Primo Levi - Du récit au travail de mémoire

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Les numéros de pages renvoient à Si c’est un homme, Pocket, 1987 (pour la traduction française), 1990.

L’organisation narrative

Introduction

Si c’est un homme peut être défini comme le récit de l’année que Primo Levi va passer à Auschwitz, de la fin Février 1944 à la fin Janvier 1945, puisque l’oeuvre s’ouvre sur le rappel de l’arrestation de Primo Levi -« J’avais été fait prisonnier par la Milice fasciste le 13 Décembre 1943 ».- et se ferme sur l’arrivée des russes le 27 Janvier 1945, à l’aube, au camp d’Auschwitz-Monowitz (cf. p. 186).

Ce récit se présente, nous y reviendrons, sous la forme d’un récit autobiographique à la première personne, comme le confirment les premières phrases de l’oeuvre et l’autoportrait sur lequel s’ouvre la narration :

J’avais été fait prisonnier (...). J’avais vingt-quatre, peu de jugement, aucune expérience et une propension marquée, encouragée par le régime de ségrégation que m’avaient imposé quatre ans de lois raciales, à vivre dans un monde quasiment irréel, peuplé d’honnêtes figures cartésiennes, d’amitiés masculines sincères et d’amitiés féminines inconsistantes (p.11).

Il est ainsi possible de rendre compte de l’organisation de l’oeuvre en montrant comment elle repose sur un schéma narratif s’appuyant sur une trame chronologique.

Situation initiale

Permettent la mise en place de la situation initiale les chapitres 1 Le voyage et 2 Le fond. Ces derniers correspondent, si l’on s’appuie sur la fin du ch. 2, p. 37 « J’ai donc touché le fond » à une véritable descentes aux Enfers, à la découverte et l’installation dans l’enfer du Lager.

1. [J’avais été ... comme suspect.] (p.11-12)

L’évocation de l’arrestation et de ses conditions se présente sous la forme d’une analepse (cf. l’emploi du plus-que-parfait « j’avais été fait », « je m’étais décidé », « on ne m’avait pas encore enseigné ».)

L’évocation de l’arrestation fait par suite figure de simple retour en arrière, nécessaire à la compréhension du contexte et des conditions dans lesquels Primo Levi est arrivé à Auschwitz.

Seule l’arrestation elle-même, moment crucial, est évoquée au passé-simple : Trois cents miliciens ... firent irruption et m’emmenèrent ... (p.12).

Premier élément essentiel d’information pour le lecteur : Levi est partisan, il a rejoint le maquis et avait l’intention de participer à la résistance organisée par le mouvement Giustizia e Libertà.

2. [Au cours des interrogatoires... que chaque siècle renouvelle.] (p.12-14)

Passage consacré à l’évocation du camp de transit de Fossoli.

Un élément d’information complémentaire pour le lecteur : Primo Levi est juif italien et c’est ce qui explique son internement à Fossoli. De fait, seul Guido Bachi, non juif, échappera au camp de Fossoli, tandis que Primo Levi, Vanda Maestro et Luciana Nissim s’y retrouvent. Cf. p12 « En tant que juif, on m’envoya à Fossoli »...

Levi insiste essentiellement sur le fait que le nombre des juifs a augmenté brutalement en quelques semaines, signe que la répression nazie s’installe soudain en Italie et prend la place de la ségrégation instaurée par les lois raciales fascistes de 1938.

La narration se fait avec les temps du récit : passé-simple et imparfait pour l’essentiel, évocation d’un passé préalable au temps du Lager.

Ce système alterne néanmoins avec des passages au présent où le présent a valeur de présent de vérité générale : Primo Levi se laisse alors aller à des remarques et à une réflexion d’ordre général. Cf. par exemple p. 13 : A l’égard des condamnés à mort, la tradition prévoit un cérémonial austère (...).

Levi accorde un moment assez long à l’évocation de la dernière veillée le 21 Février, après l’annonce du départ, le lendemain, pour une destination inconnue. Levi opère là comme un arrêt sur image en procédant à une dilatation du temps de la narration par rapport au temps du narré : 48 lignes entre ces deux compléments circonstanciels de temps « La nuit vint » p. 13 et « L’aube nous prit en traître ». p.14, alors que 19 lignes ont suffi précédemment pour évoquer la période de presque un mois entre l’arrivée de Levi à Fossoli « Lors de mon arrivée, fin janvier 1944 » et le 20 Février, veille de l’annonce du départ, jour où les allemands sont passés, donnant l’illusion que tout un chacun allait rester là pour longtemps.

Ce sont là les seules armes littéraires utilisées par Levi pour émailler son récit de connotations pathétiques.

3. [L’aube nous prit en traître ... quelque part sur la terre.] (p.14-16)

C’est le départ.

 Première étape de la descente aux enfers : les hommes et femmes internés à Fossoli deviennent des stück : le processus de déshumanisation a commencé.

 Premier rite initiatique : les coups. C’est là (la gare de Carpi) que nous attendaient le train et l’escorte qui devaient nous accompagner pendant le voyage. C’est là que nous reçûmes les premiers coups (...). cf. l’anaphore, la parallélisme de structure, l’opposition entre l’imparfait et le passé-simple.

 Pathétique d’un soulagement dérisoire, celui de connaître le terme du voyage Auschwitz, avec l’illusion d’échapper momentanément à la mort puisque il y a une destination : « Nous avions appris notre destination avec soulagement : Auschwitz, un nom alors dénué de signification pour nous ; mais qui devait bien exister quelque part sur la terre » (p. 16).

4. [Le train roulait ...Nous n’avions plus peur] (p.16-18)

À noter quelques choix narratifs intéressants :

 L’imparfait : fait écho à cette première phrase « Le train roulait lentement ». Ce voyage est le premier cauchemar, le premier contact avec « les privations, les coups, le froid, la soif » (p. 16), mais constitue en même temps une parenthèse, une période hors du temps avant l’inconnu, avant l’incertain ... avant l’enfer.

 Juxtaposition des paragraphes faisant appel aux sens : le froid et la faim, le bruit (des querelles), la vision des noms de ville qui défilent, les point lumineux blancs et rouges. Cela produit un effet de focalisation interne, puisque le lecteur découvre l’extérieur, la situation à travers les sensations, à travers la vision restreinte qu’en ont les hommes et les femmes enfermés dans le wagon de Levi. Accentue cet effet le choix du pronom indéfini on : on voyait, répété deux fois. Le on englobe le lecteur dans cette appréhension de la réalité vue depuis l’intérieur du wagon.

 Superposition et confusion des voix narratives : le Levi de 24 ans qui participe au convoi (cf. le nous « nous franchîmes », « La soif et la faim nous faisaient souffrir ») et le Levi qui est revenu (cf. « Des quarante-cinq occupants de mon wagon, quatre seulement ont revu leur foyer, et ce fut de beaucoup le wagon le mieux loti ».

 Superposition aussi de la voix narrative qui prend en charge le récit au passé et d’une voix off qui commente au présent : « Rares sont les hommes capables d’aller dignement à la mort (...) » (p.17).

 Le pathétique de la narration tient ici à l’évocation constante de la mort, alors même que Levi a dit leur soulagement de se savoir emmener à Auschwitz, c’est-à-dire quelque part.

5. [Et brusquement... et un étrange soulagement] (p.18-20)

 Narration rapide des étapes qui font se rapprocher Levi et ses compagnons de l’enfer :
l’arrivée sur le quai de la gare d’Auschwitz, le tri, la première vision des häftlinge, le départ dans un camion.

 Persistant, le sentiment d’assister à une scène surréaliste : cf. le vocabulaire, les expressions métaphoriques de Levi. Contribue à cette impression le silence omniprésent qui nous transporte comme dans un autre monde.

Tout baignait dans un silence d’aquarium. A leur place surgirent alors, dans la lumière des lanternes, deux groupes d’étranges individus. Nous nous regardions sans souffler mot. Tout nous semblait incompréhensible et fou.

 Récurrence du même procédé générateur de pathétique : juxtaposition de paragraphes narratifs pris en charge par un narrateur qui fut témoin oculaire et de paragraphes de commentaires apportant des précisions sur la réalité, sur les conséquences, prodiguant des données chiffrées qui permettent la mise en perspective de ce qui a été vécu, à la lumière de la connaissance objective de ce qui a été perpétré : de là naît le pathétique du récit de Primo Levi.

6. [Chapitre 2]L’enfer.

L’enfer du camp est symbolisé par cette soif qui les étreint tous et qu’ils ne peuvent apaiser (Cf. p.21) : « C’est cela, l’enfer. »

Tout le chapitre constitue le dernier temps de la mise en place de la situation initiale : l’arrivée dans l’enfer du camp. Le chapitre est du reste rythmé par l’affirmation « nous avons touché le fond ». Pour cette évocation, Primo Levi a adopté le présent. Les lecteurs sont ainsi plongés dans le présent du Lager. De fait, le Lager reste une réalité présente, éternellement dans l’esprit de Levi ; il la veut aussi présente, éternellement, dans l’esprit de ses lecteurs.

 Première partie : une tragicomédie en cinq actes.

  • Premier acte : Les arrivants sont invités à se mettre nus, selon un rituel qui pourrait être risible, hors ce contexte.
  • Deuxième acte (cf.p.22 « Nous voici au deuxième acte ») : le rasage et la tonte, suivis d’une longue attente.
  • Troisième acte : l’initiation, prise en charge par le criminel qui parle l’italien, mal. « (...) il nous quitte brusquement, nous laissant effarés et interdits. »
  • Quatrième acte : la séance d’habillement, qui permet la métamorphose en Häftling.
  • Cinquième acte : le silence, le constat. L’entreprise initiale de déshumanisation est terminée.

Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond (p.26).


Ce cinquième acte s’ouvre et se ferme sur la même image :
« On comprendra alors le double sens du terme »camp d’extermination«  et ce que nous entendons par l’expression  »toucher le fond" (p.27).

 Deuxième partie : le tatouage. Cf. tonalité ironique, pleine de dérision. « Häftling : j’ai appris que je suis Häftling. Mon nom est 174517 ».

 Troisième partie : l’attente encore et Schlome. C’est la fin de la première journée.

 Quatrième partie : accélération de la narration. Au rythme de la répétition « nous avons appris », ce sont quinze jours qui se passent, quinze jours d’initiation à la vie du Lager, qui s’achèvent sur ce constat : « J’ai donc touché le fond ».

Première étape du récit : la vie au Lager

On peut regrouper les chapitres trois à neuf, ce qui nous conduit de Février au Printemps 45. Les titres font apparaître que le récit s’organise dans cette partie selon une logique thématique. Chaque chapitre trouve son unité dans le thème développé. Néanmoins, certaines notations temporelles permettent de suivre le temps qui passe.

La trame chronologique

L’intégration au block 30 et au kommando 85 (Le kommando n’est pas précisé dans Si c’est un homme, mais se déduit de la description qui nous est faite du travail en extérieur.) suivent de quelques jours son arrivée à Auschwitz-Monowitz : « Après quelques jours de flottement... ».

Les semaines passent ensuite sans qu’il soit possible de se repérer dans le temps : « Pendant des semaines... » (p.41). Ce flou rend compte du flou dans lequel se trouvent les détenus et fait en quelque sorte subir au lecteur une expérience proche de celle des détenus - toutes proportions gardées - : un manque total de repères temporels et l’impression que le temps s’écoule de façon confuse et indéterminée.
Primo Levi résume ainsi au début du chapitre 4 :

Les jours se ressemblent tous et il n’est pas facile de les compter. J’ai oublié depuis combien de jours nous faisons la navette, (...) (p.44).

Après son accident au pied, Primo Levi passe 20 jours au KB (Krankenbau) ; sa sortie marque le début du chapitre 5.

La notation temporelle suivante ne nous est donnée qu’au chapitre 7 :

« Aujourd’hui pour la première fois, le soleil s’est levé vif et clair au-dessus de l’horizon de boue » (p.76), phrase qui fait écho, quelques lignes plus haut à : « Ici et maintenant, notre but, c’est d’arriver au printemps ». Ce soleil« polonais, blanc, froid, lointain » annonce ainsi l’arrivée prochaine du printemps.

En parallèle, les chapitres ont une cohérence interne, d’ordre thématique.

Les chapitres, ainsi juxtaposés, se complètent pour rendre compte de ce qu’était le Lager.

 Le chapitre 3 « Initiation » relate deux détails des premiers temps de l’intégration dans le camp :

  • l’incorporation dans le block 30 signifie pour Levi l’apprentissage des rythmes de vie du Lager ; le respect du silence le soir, le réveil matinal, la distribution du pain, denrée essentielle et monnaie d’échange.
  • la rencontre avec Steinlauf, des semaines plus tard, alors qu’il se laisse aller et n’accorde plus grand soin à sa toilette. Steinlauf lui donne une leçon de vie : « C’est justement, disait-il parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes ».

 Le chapitre 4 « K.B. » est l’occasion de décrire l’organisation médicale du camp, et les petits rituels initiatiques, les habitudes qu’il faut prendre vite si l’on veut survivre.

 Le chapitre 5 « Nos nuits » décrit les cauchemars, les rêves qui habitent les esprits pendant la nuit, et évoque le « Wstawac » qui fera écrire à Primo Levi :

Le réveil
Nous avions dans les nuits sauvages
des rêves denses et violents
que nous rêvions corps et âmes :
rentrer, manger, raconter,
jusqu’à ce que résonnât, bref et bas,
l’ordre qui accompagnait l’aube :
« Wstawac »
et notre coeur en nous se brisait.

Maintenant nous avons retrouvé notre foyer,
notre ventre est rassasié,
nous avons fini notre récit.
C’est l’heure. Bientôt nous entendrons de nouveau
l’ordre étranger :
« Wstawac ».

 Le chapitre 6 « Le travail » évoque les journées à la Buna, au milieu de la boue, le travail difficile. Une figure ressort, celle de Maurice, Mosrek Resnyk : ce géant roux qui accepte de travailler avec Primo Levi, faible et maladroit, pour l’aider et lui donner une chance de s’en sortir.
Resnyk s’était engagé dans la légion étrangère et avait combattu en Algérie et au Maroc. Démobilisé et rapatrié après la défaite, il trouva finalement un poste de bûcheron dans le Maine-et-Loire, grâce à sa forte carrure. Le groupe de bûcherons travaillait pour la résistance. Ils furent tous arrêtés et les juifs internés à Drancy. Resnyk fut transféré à Auschwitz par le convoi 64, immatriculé 167 644 et affecté au Kommando 85 (transports), particulièrement difficile. Tailleur de son état, il reprit son métier après la guerre, dans le Marais, à Paris.

 Le chapitre 7 « Une bonne journée » rend compte de ce qu’a pu être le Lager en donnant un écho à deux détails qui prennent dans ce contexte une importance telle qu’ils constituent le contenu d’un chapitre entier et sont la seule justification du titre « une bonne journée » : un rayon de soleil considéré comme le messager du printemps à venir et une marmite de cinquante litres de soupe supplémentaires.

 Le chapitre 8 « En deçà du bien et du mal » montre comment le vol était au Lager une institution. C’est pour Levi l’occasion de s’interroger sur la pérennité des notions du bien et du mal dans le contexte du Lager.

 Le chapitre 9 « Les élus et les damnés » complète cette présentation du Lager en offrant au lecteur une galerie de portraits qui a pour finalité d’élaborer une sorte de typologie du Häftling.

Deuxième étape du récit : du printemps à la libération

Contrairement à la première partie du livre, la deuxième partie repose sur une armature chronologique plus claire.

Primo Levi, presque inconsciemment, peut-être, témoigne d’un changement dans son appréhension de la vie au Lager.

Jusqu’au printemps, ce fut une longue période pendant laquelle Primo Levi avait « touché le fond » et qui semblait ne pas devoir s’achever. La première partie est par suite marquée par une atemporalité qui traduit l’impression que le Lager n’est pas limité dans le temps, que Levi et ses compagnons ont le sentiment d’évoluer hors du temps.

Au contraire, à partir du chapitre 10, le temps semble à nouveau avancer. L’évocation de Levi est rythmée par les notations temporelles qui rendent compte que le temps passe. Or, ce moment où le temps s’écoule à nouveau coïncide avec l’arrivée du printemps et la création du Kommando 98, le Kommando de chimie. La temporalité dans Si c’est un homme est, pourrions-nous dire, une temporalité psychologique ; elle témoigne de l’appréhension subjective que l’individu Primo Levi a eu du temps, plongé qu’il était dans l’univers du Lager.

Levi analyse lui-même ce phénomène p.125 :

Pour les hommes libres, le cadre temporel a toujours une valeur, d’autant plus grande que celui qui s’y meut y déploie de plus vastes ressources intérieures. Mais pour nous, les heures, les jours et les mois n’étaient qu’un flux opaque qui transformait, toujours trop lentement, le futur en passé, une camelote inutile dont nous cherchions à nous débarrasser au plus vite. Le temps était fini où les jours se succédaient vifs, précieux, uniques : l’avenir se dressait devant nous, gris et sans contours, comme une invincible barrière. Pour nous, l’histoire s’était arrêtée.

La temporalité

 Printemps 44 (chapitres 10 & 11).
Le chapitre 10 s’ouvre sur la création du Kommando 98 auquel est rattaché Primo levi. Aucune date ni indication temporelle ne nous sont données, mais le temps a passé depuis le premier rayon de soleil du printemps et ce dernier a dû s’installer.
« Trois jours passèrent » (p.110) et c’est l’examen de chimie.
La vie au kommando 98 s’organise et les conditions s’améliorent pour Primo Levi : se détachent de la narration une figure - celle de Jean Samuel, dit Pikolo - et un événement - grâce à Jean Levi sera désormais de corvée « soupe ». Une amitié et des moments d’échanges régénérants débutent ainsi.

Ensuite, à chaque chapitre, le temps avance.

  Chapitre 12 : Août 44 (cf. p.124 : « Au mois d’août 44 »).
Août est le mois de l’espoir. Les échos de la guerre arrivent jusqu’à la Buna. Les bombardements ont commencé sur la Haute-Silésie. La mise en route de la production de caoutchouc est remise sine die.

Les quelques individus encore capables de sentir et de raisonner lucidement virent dans les bombardements une raison d’espérer et de reprendre courage (p. 126-127).


Août, c’est aussi la rencontre avec Lorenzo. Cela signifie pour Levi un apport de nourriture supplémentaire qui favorisera sa survie. Mais ce n’est pas ce que Levi retient. Lorenzo lui a surtout rendu son humanité en se comportant en être humain, capable de pitié et de compassion, gratuitement, en étant la preuve vivant qu’un autre monde, juste, existait encore :

Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C’est à Lorenzo que je dois de n’avoir pas oublié que moi aussi j’étais un homme (p.130).

 Chapitre 13 : Octobre 1944
En Octobre 44 eut lieu la sélection que vécut Levi.
Elle coïncide avec l’arrivée d’un nouvel hiver, redouté. Ce dernier est comme la métaphore de l’horreur qui se cache derrière la « selekcja ».
L’ellipse temporelle entre les chapitres 12 et 13, d’Août à Octobre, accentue l’impression que le temps s’accélère, plus symbolique d’une machine qui s’emballe que porteur d’espoir.

 Chapitre 14 : Novembre 1944
« C’est novembre, il pleut depuis dix jours, et la terre ressemble au fond d’un étang » (p.140).
Le chapitre est l’occasion d’évoquer encore une journée de travail, les tracas habituels qui, dans cet univers en huis-clos où la mort et la violence aveugle rôdent, prennent des proportions particulières.
Une figure sortie de l’ombre du Lager également, Kraus, hongrois, abêti et maladroit à qui Levi, soudain, fait un mensonge, dérisoire tentative pour soulager autrui.

 Chapitre 15 : Décembre 44
Le temps file encore : « Combien de mois se sont écoulés depuis notre arrivée au camp ? Combien ... » (Cf. p.145) « la pluie de novembre s’est changée en neige, et la neige a recouvert les ruines ».
L’hiver vient de commencer dit Levi. Un peu plus loin, il écrit : « L’année dernière, à la même heure, j’étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre. »
Nous pouvons donc en conclure que Levi a été incorporé au laboratoire de la Buna , vraisemblablement dans les dix premiers jours de Décembre. « Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noël », fait-il dire à une des femmes du laboratoire.

 Chapitre 16 : peu avant Noël 44
Levi vole au laboratoire et « organise » avec Alberto.
Un homme, le dernier peut-être, est pendu pour avoir participé à une tentative de révolte. « Ich bin der letzte » s’est-il écrié.

La situation finale

Nous pouvons isoler le chapitre 17.

Il s’inscrit certes dans la continuité des chapitres précédents. Il marque la fin de cette course du temps qui nous a conduits du Printemps à Noël 44. Une date nous est donnée au début du chapitre : le 11 Janvier 1944.

Parallèlement, l’élipse temporelle entre les chapitres 16 et 17 fait se détacher le chapitre 17 qui semble ainsi remplir la fonction d’épilogue.

Il est à noter que Levi a à nouveau recours aux temps du récit, comme si la descente aux enfers s’achevait et qu’il pouvait reprendre du recul par rapport à un épisode, toujours présent en lui, mais qui appartient désormais au passé.

Contrairement à l’ensemble de l’œuvre, le chapitre 17 est émaillé de notations temporelles : le temps s’étire, avance de jour en jour. C’est la fin, mais une fin qui n’en finit pas, qui s’égrenne à la vitesse des jours qui passent, lentement (cf. les dates marquées à partir du 18 Janvier, comme pour un journal intime).

Primo Levi rédige en quelque sorte les annales des derniers jours d’Auschwitz, ce que le titre met en lumière : « Histoire de dix jours ».

Travail de mémoire

Une structure narrative lâche

La trame chronologique, même si elle sous-tend le récit, a une importance variable.

 Dans la première partie du récit (ch. 3 à 9), la structure chronologique existe : le narrateur nous fait vivre les mois d’hiver jusqu’au printemps.
Les notations temporelles sont suffisantes pour que le lecteur ait la notion de la chronologie ; mais les références temporelles restent floues, et le lecteur a un sentiment confus du temps qui passe, à l’image de ce que nous en dit le narrateur : « pendant des semaines » (p.41).
Primo Levi installe ainsi le lecteur dans un rapport au temps qui est aussi celui des détenus : ils sont plongés dans un présent qui semble devoir se prolonger éternellement. Ils ont la sensation que le temps passe, mais sans plus pouvoir le mesurer (Cf.p.44 « Les jours se ressemblent tous et il n’est pas facile de les compter ».). Conforte cette impression l’utilisation du présent (du chapitre 2 au chapitre 16) qui peut avoir valeur de présent de répétition, voire de présent de vérité générale, faisant du Lager une réalité qui s’impose, de façon incontournable.

 Dans la deuxième partie du récit (ch.10 à 17), comme nous l’avons montré précédemment, la structure temporelle est plus rigoureuse et plus apparente. Cela peut traduire la modification de la perception du temps chez les détenus en général et Primo Levi en particulier :

  • parce que des événements fournissent des repères temporels,
  • parce que la réalité extérieure a ses répercussions sur le camp et que le Lager n’est plus aussi hermétique (cf. les bombardements, les relations éventuelles avec les travailleurs civils, et pour Primo Levi, les relations avec Lorenzo, le laboratoire de chimie),
  • parce que rétrospectivement la période est perçue comme la dernière ligne droite avant la libération.

 Ainsi, la temporalité dans Si c’est un homme est tributaire de la manière dont le temps a été vécu et perçu par le narrateur. Nous parlerions volontiers de « temps psychologique » ou de « temporalité subjective ».

Pour rendre compte de sa perception de la durée, Primo Levi joue dans Si c’est un homme avec les modalités de la narration.

 Le récit est lacunaire.Ces élipses ont valeur de point d’orgue. Elles laissent entendre que le temps s’écoule à l’identique. Parallèlement, les périodes retenues acquièrent une dimension symbolique.

  • ex.1 : ch 10 et 11 se situent au printemps 44, le ch. 12 en Août 44.
  • ex.2 : entre le ch.12 et le ch.13, deux mois se sont passés.

 Le jeu sur les rapports entre le temps du narré et le temps de la narration permet :

  • de rendre par les effets de résumé l’idée que le temps passe, toujours à l’identique.
    • ex. 1 : p.44 « Les jours se ressemblent tous et il n’est pas facile de les compter. J’ai oublié depuis combien de jours nous faisons la navette, deux par deux, entre la voie ferrée et l’entrepôt (...) ».
    • ex. 2 : p.93 « Ainsi s’écoule la vie ambiguë du Lager, (...) ».
  • de faire apparaître par les effets de ralentissement comment l’appréhension de la réalité est modifiée par le contexte. Le moindre détail acquiert une dimension nouvelle : levi accorde à ces souvenirs une place à part dans la narration.
    • ex. 1 : p.13-p.14 48 l. pour évoquer la nuit de veillée avant le départ.
    • ex. 2 : 7 pages (ch.7) consacrées à la narration d’une seule journée « une bonne journée ».

 Ces effets ont un double intérêt :

  • faire vivre au lecteur, dans le temps de l’écriture, une expérience du « fond », comme en temps réel, c’est-à-dire dans un temps dont la durée est subjectivement variable.
  • donner au récit une dimension pathétique. Les quelques événements ou scènes mis en lumière par la narration acquièrent ainsi une valeur emblématique.

Parole à la mémoire

Le commentaire de Primo Levi sur la structure de son livre

Voici le commentaire que Primo Levi fait de la structure de son livre dans la préface :

Je suis conscient des défauts de structure de ce livre, et j’en demande pardon au lecteur. En fait, celui-ci était déjà écrit, sinon en acte, du moins en intention et en pensée dès l’époque du Lager. Le besoin de raconter aux « autres », de faire participer les « autres », avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure. De là son caractère fragmentaire : les chapitres en ont été rédigés non pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence. Le travail de liaison, de fusion, selon un plan déterminé, n’est intervenu qu’après.

Écriture fragmentaire

On ne parlera pas comme le fait Levi de « défaut de structure » ; mais, de fait, le récit présente « un caractère fragmentaire ». Plus exactement, comme il est apparu dans les analyses précédentes, la trame narrative est fragmentaire et fragmentée, pour laisser place dans la première partie du livre à une logique thématique prégnante.

Tout se passe comme si s’imposaient à la mémoire des moments, des instants devant lesquels tout s’efface. La narration est comme suspendue devant l’irruption d’un présent toujours là : sont présents, toujours là à l’esprit, les figures qui ont commme illuminées la grisaille du Lager - Mosrek, Steinlauf, Lorenzo - les petits riens qui ont revêtu dans le contexte une importance primordiale - l’accueil de Schlome, le rayon de soleil et la marmite de soupe de la « bonne journée », -.

L’organisation narrative fragmentée suit ainsi les mouvements de la mémoire ; elle s’arrête sur les souvenirs qui s’imposent à l’esprit, file quand le temps a défilé, au Lager, dans la routine. Progresse, étape par étape, dans la deuxième partie du livre, lorsque d’événement en événement la fin du Lager a semblé s’annoncer, ou du moins quand est apparue l’idée que, peut-être, l’issue pouvait ne pas être fatale.

En définitive, Si c’est un homme n’est pas à proprement parler un récit.

Levi ne raconte pas, il donne la parole à sa mémoire, pour que le Lager demeure dans toutes les mémoires.

Ainsi s’explique en partie l’utilisation des temps du discours et particulièrement du présent, du milieu du chapitre 2 jusqu’au chapitre 16. Par ce présent, le souvenir remonte du fond de la mémoire et reprend place dans le présent de l’expérience.

Si c’est un homme est ainsi une des voix constitutives de la Mémoire des camps.

Mais il ne paraît pas pertinent de parler de remémoration. La remémoration suppose un effort pour faire remonter le souvenir. Or, pour Levi, le souvenir jaillit, s’impose et se superpose à la réalité présente. Levi, dans Si c’est un homme, donne la voix au souvenir pour rendre compte de sa résurgence spontanée ; il le dit lui-même, il répond ainsi à un besoin profond de « raconter aux autres », de « faire participer les autres ». Toutes proportions gardées, il fait participer le lecteur à ce temps de la déportation, notamment en l’installant dans le présent du Lager.

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