De savoir comme il faut dresser une embuscade,
Ou donner une cargue ou une camisade,
Se ranger en bataille et sous les étendards
Mettre par artifice en ordre les soldards.

Les Rois les plus brutaux telles choses n’ignorent,
Et par le sang versé leurs couronnes honorent :
Tout ainsi que Lions qui s’estiment alors
De tous les animaux être vus les plus forts,
Quand ils ont dévoré un cerf au grand corsage,
Et ont rempli les champs de meurtre et de carnage.

Mais les Princes mieux nés n’estiment leur vertu
Procéder ni de sang ni de glaive pointu :
Ni de harnais ferrés qui les peuples étonnent,
Mais par les beaux métiers que les Muses nous donnent.

Quand les Muses qui sont fille sde Jupiter
(Dont les Rois sont issus) les Rois daignent chanter,
Elles les font marcher en toute révérence,
Loin de leur Majesté banissant l’ignorance :
Et tous remplis de grâce et de divinité,
Les font parmi le peuple ordonner équité.

Ils deviennent appris en la Mathématique,
En l’art de bien parler, en Histoire et Musique,
En Physionomie, afin de mieux savoir
Juger de leurs sujets seulement à les voir.

Telle science sut le jeune Prince Achille,
Puis savant et vaillant fit trébucher Troïlle,
Sur le champ Phrygien et fit mourir encor
Devant le mur Troyen le magnanime Hector :
Il tua Sarpedon, tua Penthésilée,
Et par lui la cité de Troye fut brûlée.

Tel fut jadis Thésée, Hercules et Jason,
Et tous les vaillants preux de l’antique saison :
Tel vous serez aussi, si la Parque cruelle
Ne tranche avant le temps votre trame nouvelle.

Charles votre beau nom tant commun à nos Rois,
Nom du Ciel revenu en France par neuf fois,
Neuf fois nombre parfait (comme cil qui assemble
Pour sa perfection trois triades ensemble)
Montrez que vous aurez l’empire et le renom
Des huit Charle spassés dont vous portez le nom.
Mais pour vous faire tel il faut de l’artifice,
Et dès jeunesse apprendre à combattre le vice.

Du Bellay et les doutes de l’humaniste : Les Regrets. 1558

Du Bellay, Les Regrets. Sonnet XXXI

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison,
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le sejour qu’on bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire Gaulois, que le Tibre Latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur Angevine.


Du Bellay, Les Regrets. Sonnet XXXII

Je me ferai savant en la philosophie,
En la mathématique, et médecine aussi,
Je me ferai légiste, et d’un plus haut souci
Apprendrai les secrets de la théologie :

Du luth et du pinceau j’ébatterai ma vie,
De l’escrime et du bal. Je discourais ainsi,
Et me vantais en moi d’apprendre tout ceci,
Quand je changeai la France au séjour d’Italie.

O beaux discours humains ! je suis venu si loin,
Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse, et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
Rapporte des harengs en lieu de lingots d’or,
Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.

La réflexion humaniste sur les violences des guerres de religion : l’allégorie de l’Opinion dans les Discours des misères de ce temps de Ronsard. 1562

Extrait des vers 115 à 196

O toi historien, qui d’encre non menteuse
Ecrit de notre temps l’histoire monstrueuse,
Raconte à nos enfants tout ce malheur fatal,
Afin qu’en te lisant ils pleurent notre mal,
Et qu’ils prennent exemple aux péchés de leurs pères,
De peur de ne tomber en pareilles misères.

De quel front, de quel œil, ô siècles inconstants !
Pourront-ils regarder l’histoire de ce temps !
En lisant que l’honneur, et le sceptre de France
Qui depuis si long âge avait pris accroissance,
Par une Opinion nourrice des combats,
Comme une grande roche, est bronché contre bas.

On dit que Jupiter, fâché contre la race
Des hommes, qui voulaient par curieuse audace
Envoyer leurs raisons jusqu’au Ciel pour savoir
Les hauts secrets divins que l’homme ne doit voir,
Un jour étant gaillard choisit pour son amie
Dame Présomption, la voyant endormie
Au pied du mon Olympe, et la baisant soudain
Conçut l’Opinion, peste du genre humain.
Cuider en fut nourrice, et fut mise à l’école
D’orgueil, de fantaisie, et de jeunesse folle.

Elle fut si enflée, et si pleine d’erreur
Que même à ses parents elle faisait horreur.
Elle avait le regard d’une orgueilleuse bête.
De vent et de fumée était pleine sa tête.
Son coeur était couvé de vaine affection,
Et sous un pauvre habit cachait l’ambition.
Son visage était beau comme d’une Sirène
D’une parole douce avait la bouche pleine.
Légère elle portait des aîles sur le dos :
Ses jambes et ses pieds n’étaient de chair ni d’os,
Ils étaient faits de laine, et de coton bien tendre
Afin qu’à son marcher on ne la put entendre.

Elle vint se loger par étranges moyens
Dedans le cabinet des Théologiens,
De ces nouveaux Rabins, et brouilla leurs courages
Par la diversité de cent nouveaux passages,
Afin de les punir d’être trop curieux
Et d’avoir échellé comme Géants les cieux.

Ce monstre que j’ai dit met la France en campagne,
Mendiant le secours de Savoie et d’Espagne,
Et de la nation qui prompte au tambourin
Boit le large Danube et les ondes du Rhin.

Ce monstre arme le fils contre son propre père,
Et le frère (ô malheur) arme contre son frère,
La sœur contre la sœur, et les cousins germains
Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains,
L’oncle fuit son neveu, le serviteur son maître,
La femme ne veut plus son mari reconnaître.
Les enfants sans raison disputent de la foi,
Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi.

L’artisan par ce monstre a laissé sa boutique,
Le pasteur ses brebis, l’avocat sa pratique,
Sa nef le marinier, sa foire le marchand,
Et par lui le prud’homme est devenu méchant.
L’écolier se débauche, et de sa faux tortue
Le laboureur façonne une dague pointue,
Une pique guerrière il fait de son rateau
Et l’acier de son coultre il change en un couteau.
Morte est l’autorité : chacun vit à sa guise
Au vice déréglé la licence est permise,
Le désir, l’avarice et l’erreur insensée
Ont sans-dessus-dessous le monde renversé.

On fait des lieux saints une horrible voerie,
Un assassinement et une pillerie :
Si bien que Dieu n’est sûr en sa propre maison.
Au ciel est revollée, et Justice, et Raison,
Et en leur place hélas ! règne le brigandage,
La force, les couteaux, le sang et le carnage.

Tout va de pis en pis : les Cités qui vivaient
Tranquilles ont brisé la foi qu’elles devaient :
Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence
Ainsi qu’une furie agite notre France,
Qui farouche à son prince, opiniâtre suit
L’erreur d’un étranger, qui folle la conduit.

Tel voit on le poulain dont la bouche trop forte
Par bois et par rochers son écuyer emporte,
Et malgré l’éperon, la houssine et la main,
Se gourme de sa bride, et n’obéit au frein :
Ainsi la France court en armes divisée,
Depuis que la raison n’est plus autorisée.

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