La poétique des grands rhétoriqueurs

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Introduction

Les rhétoriqueurs participent de ce même mouvement d’idées qui se concrétise dans la pensée humaniste. Les XVème et XVIème siècles sont en définitive marqués par l’éveil progressif de curiosités nouvelles, par un lent déplacement des centres d’intérêts générateurs de réflexion. Même si les rhétoriqueurs ont pu paraître marginaux au mouvement qui se dessine, ils baignent néanmoins dans ce courant et ils existent en tant que tels dans l’histoire littéraire dans la mesure où ils répondent à une poétique commune.

C’est cette poétique que l’on va essayer de dégager : soit comme se le propose Zumthor (dans Le Masque et la Lumière, la poétique des grands rhétoriqueurs, Seuil, collection poétique, p.10.) « reconstruire les lois ou tendances sous-jacentes à une poétique manifestée dans divers ouvrages des XVème et XVIème siècles, dans les années 1460/1520 ou 1450/1530 ».

I . La poétique d’une époque / Caractères de la société du XVème siècle

Zumthor écrit dans Le Masque et la Lumière, la poétique des grands rhétoriqueurs p.22 :

« Profondément enracinés dans une terre lourde et féconde, déchirés entre des forces qui, plus que des prolongements occasionnels avaient en eux-mêmes leur lieu, les rhétoriqueurs signifient collectivement un moment dramatique de l’histoire européenne, mais aussi de façon exemplaire, de toute l’histoire : celui où elle s’affronte à elle-même, se contredit et se dépasse dans et par le verbe de ce qu’il faut bien appeler la poésie »

1. Une société de cour

La grande rhétorique est liée au fonctionnement social et politique du temps ; liée donc au Jeu de la cour. La cour est un monde ritualisé, société « minutieusement régie par les règles d’une re-présentation à la fois plaisante et grave, avec son personnel de noble, de clercs commis aux écritures ou à la dévotion du prince, de ménestrels, de dames d’atours, de suivantes, de bouffons, de domestiques manuels(...). Protocole du geste quotidien, musique peinture, poésie » écrit Zumthor (p.39).

Les rhétoriqueurs entretiennent un rapport de subordination au Prince qui influe directement sur leur poétique. « Le rôle qu’a fonction de tenir le poète sur la scène curiale, c’est, par délégation, celui du prince même : délégation à tout instant révocable mais qui, tant qu’elle perdure, le revêt d’un costume d’apparat par-dessous lequel nul ne s’informe de son corps. Costume de langage, taillé dans le tissu protocolaire que produisent d’anciennes traditions féodales, exténuées. »

2. Une société en crise

La poétique des rhétoriqueurs est liée et est à comprendre par rapport à une société en crise qui fonctionne encore sur des traditions féodales anciennes et exténuées.

Le monde social est purement mondain, ressenti comme suranné, instable ; le monde dans son ensemble est vu comme fragile, prêt à s’écrouler. De ce constat naissent deux discours contradictoires :
 Villon tend à accuser les contradictions en créant un monde absurde qui fait de l’aléatoire un mode et un principe de fonctionnement.
 Les rhétoriqueurs, à l’opposé, établissent un discours qui pose que « le monde est bien tel qu’il est, qu’il subsiste en vertu de quelques mythes, religieux, politiques ou simplement mondains, assurant encore sa fragile cohérence externe ; mais qu’il est vide. Le monde est un « monde-coquille, creux, réduit à une apparence splendide et pathétique, dissimulant sinon un pur néant, du moins une interrogation inutile parce qu’elle ne porte sur rien »

3. Une société de spectacle

On peut dire de cette société que c’est une société de spectacle à deux titres.

La société du XVème est une société de fête : la fête est un temps collectif urbain, récurrent, qui rythme la vie de chaque citoyen. La fête est « monstre », soit démonstration de ce qui est et doit être, elle comporte une part de spectacle. Le carnaval y a une place prépondérante. La poétique des grands rhétoriqueurs est à comprendre par rapport à l’esthétique carnavalesque. On peut se reporter à l’analyse du Carnaval par Zumthor, p. 126 :

« Le jeu est fête et, comme je le signalais plus haut, la fête constitue une dimension ambiguë de la société du XVème siècle : son dynamisme se manifeste simultanément sous deux aspects opposés et complémentaires, selon qu’elle déploie, en un rite de reconnaissance, le spectacle d’un monde imposé mais creux ou, par un retournement grotesque, l’envers de celui-ci. »

La société de cour est une société de spectacle dans laquelle le regard a un rôle essentiel : chez les rhétoriqueurs, la notion de spectacle est première :
 Leur discours met en spectacle la société, il donne à voir cette société
  Leur langue se veut spectaculaire : c’est la manière d’accuser la caractère vide, creux d’un monde en crise : une langue enflée, boursouflée.
 
Le discours de rhétoriqueurs est une action mise en scène. Il est discours « circonstanciel » qui dans son élan premier est discours de persuasion.

Les rhétoriqueurs sont comme à la recherche d’un mode d’écriture qui permette de faire de « la parole poétique (puissance d’) intercession entre un ordre éphémère qu’elle tait et un ordre éternel qu’elle évoque sans le désigner » (p.50).

II. Une poétique du discours

1. Discours politique et discours de gloire

Le discours des rhétoriqueurs, à un premier degré, est discours politique. Discours de gloire au service du prince. Ils sont habités par un modèle de cité idéal, mais mus par la nécessité (vitale pour eux) du panégyrique du palais où ils vivent. Discours qui se fonde d’abord sur une fonction narrative première.

Le discours se met au service de la gloire - le discours politique des rhétoriqueurs est discours de gloire - non pas fausse gloire, orgueil, mais gloire vraie fondée sur la dévotion à justice. La vraie gloire s’incarne dans le prince.

2. Discours euphorique

Discours euphorique, marqué par l’emphase. Les rhétoriqueurs sont payés pour faire œuvre d’éloquence.

Le texte du rhétoriqueur est fondamentalement oratoire. Réalisé en situation de dialogue virtuel, s’inscrivant dans un espace impliquant la présence physique de l’énonciateur et de l’auditeur, avec les relations complexes qui les unissent et déterminent les modalités de sa signifiance.

Qui parle à qui ? Quelle est cette voix ? pour quelles oreilles ? Cette main, pour quels yeux ? La parole poétique, scandée par sa rhétorique seconde, est lieu d’effacement. Est ainsi première l’élocution et essentiel le lieu qui est l’ornatus. Cette ornementation n’est pas plaquée mais au centre du discours qui s’articule sur elle.

3. Discours métaphorique

Discours politique de gloire qui se double chez les rhétoriqueurs d’un discours métaphorique fonctionnant sur l’allégorie. Au sens littéral fondé sur le discours politique de gloire, se superpose un discours allégorique renvoyant à un signifié éthico-religieux : un discours « éthique ». Ce qui pousse à distinguer dans les discours des grands rhétoriqueurs deux niveaux de signification :
 Un degré premier de signification en relation avec la conjoncture, à comprendre par rapport au temps et au lieu où le poète écrit, texte = discours politique de gloire pour et en lieu et place du Prince avec lequel le poète entretient un rapport de subordination.
 Un deuxième degré de signification, pérenne, qui donne à entendre une réflexion d’ordre éthique et religieux, une leçon morale.

4. Discours métamorphique et polyphone

Les textes des rhétoriqueurs sont souvent métamorphiques et polyphones. Ils s’organisent selon une forme plurielle, mouvante complexe, donnant à entendre des voix multiples.

III. Une poétique du langage

1. Une poétique qui se donne le langage comme objet premier

Les rhétoriqueurs témoignent de la « Conscience aiguë de l’éminente dignité de la poésie qui s’applique exclusivement à la langue française » . Par suite, « le français constitue le lieu et la fin de leur discours ». Les rhétoriqueurs apportent au travail du vers, des sons, des mots une attention primordiale. Ils se livrent à une incessante ré-auscultation d’un matériel langagier hérité.

En fait, le discours des rhétoriqueurs est le lieu de déconstruction du langage poétique héréditaire ; ils le déconstruisent du dedans en s’inscrivant dans la tradition langagière héritée du Moyen Age ; ils reprennent les formes, les jeux de langue à leur actif en les accumulant, en les poussant jusqu’au bout, jusqu’à les déconstruire. Pour se faire, et de façon générale ils jouent sur la matérialité du langage, et donc tout particulièrement, jeu sur les mots, jeu sur les sons. Zumthor dit d’eux qu’ils sont des « jongleurs de syllabe ».

2. Des formes poétiques préétablies revisitées

On retrouve en effet sous la plume des rhétoriqueurs les formes poétiques héritées de la tradition médiévale. Les grands rhétoriqueurs se coulent dans des formes préétablies qui sont fortement enracinée dans leur pratique littéraire. Au nombre desquelles on retrouve :
 L’épître qu’il soit d’éloge ou de requête
 L’épigramme, aussi sous la forme spécifique de l’épitaphe (L’épitaphe Villon ou Ballade du pendu)
 La forme de la pastorale, qu’on lui donne le nom d’églogue, de bucolique ou de bergerie, dans la lignée virgilienne, et qui inclut donc la forme du dialogue.
 Les formes fixes traditionnelles du rondeau, de la ballade, même du sonnet, de l’acrostiche.
 Des pratiques langagières héritées de l’antiquité et relayées par la tradition médiévale comme :

  • La déploration : le planctus latin, le planh du troubadour, auxquelles on donne aussi comme nom complainte ou regret
  • Le testament : le Lai et le Testament de Villon.
  • La pronostication : énonçant des prédictions facétieuses et des plaisanteries à propos d’événements locaux ou de personnages connus.
  • Le blason : Sébilet en donne une définition « perpétuelle louange ou continu vitupère de ce qu’on s’est proposé de blasonner ».

Et particularité qui fait la spécificité de la poétique des rhétoriqueurs, un même texte peut comprendre des temps différents reposant sur des formes diverses qui dialoguent ainsi entre elles et lui confèrent sa profondeur, sa signification plurielle, son aspect polyphonique et métamorphique.

De plus, la poétique des rhétoriqueurs repose sur le principe de la variation, principe consistant à introduire dans le texte des parties de texte préexistantes ou du moins des marques formelles considérés comme propres à un ensemble de textes autres sous la forme :
 de la pratique de la citation, très fréquente dans la grande rhétorique : proverbes
 de la pratique de l’interpolation dans un texte, généralement en début ou en fin de strophe de quelques vers d’un auteur classique.
 du principe de la conjonction qui consiste à se faire entrecroiser dans un texte deux systèmes, deux codes, chaque élément pouvant être lu dans un code ou dans l’autre.

3. Une poétique de l’image

Jeu sur le langage parce que les rhétoriqueurs lui confèrent un sens pluriel, éclaté (par accumulation et par superposition) en recourant à des techniques variées.

Les rhétoriqueurs puisent leur inspiration et trouvent les sources de leur écriture en empruntant à des systèmes, des codes de signification divers, à des langages variés : l’héraldique, la cosmographie, le bestiaire, l’univers de connaissances, les mythes. Les rhétoriqueurs reprennent ces différents codes de signification, les mélangent, les font se répondrent et se correspondre pour en nourrir leur propre discours.

La symbolique des éléments.
 Le feu qui dit le désir et traduit une joie épanouie
 La terre chaude et humide support d’un discours didactique parlant de la mort, de la vieillesse, de la femme dans sa variabilité
 L’eau du discours humaniste symbole du savoir qui se construit, savoir dans sa fluidité, qui fait de la poésie même métaphore de l’ordre cosmique.
 L’air qui apporte la vie, qui dit le mouvement, qui dit l’instabilité et le caractère éphémère des choses et des personnes

4. Une poétique de l’ironie

La poétique des rhétoriqueurs s’exprime dans l’ironie, qui obéit à deux traditions : la parodie et le contraste.

La parodie résulte d’une rupture contextuelle. « La parodie consiste dans la reproduction d’un texte en contexte situationnel contradictoire ». Dans les pratiques, cela se traduit par des textes farcis, des calembours fondés sur reprise détournée de textes préexistant.

Le contraste qui s’inscrit dans la continuité discursive et qui produit un effet burlesque sous deux aspects, le grotesque et l’ « obscénité ». Le grotesque et l’obscénité sont à comprendre comme des formes de transgression qui à l’époque ne faisait que déclencher un rire libérateur.
« L’effet obscène intertextuel résulte d’un transfert registral. Le texte assume un ensemble continu de clichés et de plaisanteries salées, recueilli dans le discours vulgaire ou dans les pratiques théâtrales du carnaval. Mais il les formalise selon les règles versificatoires et rhétoriques de la poésie officielle, dont il viole ainsi la norme thématique. » écrit Zumthor p. 137.

Conclusion

A la fois chant et discours, rêve et démonstration, l’art verbal met en perspective le Grand Jeu auquel répond la société de leur temps, le grand jeu du monde : célébration et intimisme, engendrant, à la surface des relations réelles, la figure d’autres relations, homologues certes à celles-ci, mais sans temps ni lieu. « Les rhétoriqueurs ont tenté de faire du langage même, et de lui seul, le spectacle, la scène et l’acteur ». Reste entre nos mains le texte qu’aujourd’hui nous lisons : carrefour de signifiés divergent, interpénétrés en un ensemble à quoi un à un s’opposent les éléments qu’il intègre, référents internes où se condensent, dans une temporalité propre, des possibilités plurielles de lecture. Possibilités latentes ou déclarées ; pluralité virtuelle ou actualisée ; lecture pour le moins toujours double, et dont les réalisations, en se superposant, tantôt se décalent et renvoient l’une à l’autre en contrepoint, tantôt se contredisent.

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