De la Renaissance au Baroque : quelles réponses face à la mort ?

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Face à la mort : la réponse rabelaisienne

Rabelais, Pantagruel, chapitre 3 : « Entre le rire et les larmes »

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? ce fut Gargantua son père. Car, voyant d’un côté sa femme Badebec morte, et de l’autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D’un côté et d’autre, il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait soudre, et par ce moyen, demeurait empêtré comme la souris empeignée, ou le milan pris au lacet.

« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n’en recouvrerai une telle : ce m’est une perte inestimable. O mon Dieu ! que t’avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n’envoyas-tu la mort à moi premier qu’à elle ? car vivre sans elle ne m’est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m’amie, ma tendrette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha ! fausse mort, tant tu m’es malivole, tant tu m’es outrageuse, de me tollir celle à laquelle l’immortalité appartenait de droit. »

Et, ce disant, pleurait comme une vache, mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire. « Ho ! mon petit fils, disait-il, mon peton, que tu es joli ! et tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! buvons. Ho ! laissons toute mélancolie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent, tiens ma roble que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »

Ce disant, ouït la litanie et les mémentos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos et tout soudain fut ravi ailleurs disant : Seigneur Dieu, faut-il que je me constriste encore. Cela me fâche, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre : me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Ma femme est morte, eh bien, par Dieu (da jurandi), je ne la ressusciterai pas par mes pleurs. Elle est bien ; elle est en paradis pour le moins, si n’est mieux n’est. Elle prie Dieu pour nous ; elle est bien heureuse ; elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l’oeil. Dieu gard’ le demeurant. Il me faut penser d’en trouver une autre.

Face à la mort : la réponse épicurienne chez Ronsard

Ronsard, Les Amours de Marie, II.4 : « Comme on voit sur la branche »

Comme on voit sur la branche, au mois de mai, la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’aube, de ses pleurs, au point du jour l’arrose ;

La Grâce dans sa feuille, et l’Amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais, battue ou de pluie ou d’excessive ardeur,
Languissante, elle meurt, feuille à feuille déclose ;

Ainsi, en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses.

Ronsard, Odes, I. 17 : « Mignonne, allons voir si la rose »

A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit déclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautés laissé cheoir !
Ô vrayment marâtre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.


Ronsard, Sonnets pour Hélène, II. 43 : « Quand vous serez bien vieille »

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom, de louange immortelle.

Je serai sous la terre et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Face à la mort, la réponse chrétienne

Bossuet, Sermon sur la mort

Premier extrait : Contempler le spectacle de la mort comme Jésus-Christ devant le tombeau de Lazare

Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? Je ne pense pas, Messieurs, que des chrétiens doivent refuser d’assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. C’est à lui que l’on dit dans notre évangile : Seigneur, venez et voyez où l’on a déposé le corps du Lazare ; c’est lui qui ordonne qu’on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour : Venez, et voyez vous-mêmes. Jésus ne refuse pas de voir ce corps mort, comme un objet de pitié et un sujet de miracle ; mais c’est nous, mortels misérables, qui refusons de voir ce triste spectacle, comme la conviction de nos erreurs. Allons, et voyons avec Jésus-Christ ; et désabusons-nous éternellement de tous les biens que la mort enlève.

C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que le mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce qu’est l’homme ! Et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien, oublieux de sa destinée ! ou s’il passe dans son esprit quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, Messieurs, que les mortels n’ont pas moins soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes. Mais peut-être que ces pensées feront plus d’effet dans nos coeurs, si nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau du Lazare ; mais demandons-lui qu’il nous les imprime par la grâce de son Saint-Esprit, et tâchons de la méditer par l’entremise de la Sainte Vierge.


Deuxième extrait : La mort nous enseigne ce qu’est l’homme

Entre toutes les passions de l’esprit humain l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir ; et cette curiosité fait qu’il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l’ordre de la nature, ou quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l’art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires. Mais, parmi ces vastes désirs d’enrichir notre entendement par des connaissances nouvelles, la même chose nous arrive qu’à ceux qui, jetant bien loin leurs regards, ne remarquent pas les objets qui les environnent : je veux dire que notre esprit, s’étendant par de grands efforts sur des choses fort éloignées, et parcourant, pour ainsi dire, le ciel et la terre, passe cependant si légèrement sur ce qui se présente à lui de plus près, que nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui nous touche ; et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes.

Il n’est rien de plus nécessaire que de recueillir en nous-mêmes toutes ces pensées qui s’égarent ; et c’est pour cela, Chrétiens, que je vous invite aujourd’hui d’accompagner le Sauveur jusques au tombeau du Lazare : « Veni et vide : Venez et voyez. » O mortels, venez contemplez le spectacle des choses mortelles ; ô hommes, venez apprendre ce qu’est l’homme.

Vous serez peut-être étonnés que je vous adresse à la mort pour être instruits de ce que vous êtes ; et vous croirez que ce n’est pas bien représenter l’homme, que de le montrer où il n’est plus. Mais, si vous prenez soin de vouloir entendre ce qui se présente à nous dans le tombeau, vous accorderez aisément qu’il n’est point de plus véritable interprète ni de plus fidèle miroir des choses humaines.

La nature d’un composé ne se remarque jamais plus distinctement que dans la dissolution de ses parties. Comme elles s’altèrent mutuellement par le mélange, il faut les séparer pour les bien connaître. En effet, la société de l’âme et du corps fait que le corps nous paraît quelque chose de plus qu’il n’est, et l’âme, quelque chose de moins ; mais lorsque, venant à se séparer, le corps retourne à la terre, et que l’âme est mise en état de retourner au ciel, d’où elle est tirée, nous voyons l’un et l’autre dans sa pureté. Ainsi nous n’avons qu’à considérer ce que la mort nous ravit, et ce qu’elle laisse en son entier ; quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se conserve dans cette ruine ; alors, nous aurons compris ce que c’est que l’homme : de sorte que je ne crains point d’assurer que c’est du sein de la mort et de ses omnres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclairer nos esprits touchant l’état de notre nature. Accourez donc, ô mortels, et voyez dans le tombeau de Lazare ce que c’est que l’humanité : venez voir dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances ; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être ; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort : Veni et vide.

O mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands sur notre ignorance : toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité : si l’homme s’estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si l’homme se méprise trop, tu sais relever son courage ; et, pour réduire toutes ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux vérités, qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître : qu’il est méprisables en tant qu’il passe, et infiniment estimable en tant qu’il aboutit à l’éternité.


Troisième extrait : Qu’est-ce que l’homme quand même son corps mort n’a plus de nom ?

Voici la belle considération dont David s’entretenait sur le trône et au milieu de sa cour. Sire [1], elle est digne de votre audience : Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te [2] : O éternel roi des siècles ! vous êtes toujours à vous-mêmes, toujours en vous-mêmes ; votre être éternellement permanent ni ne s’écoule, ni ne se change, ni ne se mesure ; et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n’est rien devant vous. Non, ma substance n’est rien devant vous, et tout l’être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n’avait été. Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Multipliez vos jours, comme les cerfs, que la Fable ou l’Histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs ; que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d’elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’un seul trait toute votre vie, s’ira perdre lui-même, avec tout le reste, dans ce grand gouffre du néant. Il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes : la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes : Post totum ignobilitatis elogium, caducae in originem terram, et cadaveris nomen ; et de isto quoque nomine periturae in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem. [3]

Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.

Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. O Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne an arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien ; un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.

Bossuet, Sermon sur le mauvais riche

Premier extrait : Dialogue entre l’homme du monde et la Mort qui vient le chercher

C’est trop se laisser surprendre aux vaines descriptions des peintres et des poètes, que de croire la vie et la mort autant dissemblables que les uns et les autres nous le figurent. Il leur faut donner les mêmes traits. C’est pourquoi les hommes se trompent lorsque, trouvant leur conversion si pénible pendant la vie, ils s’imaginent que la mort aplanira ces difficultés, se persuadent peut-être qu’il leur sera plus aisé de se changer, lorsque la nature altérée touchera de près à son changement dernier et irrémédiable. Car ils devraient penser, au contraire, que la mort n’a pas un être distinct qui la sépare de la vie ; mais qu’elle n’est autre chose, sinon une vie qui s’achève. Or, qui ne sait, Chrétiens, qu’à la conclusion de la pièce, on n’introduit pas d’autres personnages que ceux qui ont paru dans les autres scènes ; et que les eaux d’un torrent, lorsqu’elles se perdent, ne sont pas d’une autre nature que lorsqu’elles coulent ?

C’est donc cet enchaînement qu’il nous faut aujourd’hui comprendre ; et, afin de concevoir plus distinctement comme ce qui se passe en la vie porte coup au point de la mort, traçons ici en un mot la vie d’un homme du monde.

Ses plaisirs et ses affaires partagent ses soins : par l’attache à ses plaisirs, il n’est pas à Dieu ; par l’empressement de ses affaires, il n’est pas à soi ; et ces deux choses ensemble le rendent insensible aux malheurs d’autrui. Ainsi notre mauvais riche, homme de plaisir et de bonne chère, ajoutez, si vous le voulez, homme d’affaires et d’intrigues, étant enchanté par les uns et occupé par les autres, ne s’était jamais arrêté pour regarder en passant le pauvre Lazare qui mourrait de faim à sa porte.

Telle est la vie d’un homme du monde ; et presque tous ceux qui m’écoutent se trouveront tantôt, s’ils y prennent garde, dans quelque partie de la parabole. Mais voyons enfin, Chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure. La mort, qui s’avançait pas à pas, arrive, imprévue et inopinée. On dit à ce mondain délicat, à ce mondain empressé, à ce mondain insensible et impitoyable, que son heure dernière est venue : il se réveille en sursaut, comme d’un profond assoupissement. Il commence à se repentir de s’être si fort attaché au monde, qu’il est enfin contraint de quitter. Il veut rompre en un moment ses liens, et il sent, si toutefois il sent quelque chose, qu’il n’est pas possible, du moins tout à coup, de faire une rupture si violente ; il demande du temps en pleurant, pour accomplir un si grand ouvrage, et il voit que tout le temps lui est échappé. Ha ! dans une occasion si pressante, où les grâces communes ne suffisent pas, il implore un secours extraordinaire ; mais comme il n’a lui-même jamais eu pitié de personne, aussi tout est sourd à l’entour de lui au jour de son affliction. Tellement que par ses plaisirs, par ses empressements, par sa dureté, il arrive enfin, le malheureux ! à la plus grande séparation sans détachement ; à la plus grande affaire sans loisir ; à la plus grande misère sans assistance. O Seigneur, Seigneur tout-puissant, donnez efficace à mes paroles, pour graver dans les coeurs de ceux qui m’écoutent des vérités si importantes.


Deuxième extrait. Le tribunal de justice après la mort

Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-vous cependant, grand homme d’affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d’un personnage nécessaire ; que faites-vous pour la grande affaire, pour l’affaire de l’éternité ? C’est à l’affaire de l’éternité que doivent céder tous les emplios ; c’est à l’affaire de l’éternité que doivent servir tous les temps. Dites-moi, en quel état est donc cette affaire ? - Ha ! pensons-y, direz-vous. - Vous êtes donc averti que vous êtes malade dangereusement, puisque vous songez enfin à votre salut. Mais, hélas ! que le temps est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle de vos comptes et de votre vie ! Je ne parle point en ce lieu, ni des douleurs qui vous pressent, ni de la crainte qui vous étonne, ni des vapeurs qui vous offusquent : je ne regarde que l’empressement. Ecoutez de quelle force on frappe à la porte ; on la rompra bientôt, si l’on n’ouvre. Sentence sur sentence, ajournement sur ajournement, pour vous appeler devant Dieu et devant sa Chambre de justice. Ecoutez avec quelle presse il vous parle par son prophète [4] : La fin est venue, la fin est venue ; maintenant la fin est sur toi, et j’enverrai ma fureur contre toi, et je te jugerai selon tes voies ; et tu sauras que je suis le Seigneur. - O Seigneur, que vous me pressez ! - Encore une nouvelle recharge : La fin est venue, la fin est venue : la justice, que tu croyais endormie, s’est éveillée contre toi ; la voilà qu’elle est à la porte. Ecce venit. Le jour de vengeance est proche. Toutes les terreurs te semblaient vaines, et toutes les menaces trop éloignées ; et maintenant, dit le Seigneur, je te frapperai de près, et je mettrai tous tes crimes sur ta tête, et tu sauras que je suis le Seigneur qui frappe. Tels sont, Messieurs, les ajournements par lesquels Dieu nous appelle à son tribunal et à sa Chambre de justice. Mais enfin voici le jour qu’il faut comparaître : Ecce dies, ecce venit, egressa est contritio. L’ange qui préside à la mort recule d’un moment à l’autre, pour étendre le temps de la pénitence ; mais enfin il vient un ordre d’en haut : Fac conclusionem : Pressez ; concluez ; l’audience est ouverte, le juge est assis ; criminel, venez plaider votre cause. Mais que vous avez peu de temps pour vous préparer ! Ha ! que vous jetterez de cris superflus ! Ha ! que vous soupirerez amèrement après tant d’années perdues ! Vainement, inutilement ; il n’y a plus de temps pour vous ; vous entrez au séjour de l’éternité. Je vous vois étonné et éperdu en présence de votre juge ; mais regardez encore vos accusateurs : ce sont les pauvres qui vont s’élever contre votre dureté inexorable.

La réponse des poètes baroque

Jean de Sponde, Sonnets sur la mort, 1588 : « Tout s’enfle contre moi »

« Tout s’enfle contre moi, tout m’assaut, tout me tente,
Et le Monde, et la Chair, et l’Ange révolté,
Dont l’onde, dont l’effort, dont le charme inventé
Et m’abîme, Seigneur, et m’ébranle, et m’enchante.

Quelle nef, quel appui, quelle oreille dormante,
Sans péril, sans tomber, et sans être enchanté,
Me donras-tu ? Ton Temple où vit ta Sainteté,
Ton invincible main, et ta voix si constante ?

Et quoi ? Mon Dieu, je sens combattre maintes fois
Encore avec ton Temple, et ta main, et ta voix,
Cet Ange révolté, cette Chair, et ce Monde.

Mais ton Temple pourtant, ta main, ta voix sera
La nef, l’appui, l’oreille, où ce charme perdra,
Où mourra cet effort, où se rompra cette onde. »


Jean-Baptiste Chassignet, Le Mépris de la vie et consolation contre la mort, 1594 : « Un corps mangé de vers »

Mortel, pense quel est dessous la couverture
D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
Décharné, dénervé, où les os découverts,
Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure ;

Ici l’une des mains tombe de pourriture,
Les yeux d’autre côté détournés à l’envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture ;

Le ventre déchiré cornant de puanteur
Infecte l’air voisin de mauvaise senteur,
Et le nez mi-rongé difforme le visage ;

Puis connaissant l’état de ta fragilité,
Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.


Jacques Des Barreaux, Nouveau cabinet des Muses, 1658 : « La vie est un songe »

Tout n’est plein ici bas que de vaine apparence,
Ce qu’on donne à sagesse est conduit par le sort,
L’on monte et l’on descent avec un pareil effort,
Sans jamais rencontrer l’état de consistance.

Que veiller et dormir ont peu de différence,
Grand maître en l’art d’aimer, tu te trompes bien fort
En nommant le sommeil l’image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.

Comme on rêve en son lit, rêver en la maison,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d’une à une autre envie,

Travailler avec peine et travailler sans fruit,
Le dirais-je, mortels, qu’est-ce que cette vie ?
C’est un songe qui dure un peu plus qu’une nuit.

Notes

[1Bossuet prêche devant Louis XIV lors du carême du Louvre

[2Psaume, XXXVIII, 6

[3Tertullien, De Ressur.carn., n.4.

[4Ezéchiel, VII, 2-4

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