Gargantua et la poétique de Rabelais

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Introduction

De l’avis de tous les commentateurs et critiques qui ont cherché à comprendre l’œuvre de Rabelais, celui-ci illustre magnifiquement le siècle de la Renaissance dans lequel il s’insère par sa saga de bons géants vivant dans un monde en perpétuel changement, devisant et ripaillant avec bonne humeur.

Rabelais donne lui-même aux lecteurs, dans le prologue du Gargantua, le mode d’emploi pour « être faictz escors et preux à ladite lecture ». Il s’agit selon lui de « sentir et estimer ces beaulx livres de haulte gresse », « puis, par curieuse leçon et méditation frequente, rompre l’os et sugcer la substantificque mouelle », car nous dit-il « en icelle [lecture] bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de très haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce qui concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie oeconomique ».

Aussi bien, Rabelais nous invite lui-même à voir dans son œuvre un sens caché qu’il nous appartient de décrypter. On ne peut donc que souscrire à l’analyse de Michel Jeanneret qui invite à lire Gargantua comme une construction rabelaisienne offrant « des représentations symboliques » qui expriment dans « un langage figuré » les « enjeux fondamentaux » du siècle de la Renaissance et de l’Humanisme. Et c’est là, selon Michel Jeanneret, tout l’art de Rabelais. Michel Jeanneret dit en effet de Rabelais et de son œuvre : « Ce que je sais, c’est qu’un artiste de sa trempe construit des représentations symboliques capables d’exprimer, dans leur langage figuré, tel enjeu fondamental de son époque ».

Il s’agit donc, pour ce qui est de notre réflexion, de nous interroger sur ce qui fait le génie littéraire de Rabelais en montrant comment il a enfoui la « substantificque mouelle » de sa réflexion et de sa pensée dans un récit inventif aux accents burlesques.

Après avoir, dans un premier temps, montré en quoi il rend compte dans son œuvre de son siècle, de ses interrogations, de ses débats, nous analyserons dans un deuxième temps comment le Gargantua met ce sens en œuvre par le biais d’un récit imaginatif qui offre au lecteur un ensemble de métaphores, de symboles, d’allégories qu’il faut décrypter. Mais au-delà de ces constructions figurées qui sont langage, n’est-ce pas le langage même de Rabelais, la poétique élaborée, qui font de son œuvre un récit métaphorique, riche et complexe qui résiste à l’interprétation ?

I. Une œuvre emblématique de son siècle

1. Dans Gargantua, Rabelais reprend les grands thèmes de son temps qui ont nourri la réflexion de tous les penseurs de la Renaissance, qu’ils soient érudits humanistes, hommes de lettres ou poètes.
L’éducation
La question de l’éducation est particulièrement développée dans la deuxième partie de Gargantua. Rabelais reprend un grand thème de son temps et le développe selon plusieurs perspectives :
Tout d’abord selon une dimension critique

  • Parodie de l’art sophistique
  • Caricature des érudits de Sorbonne

Il développe également un programme utopique

  • Ce projet est pour Rabelais lui-même non réalisable par définition et s’inscrit dans la fiction gigantale
  • Mais il rend compte aussi de ce que l’humanisme est en soi utopie.

La politique, ou l’art de bien gouverner
Il faut analyser ici la figure de Grandgousier qui fonctionne en contre-point par rapport à la figure de Picrochole et permet de mettre en place une réflexion sur l’art de bien gouverner. En effet, Grandgousier :

  • s’entoure de bons conseillers
  • a l’art de la mesure
  • a un sens de l’action : il sait passer à l’action quand nécessaire

Grandgousier est ainsi la figure du bon gouvernant qui s’inscrit dans la réflexion du temps, en écho avec Le Prince de Machiavel. On découvre par ce biais la dimension polémique du roman de Rabelais : Grandgousier est un contre-point à l’action de Charles Quint, qui lui est représenté dans le roman par Picrochole, personnage qui apparaît comme une caricature des volontés impériales de Charles Quint.

La religion
Il faut analyser ici la figure de frère Jean qui interroge et suppose une lecture à plusieurs niveaux.

  • Figure débonnaire, svelte, grand, sportif, frère Jean s’inscrit en faux par rapport à la figure des moines. C’est une manière de satire de la vie monacale du temps, de ses excès.
  • Mais Rabelais s’amuse à rependre tous les poncifs de son temps contre les moines : plus sérieusement il se moque des idées toutes faites, met en garde contre les a priori
  • Finalement, les grandes diatribes de Frère Jean permettent à Rabelais de développer une réflexion sur l’inanité d’un corps religieux qui s’inscrirait en-dehors du temps, en-dehors de la réalité, d’où la remise en cause du concept d’un clergé régulier, et une réflexion sur la liberté, sur le libre-arbitre : rapport du religieux à la liberté individuelle.

2. Il se fait plus largement l’écho de la réflexion et des croyances qui ont animé ce siècle humaniste.
Soif de connaissance / croyance en le progrès
Le programme de Ponocrates donne à entendre cette soif de connaissance. On y découvre l’intérêt porté aux anciens, notamment Cicéron et Plutarque, qui sont comme des références. Rabelais souligne aussi la multiplicité et l’importance des langues. Ces éléments apparaissent comme des poncifs du programme culturel humaniste.

Cette soif s’entendait plus encore dans la lettre à Pantagruel dans le Pantagruel où l’accumulation, l’effet de surenchère, est encore souligné par l’effet de polysyndète :

« J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaictement. Premièrement, la Grecque comme le veut Quintilien. Secondement, la Latine. Et puis l’Hébraïcque pour les sainctes lettres, et la Chaldaïque et l’Arabicque pareillement. »

Enfin, cette soif s’accompagne de la croyance en le progrès ; celle-ci tient à la manière de penser l’homme en conformité aux idées de Plutarque : importance des dispositions naturelles, mais infinies possibilités de progression par l’exercice.

La réflexion sur l’homme et sur sa place dans le monde
Le rôle de la fiction du géant est essentiel. Il agit comme un miroir grossissant de l’humanité, par exemple dans ses tares et ses conséquences avec l’épisode des fouaces comme point de départ d’une guerre horrible. La fiction du géant fait aussi réfléchir et travailler à la relativité.

Interrogation sur un possible bonheur et ses modalités
Le texte de l’abbaye de Thélème propose toute une réflexion sur le bonheur. Cette utopie souligne que le bonheur est lié à la possibilité de l’exercice de la liberté. De plus, l’expérience de l’abbaye de Thélème étant limitée dans le temps, elle développe l’idée d’un retour à une vie sociale dans le siècle : le bonheur étant donc à chercher dans la vie.

3. Tant et si bien que le Gargantua est expression même de son siècle, est emblématique de son siècle
Il est emblématique de la volonté de renouvellement
Et ce notamment par sa dimension satirique : la satire sociale et la satire politique comprises dans l’œuvre sous-tendent la volonté d’instituer d’autres normes. Cette dimension est aussi soulignée par le motif du géant, le géant est comme une figure utopique d’un homme nouveau, aimant la vie, la dévorant à pleines dents, érudit.

Il est emblématique du vent de liberté
Le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme modifie l’idée de l’homme par rapport à l’univers. La mise en place de la réflexion sur le libre-arbitre joue également un rôle important : Frère Jean peut être vu comme l’incarnation du libre-arbitre, notamment dans sa décision seul contre tous, de se lancer contre l’ennemi pour sauver son petit coin de vigne.

Il est emblématique de son siècle jusque dans ses paradoxes
Il faut se référer ici au paradoxe d’un Eudémon qui fait montre des bienfaits de l’éducation de Ponocrates en élaborant un discours qui donne à voir - ou à entendre - un art de la rhétorique tout sophistique... Ainsi qu’au paradoxe d’un Grandgousier qui présente la guerre comme le pire des maux mais assume que la guerre puisse être une décision sage, conforme au droit, à la morale, au bien, dès lors que les conditions la rendent telle.

Mais limiter la lecture des œuvres de Rabelais à ces analyses reviendrait à les enfermer dans un réalisme qui conduit comme le souligne Léo Spitzer dans son article « Rabelais et les Rabelaisants » p.134-165 (Études de style Tel Gallimard, 1970) à privilégier à tort la valeur documentaire de cette œuvre et négliger le fait qu’elle a une valeur en soi, une valeur artistique. Or, Gargantua tient sa valeur de la manière dont Rabelais met ses idées en scène.

II. Le sens de l’œuvre repose sur des représentations symboliques qui font l’originalité du Gargantua.

1. La mise en œuvre du sens repose en premier lieu sur la fiction narrative
Un schéma narratif qui s’inspire des romans en vogue du temps
Il faut d’abord procéder à un explicitation du schéma narratif de Gargantua. Son fonctionnement est centré sur un personnage, éponyme, ici Gargantua. Ce personnage est confronté à des péripéties qui sont autant d’épreuves : épreuve de son esprit (avec le torchecul par exemple), et formation à l’épreuve du réel quand il revient aux côtés de son père. On peut ainsi parler de la mise en place d’un schéma qui permet l’élaboration d’une manière de roman de formation :

  • état de nature mais avec un état naturel prometteur
  • nature gâtée par une mauvaise formation
  • l’éducation de Ponocrates
  • l’épreuve du feu

Cependant Rabelais procède à un détournement du modèle canonique, qui est traité sur le mode grotesque. On peut faire ici référence en particulier à l’épisode du torchecul pour l’épreuve de son esprit, tandis que l’épreuve du réel se fait aux côtés de la figure fantaisiste de Frère Jean, pris dans une guerre dantesque pour des raisons ridicules. D’ailleurs, la fin elle-même est curieuse : en principe, la situation finale est l’étape de reconnaissance finale. Or la fin de Gargantua est diluée, centrée sur Frère Jean qui vole à Gargantua sa place de personnage principal. C’est le symbole d’une nouvelle ère, et de la modification des normes et des valeurs sociales.

La fiction gigantale
Les personnages de géants induisent une hypertrophie des mesures du temps et de l’espace. Ainsi le temps qu’il faut à Gargantua pour apprendre à lire se compte en années. D’autres indices de brouillage des repères spatio-temporels peuvent être relevés :

  • Gargantua se rend à Paris en quelques galops de jument
  • Il est de retour auprès de son père en un instant.

Ces dispositions burlesques produisent des effets comiques, comme le pipi de la jument qui provoque un véritable déluge.

C’est le symbole d’un monde en pleine mutation où les repères sont brouillés : l’univers n’a plus la même taille. On peut ici se référer à l’analyse de Butor (Répertoire II Ed. de Minuit, coll. « Critique » 1964) dans l’article « Rabelais » p. 135-138) :

Il sentait proche l’avènement d’une nouvelle culture capable de retenir dans l’ancienne, la culture scholastique, ce qu’elle avait de bon. Il a pris conscience que les dimensions du monde étaient en train de changer, ce qui explique l’importance que prend le thème du géant.
Le monde grandit, le réel, le langage aussi, c’est pourquoi la différence de taille entre Pantagruel et les autres elle s’amenuise de livre en livre ; mais il y a toute une foule de ralentisseurs, d’arriérés auxquels il faut faire la guerre, de façon incessante.

2. Un récit métaphorique : les guerres picrocholines, un récit dans le récit
Il s’agit d’un récit ancré dans un contexte géographique réaliste, construit autour de la métaphore d’une histoire familiale, et qui est l’occasion d’un plaidoyer de la lutte des seigneurs éclairés contre l’obscurantisme des chefs féodaux.

Ce récit est ancré dans un contexte historique donné : contexte du conflit entre François 1er et le roi espagnol Charles Quint. C’est donc l’occasion pour Rabelais de procéder à l’éloge de François 1er et de développer sa théorie d’un Prince humaniste défenseur de la paix et éclairé des lumières de la connaissance.

C’est enfin un hymne à la Renaissance, hymne aux idées humanistes. L’opposition Grandgousier / Picrochole symbolise ainsi l’opposition Humanistes / forces de récession. La force et l’avantage sont donnés par Rabelais au parti de la paix, au parti de l’esprit.

3. Une œuvre allégorique : l’utopie de l’abbaye de Thélème
L’abbaye de Thélème est une utopie. Rabelais fait ici référence à Thomas More et à la mise en place de la première utopie au XVème siècle. Ce lieu de nulle part, monde clos, s’inscrit dans le blanc temporel propre au conte.

Elle permet à Rabelais de développer une satire de la religion et de la société. Notamment grâce à l’inscription qui s’en prend aux hypocrites, gens de justice, usuriers et vérolés. Parallèlement à cette critique, il développe un idéal de liberté : Rabelais peut se montrer imbu d’idées « Renaissance » en imaginant un anti-couvent basé sur l’esprit de liberté (sans murs d’enceinte), fondé sur l’harmonie.

Personnages, lieux, actions ont ainsi sous la plume de Rabelais une dimension symbolique et constituent comme le suggère Michel Jeanneret un langage figuré, mais à travers lequel Rabelais énonce ses idées sous une forme ludique. Si en effet ces constructions sont essentielles, c’est que, nées de l’imaginaire de Rabelais, elles sont aussi l’expression de son génie inventif ; il joue avec le langage, transporte ses lecteurs dans un monde irréaliste, surprend, souvent, choque parfois, fait rire toujours. Nous ne pouvons rendre compte de l’art de Rabelais, sans montrer comment son langage, qui fait sien le registre du bouffon, du comique et de la satire, donne corps à ses représentations métaphoriques et fonde à proprement parler son esthétique.

III. Pour une esthétique en liberté

1. Pour une poétique du rire
L’ensemble de l’œuvre de Rabelais participe du registre comique.
Rabelais use de tous les registres comiques

  • La farce et la facétie :
    • Épisode du vol des cloches, pour « servir de campanes (clochettes) au coul de sa jument »
    • Épisode du chapitre XXXVII où Gargantua se peigne les cheveux et fait tomber des boulets qui sont pris pour des poux
    • Épisode du chapitre XXXVIII où Gargantua mange six pèlerins en salade
  • La comédie de mœurs : avec l’affrontement initial entre les fouaciers et les bergers. Relisons l’épilogue de ce premier épisode :

    Ce faict, et bergiers et bergieres feirent chere lye avecque ces fouaces et beaulx raisins, et se rigollerent en semble au son de la belle bouzine, se mocquans de ces beaulx fouaciers glorieux

  • La parodie :
    • Discours de Janotus de Bragmardo : parodie d’un discours scolastique
    • Utilisation parodique de psaumes et autres références bibliques et dogmes religieux par frère Jean ch.XXXIX et XL
    • Parodie de l’épopée et des combats héroïques dans le récit du combat de frère Jean chapitre XXVII
  • La satire :
    • La figure de Picrochole,
    • Satire de Gaucher de Sainte Marthe, auquel le père de Rabelais finit par se trouver opposé
    • Satire de Charles Quint dans sa soif de conquête sans réflexion : chapitre XXXIII

Il en passe par tous les types

  • Comique de mot : ex. le torchecul ch.XIII, p.141sq. + récit du combat de Frère Jean mélange entre le très sérieux vocabulaire médical et autres expressions dialectales plus ou moins amusantes
  • Comique de geste : frère Jean assaillant avec sa croix
  • Comique de situation : épisode de Bragmardo venant réclamer les cloches
  • Comique de caractère : figure de frère Jean, Picrochole par certains aspects

L’écriture de l’œuvre se fait ainsi sur un mode ludique, car « Mieulx est de ris que de larmes escripre, / Pour ce que rire est le propre de l’homme ». Elle s’appuie sur un « irréalisme bouffon » (Spitzer) fait pour « désopiler la rate de ses lecteurs ». Le rire est ainsi promu par Rabelais au rang de principe esthétique.

2. Pour une poétique du grotesque

Pour ce faire, Rabelais fait sien l’art grotesque qui prend naissance au XVIème siècle.

Une écriture inventive
On retrouve dans l’œuvre de Rabelais une inspiration qui se nourrit à toutes les sources : antiquité (Lucien, rhétorique cicéronienne), Moyen âge, idées modernes ; culture populaire / culture érudite, inspiration servie par l’invention langagière.

Le règne de l’antithèse, du contraste et du paradoxe

Une écriture de l’outrance
Il faut ici analyser l’esthétique carnavalesque de Rabelais, servie par l’outrance langagière.

Cette écriture a pour fin de transporter dans un monde étranger qui nous rend étrange à notre propre monde. On peut se référer à l’explication de Spitzer :

Art « qui consiste essentiellement dans la tendance à montrer notre monde sous un jour étrange et étranger. L’écrivain ou le peintre nous rendent étrangers à notre monde habituel en suggérant des forces inexplicables, monstrueuses, démoniaques (certainement pas divines), et Rabelais, avec tous ses traits médiévaux ou de transition, a ici sa place à côté des Breughel et des Bosch : s’il ne représente pas le pétrarquisme de la Renaissance, il en représente l’art grotesque. »

3. Pour une écriture en liberté

La liberté d’écriture
Rabelais se joue de tout, use de tout. Il fait fi de toutes les contraintes, de toutes les règles. C’est une écriture jubilatoire, pour une esthétique de la jubilation.

Une écriture au nom de la liberté
L’écriture de Rabelais est certainement une écriture contre la censure. Butor dit dans son article consacré à Rabelais dans Répertoire II :

« Le rire de Rabelais est en grande partie un superbe déguisement pour essayer de détourner les ennemis, brouiller les pistes, éviter les censures si terribles alors. »

C’est une écriture pour échapper aussi à tout système de pensée, à toute pensée systématisée : reportons-nous à la libre pensée de Rabelais face à la guerre, et à la complexité de sa pensée religieuse.

Une écriture au service d’une pensée libre
On y retrouve la pensée d’un homme pour qui l’homme doit sa force, son identité, son essence à son libre-arbitre, et d’un auteur qui fait de son œuvre tout entière un chant à la liberté : d’où peut-être le choix de Thélème pour clore l’œuvre.

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