La présence de la littérature courtoise dans le Conte du Graal

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

A) Chrétien de Troyes et le roman courtois : un nouveau modèle littéraire du Moyen Age

L’héritage de la poésie lyrique de troubadours

L’influence de la poésie lyrique occitane apparaît dans l’œuvre de Chrétien de bien des manières. Elle est d’abord authentifiée par deux chansons : Amors tençon et bataille et D’Amors, qui m’a tolu a moi, p. 1216 à 1221. Ces deux chansons transposent en langue d’oïl la thématique de la « fin’amor » et les structures formelles de la « canso » des troubadours d’oc. Ces deux textes sont les plus anciens témoignages du lyrisme courtois en langue d’oïl, qui s’épanouit en Champagne, autour de la comtesse Marie, fille d’Aliénor d’Aquitaine et épouse de Henri de Champagne. C’est d’ailleurs à elle que Chrétien dédicace le prologue du Chevalier de la Charrette. Chrétien de Troyes fait ainsi la transition entre la lyrique d’oc contemporaine et les poètes liés à la cour de Champagne. Il ne faut pas oublier, pour comprendre cette influence occitane, que Marie de Champagne était la fille d’Aliénor d’Aquitaine et de Louis VII, roi de France. Elle descendait donc par sa mère de Guillaume IX, duc d’Aquitaine, premier troubadour, et on peut penser qu’elle est restée, comme Aliénor, en contact avec la littérature courtoise occitane. Chrétien est ainsi un vecteur de propagation et de transformation de l’éthique courtoise développée par les troubadours, qu’il intègre à la codification courtoise de l’amour dans ses récits.

Cependant, l’influence du lyrisme occitan chez Chrétien de Troyes se manifeste avec plus d’ampleur et surtout plus d’originalité dans ses romans.

La poésie au service du roman

Une nouvelle écriture poétique

Les romans de Chrétien sont écrits en vers. Ce n’est pas nouveau en soi : les chansons de geste l’étaient également. Mais Chrétien invente une nouvelle forme de versification. Il ne s’agit plus de la laisse (construite autour d’une seule rime) et de ses décasyllabes épiques, mais d’octosyllabes à rimes plates. Cette forme nouvelle bouleverse le talent du poète. Désormais, il n’est plus possible de varier sur la longueur de la laisse, ou de jouer sur les reprises et les parallélismes d’une laisse à l’autre. Le plaisir de l’auditoire viendra d’un autre travail poétique, et en premier lieu, du travail de la rime. Celles de Chrétien sont le plus souvent riches, et parfois même des paronymes, comme dans la scène des trois gouttes de sang : joindre/ poindre, vol / col, sanc/ blanc, color / dolor, tenist / venist, volee / defolee, sa lance / semblance. Le talent de Chrétien tient aussi à l’invention d’une nouvelle relation entre la prosodie et la syntaxe : le couplet d’octosyllabes ne correspondra plus nécessairement à une unité syntaxique comme chez ses prédécesseurs. Sous l’influence de la poésie lyrique, Chrétien invente donc une nouvelle forme. Mais il renouvelle également la nature même de la lyrique courtoise. Nous renvoyons pour ce point à Dominique Boutet et Armand Strubel, La Littérature française du Moyen Age, chap. III : « De la féodalité à la chevalerie » ainsi qu’à Emmanuèle Baumgartner, Chrétien de Troyes, Yvain, Lancelot, la charrette et le lion (PUF coll. Etudes Littéraires), chap. III : « Contextes et pré-textes ».

L’inscription de la « fin’amor » dans la durée narrative du récit

En effet, en transposant au sein du roman, c’est-à-dire dans un récit, les situations et les motifs clés de la lyrique courtoise, Chrétien en modifie la nature, notamment en l’installant dans la durée narrative et en la soumettant aux contraintes du récit. Les romans de Chrétien mettent en récit, amplifient et narrativisent des motifs lyriques comme l’éblouissement du premier regard, l’extase amoureuse, la prison d’amour, la reverdie. Ces thèmes propres à la poésie courtoise sont en effet inscrit dans la trame essentiellement narrative des aventures chevaleresques, et non plus isolés. Cette inscription dans la durée en modifie la structure, et parfois le sens.

Du troubadour au chevalier

Enfin, Chrétien substitue à la figure du troubadour, célébrant par son chant une dame interdite, celle du chevalier. L’exemple le plus caractéristique est le Chevalier de la Charrette. En reprenant la donnée narrative du Tristan de Béroul, à savoir l’amour adultère du chevalier et de la reine, Chrétien substitue au poète, dont la prouesse réside dans la parole, le chant de la dame inaccessible, le chevalier, qui exercera sa courtoisie envers la dame, non plus par un dire, mais par un faire : ses exploits. La prouesse lyrique devient prouesse physique, qui s’exerce au nom de la dame, à son « service », et que récompense, en un don de « merci », une grâce que demande sans jamais l’obtenir le poète lyrique : la « joie » d’amour, la jouissance du corps de la dame. Le désir amoureux est toujours à la source, mais d’actions et non plus seulement de paroles. Le Chevalier de la Charrette pose d’ailleurs à deux reprises une question proprement courtoise : Jusqu’où peu aller le service de l’amour ? L’humiliation de la charrette et celle du tournoi de Noauz (« au pis ») est-elle compatible avec l’idéal courtois ? L’œuvre peut alors se lire comme une mise en récit de la situation habituelle de l’amant dans la lyrique des troubadours : Lancelot aime une dame inacessible, puisqu’elle est la reine, l’épouse de son suzerain, et se voue tout entier à son service, jusqu’à souffrir dans son corps (blessures au Pont de l’Epée) et dans son honneur (humiliation de la Charrette ou du tournoi de Noauz).

La reprise et la transformation de motifs lyriques

Chrétien met ainsi la lyrique courtoise au service du roman, en insérant dans ses œuvres des motifs lyriques, nombreux et variés :

La reverdie

On retrouve ce motif lyrique à l’orée du Conte du Graal, juste après le prologue. La « reverdie », c’est-à-dire la renaissance de la nature est longuement évoquée. Mais là encore, le romancier joue sur la dissonance puisque le chant des oiseaux est bientôt troublé par le bruit des armes des chevaliers arthuriens. L’épique a eu raison du bucolique. Surtout, Chrétien allie le motif lyrique à la « senefiance » profonde de son œuvre. La renaissance de la nature, qui contraste avec la « forêt gaste » de la Veuve Dame, fait écho à celle de Perceval, qui sort de l’enfance pour découvrir sa vocation.
Ce faisant, Chrétien a profondément transformé le motif, qui est normalement le cadre idyllique de la rencontre amoureuse, comme c’était par exemple le cas dans Cligès :

Cligès, vers 6268 à 2676, p. 481 : « Au renouveau de la belle saison, quand fleurs et feuilles sortent des arbres, et que les oiseaux font fête, en s’égayant en leur latin, il advient qu’un matin Fénice entendit chanter le Rossignol. Un bras autour de la taille, l’autre autour du cou, Cligès l’enlaçait avec douceur et elle lui pareillement. »

Dans le Conte du Graal, c’est la rencontre de la chevalerie qui remplace la rencontre amoureuse, et la fascination pour les chevaliers, celle pour la dame. Ainsi, ce passage annonce le destin de Perceval et sa vocation chevaleresque. Le travail et la transformation de ce motif traditionnel est encore renforcé lorsqu’on le lit au regard du prologue. Ne s’ouvrait-il pas lui aussi sur une allusion à la floraison de la nature, métaphore de celle du roman :

p. 33 : « Qui sème peu récolte peu. Celui qui veut belle moisson jette son grain en si bonne terre que Dieu lui rend deux cents fois, car en terre qui rien ne vaut bonne semence sèche et défaille. Ici Chrétien fait semence d’un roman qu’il commence et il le sème en si bon lieu que sans profit ce ne peut être. »

La « reverdie » devient ainsi le symbole de la renaissance de la nature, mais également de l’éveil du jeune homme et de la naissance d’un roman.

La prison d’amour

La prison d’amour est un autre motif lyrique que l’on retrouve dans les œuvres de Chrétien de Troyes, même s’il n’apparaît pas dans le Conte du Graal. On la retrouve dans Cligès avec la tour édifiée par Jean dans laquelle se retrouvent Cligès et Fénice, et dans le Chevalier de la Charrette, où la situation est plus conforme à la poésie lyrique puisque Lancelot y est enfermé seul, séparé, semble-t-il irréductiblement de la Dame. Métaphore bien sûr de son caractère inaccessible.

L’extase amoureuse

Le motif de l’extase amoureuse se rencontre par contre dans le Conte du Graal, dans l’épisode des trois gouttes de sang. On le retrouvait déjà dans Cligès, lors de l’admiration par Alexandre du cheveu de Soredamor cousu dans sa chemise de soie, et dans le Chevalier de la Charrette, où Chrétien reprenait précisément le motif du cheveu et le développait considérablement. Désormais il s’agit d’un cheveu de Guenièvre, enlacé dans un peigne. De Cligès à la Charrette, on remarque une évolution puisque l’admiration d’Alexandre devient véritablement extase : Lancelot perd la parole, manque de tomber de son cheval, avant de vouer, comme son prédécesseur, une véritable adoration au cheveu. Du cheveu aux trois gouttes de sang, l’évolution est également sensible puisqu’on passe de la métonymie à la métaphore : il ne s’agit plus ici d’une « relique » de la femme aimée, mais de sa « semblance ». Pourtant, Perceval évoque bien Lancelot, notamment par le fait que l’extase amoureuse semble être un danger pour le chevalier : Perceval est attaqué par Sagremor et Keu, tout comme Lancelot, plongé dans sa pensée, par le Chevalier du Gué. Mais à la différence de Lancelot, Perceval n’est pas atteint pas la lance de l’adversaire, et ces confrontations ne mettent pas pour autant un terme à l’extase.

Nous retrouvons ici le motif de « l’amour de loin », image par lesquels les troubadours expriment l’impossibilité d’atteindre la Dame inaccessible. L’éloignement spatial devient ainsi l’image de l’impossibilité de l’accomplissement du désir amoureux. Autre emprunt aux troubadours : dans la poésie lyrique comme dans le Conte du Graal, la fin’amor est une expérience individuelle qui « améliore » le poète, ou le chevalier. Ainsi, on trouve par exemple chez Bernard de Ventadour :

« Ce n’est pas merveille si je chante mieux que nul autre chanteur, car mon cœur est plus attiré que celui des autres chanteurs vers Amour et je suis plus soumis à ses ordres. »

Tandis que de son côté, Perceval atteint ici le stade ultime de son apprentissage amoureux. L’épisode des trois gouttes de sang ne relève donc pas de la création ex nihilo. On reconnaît ainsi plusieurs motifs plus ou moins lointainement inspirés de la codification courtoise de l’amour :
 le vocabulaire à travers lequel est rapporté l’état de Perceval, qui rappelle celui des poètes pour décrire l’espèce d’absence dans laquelle plonge la pensée amoureuse : « muser », « penser », « pensif », « joie », terme dont les troubadours se servent pour définir la tension créatrice et heureuse entretenue par le désir
 Perceval endormi sur son cheval rappelle une canso célèbre de Guillaume IX où le poète se dépeint lui-même comme un cavalier endormi qui compose ses poèmes dans son sommeil

Cependant, Chrétien donne à ce motif un sens nouveau en l’associant à d’autres codes littéraires que ceux de l’amour courtois. En l’introduisant dans un roman, Chrétien l’associe à la narration et prend en compte l’évolution chronologique du personnage depuis son entrée en scène. Si les trois gouttes de sang font écho à la lyrique courtoise, elles sont également mises en scène par tout un développement narratif qui rappelle en Perceval une autre caractéristique que l’amant courtois, le chasseur qu’il a été. Son intérêt pour l’oie et le faucon lui est d’abord dicté par sa mémoire involontaire de chasseur. . Il réagit immédiatement et sans réfléchir :

p. 111 : « Sans tarder, il pique des deux vers l’endroit où il vit le vol. »

Mais là encore il faut préciser une maladresse de la traduction Folio. On ne comprend pas en effet pourquoi, si Perceval arrive trop tard pour se saisir de l’oie, il la voit encore sur le sol. C’est que ce n’est pas Perceval, mais le faucon qui arrive trop tard :

= « Finalement, le rapace en trouva une à la traîne qui s’était séparée des autres et la frappa si violemment qu’il la précipita à terre. Mais il n’avait pas été assez rapide. Il la laissa donc sans chercher à la saisir et à s’en emparer. Cependant Perceval pique des deux dans la direction... »

Autre modification de Chrétien au topos courtois : l’intérêt de Perceval pour la « semblance » de Blanchefleur peut évoquer la fascination qu’exerçait sur lui, au début de son apprentissage, l’apparence des chevaliers, celui du Chevalier Vermeil, et celui de la Demoiselle de la Tente. Son naturel initial, qui le tenait loin de la chevalerie et de la courtoisie est finalement ce qui lui permet d’accéder au degré le plus élevé de sophistication courtoise.

On le voit, la transposition de la lyrique courtoise dans le roman amène des transformations. Et c’est tout l’art de Chrétien de parvenir à lier ensemble, dans une « belle conjointure », ces sources diverses. Ainsi, le motif des gouttes de sang permet de resserrer les liens entre les deux dimensions de cet épisode : extase amoureuse et prouesse guerrière. Le combat entre le faucon et l’oie n’annonce-t-il pas le combat de Perceval et de Keu. C’est à dessein que Chrétien emploie pour les deux cas des termes très proches, et il y a une analogie entre entre l’attitude du faucon, qui renonce à saisir sa proie, et celle de Perceval dont les adversaires successifs ne retiennent pas son attention. Enfin, cette scène permet par un écho de souligner également la « conjointure » de l’ensemble de la « partie Perceval » du Conte du Graal, en évoquant à la fois une image à peine voilée du rapport charnel qui a peut-être eu lieu entre les amants, et la Lance qui saigne du château du Roi Pêcheur.

La folie d’amour

Cette forme d’extase, qui fait perdre le langage à Lancelot et Perceval, va encore plus loin chez Yvain, dans le Chevalier au Lion, puisqu’elle fait de lui un homme sauvage, dénudé, vivant comme une bête en forêt. On voit d’ailleurs la distance qui s’établit ici entre le traitement de la forêt dans le Conte du Graal et sa fonction dans le Chevalier au Lion. Si Perceval est également appelé « fol », c’est au sens de « manquant de manières, ignorant les coutumes », tandis qu’Yvain pour un temps véritablement devenu dément.

B) L’assimilation de Perceval dans l’univers arthurien par la courtoisie : la transposition du topos lyrique au service du roman

L’influence de la poésie courtoise dans les romans de Chrétien de Troyes, et en particulier le Conte du Graal est très nette. Mais ces motifs sont mis au service du roman. Ils ne sont pas isolés, mais jouent un rôle fondamental dans la structure narrative de l’œuvre dans laquelle le romancier les a intégrés.

Ainsi, l’extase amoureuse de Perceval devant les trois gouttes de sang joue un rôle de première importance dans la structure de ce roman d’éducation, puisqu’elle signale l’accomplissement chevaleresque et courtois de celui qui auparavant n’était qu’un « nice ». C’est bien l’amour qui est au cœur de ces progrès : il ne faut pas oublier que le premier combat proprement chevaleresque que mène Perceval l’oppose à Anguinguerron, à la demande de Blanchefleur.

A travers ce motif, c’est à une typologie courtoise des personnages que nous avons affaire. Au sommet de cette hiérarchie se trouvent les figures jumelles de Perceval et de Gauvain. Entre les deux personnages existe une affinité qui n’a, au départ, même pas besoin de passer par la parole : Gauvain devine les dispositions secrètes de Perceval sans rien connaître de son histoire. Cette prédisposition se voit d’ailleurs par le fait que Gauvain apparaisse comme le détenteur des règles de savoir-vivre en appliquant notamment le précepte enseigné à Perceval par sa mère en s’enquérant du nom de son interlocuteur : p. 116. En bas de l’échelle se trouve Keu, qui se caractérise par ses paroles acerbes et envieuses, comme c’était déjà le cas dans la première scène où Perceval parvient à la cour du roi Arthur. L’attitude de Perceval est décryptée sans contresens par Gauvain et lorsque celui-ci lui donne confirmation de son intuition, il qualifie immédiatement les pensées du jeune homme de « courtoises ». p. 116 : Là encore la traduction Folio est maladroite, car elle supprime ce terme essentiel à la pensée médiévale :

« Cil pansers n’estoit pas vilains
Ençois estoit cortois et dolz »
= Cette pensée n’était pas vulgaire, mais courtoise et douce.

C’est grâce à cette reconnaissance de sa « courtoisie », Perceval est assimilé à la cour arthurienne. Mais il faut également remarquer l’imbrication de la courtoisie et de la prouesse dans ce passage. Cette indissociation est caractéristique de l’attitude de Perceval : il contemple les gouttes de sang et pense à Blanchefleur, mais il n’est pas descendu de cheval et il s’appuie sur sa lance. Perceval reste avant tout chevalier. La structure de l’épisode montre bien aussi les liens qui unissent amour et chevalerie : au début et à la fin, le centre d’intérêt essentiel est courtois, mais entre temps se produisent deux affrontements armés. Comme dans un effet de chiasme thématique, les préoccupations courtoises encadrent des péripéties chevaleresques, sans que ces dernières soient d’ailleurs dénuées de tout lien avec la courtoisie puisque la blessure infligée à Keu venge la demoiselle et donne à la prouesse de Perceval un sens. D’un topos courtois, Chrétien fait une étape décisive dans la construction de son personnage, puisque cette scène résume à la fois l’accomplissement individuel de Perceval (c’est un moment de maturation du personnage du point de vue affectif puisqu’il intériorise l’amour qu’il porte à Blanchefleur grâce à la mémoire involontaire) et son accomplissement social (en même temps qu’une expérience solitaire, c’est le moyen par lequel Perceval s’intègre à la cour arthurienne, deuxième étape dont la première était le combat contre le Chevalier Vermeil).

C) Le portrait amoureux de Blanchefleur à travers les trois gouttes de sang : de l’image courtoise du désir au mythe. Reprise et transformation d’un modèle littéraire antérieur emprunté à la poésie courtoise.

Le motif des trois gouttes de sang sur la neige joue cependant de manière plus intime encore avec la lyrique courtoise. Non seulement il permet l’assimilation de Perceval à la cour arthurienne par la courtoisie, mais il est également un jeu sur les attentes du portrait féminin, comme l’a montré Daniel Poirion dans « Du sang sur la neige : nature et fonction de l’image dans le Conte du Graal ». Les analyses suivantes ne sont d’ailleurs qu’un résumé de sa démonstration.

La construction d’une image courtoise du désir

La rhétorique du portrait au Moyen Age

Il y a chez Chrétien tout un travail de l’image poétique lors des portraits féminins. Mais il ne faut pas y chercher une mimésis de la réalité. D’ailleurs, on retrouve à peu de choses près les mêmes éléments descriptifs dans tous les portraits féminins. Il suffit pour cela de comparer celui de Blanchefleur (p. 67 : « Le blanc sur le vermeil éclairait son visage mieux que sinople sur argent. ») et celui de Clarissant (p. 189 « Son visage était blanc et la nature l’enluminait d’une couleur vermeille et pure. »). Cette idée est d’ailleurs renforcée par les nombreuses prétéritions qu’emploie Chrétien, tout au long de ses ouvrages, pour montrer l’impossibilité à laquelle se heurte le poète lorsqu’il veut faire un portrait féminin :

p. 67 : « Si j’ai déjà décrit la beauté que Dieu peut mettre en un corps ou en un visage de femme, je veux le faire une autre fois sans mentir d’une seule parole. [...] Pour en ravir le cœur des gens, Dieu avait fait d’elle la Passe-Merveille. Jamais Dieu n’en avait fait telle. Plus jamais n’en devait créer. »

Cligès, vers 2679 à 2680, p. 371 : « Jamais Dieu qui la façonna ne doua de la parole un homme qui sût si bien décrire la beauté que celle-ci n’en n’eût encore davantage. »

En définitive, le romancier ne cherche pas à faire un tableau d’une personne réelle, mais à retrouver les éléments attendus par le lecteur, conformément à la rhétorique du portrait.

Chrétien et le travail de l’image poétique lors des portraits féminins

Cependant, Chrétien, s’il connaît et pratique cette rhétorique, ne s’y limite pas. Ainsi, il révise souvent cette technique traditionnelle du portrait en fonction de l’emblème qui va servir à suggérer le sens de la beauté du personnage particulier qu’il décrit. Les éléments de ce portrait seront traditionnels, conformes à la rhétorique, mais leur agencement à travers l’emploi d’une image poétique suggèrera un sens nouveau. Cette démarche du travail de l’image poétique est particulièrement évidente dans Cligès, vers 682 à 856, p. 310 à 314, où le portrait traditionnel de Soredamor se trouve suivre l’image du flèche, qui évoque à la fois le trait de désir suscité par la beauté, et le rayon de lumière traversant les yeux pour atteindre le cœur. La vocation esthétique et érotique de la beauté de Soredamor est alors indiquée par ce signe, cette image, qui perturbe l’ordre traditionnel de la description.

L’image poétique dans le portrait de Blanchefleur : l’influence de la poésie courtoise

Quel est dès lors le signe, l’image qui va suggérer le sens à accorder à la beauté de Blanchefleur ? Dans le Conte du Graal, cette image est plus complexe que dans Cligès et tout d’abord parce qu’elle n’est pas donnée en même temps que le portrait proprement dit : ce sont les trois gouttes de sang sur la neige. Cependant cette image, ce signe, est préparé par le contraste des couleurs qui résume le portrait de Blanchefleur et que l’on retrouve lors de l’extase de Perceval. Le travail poétique de l’image opéré par Chrétien dans l’épisode des trois gouttes de sang appartient à la tradition courtoise. On retrouve en effet l’influence de la poésie courtoise par l’esthétique de la comparaison qu’il met en place :

p. 111 : « Cette fraîche couleur lui semble celle qui est sur le visage de son amie. »

p. 111 : « C’est bien ainsi qu’il voyait sur le visage de sa mie, le vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang qui sur la neige paraissaient. »

p. 116 : « Je croyais que c’était la fraîche couleur du visage de mon amie. »

D’ailleurs les termes mêmes de ces comparaisons se rattachent à la tradition poétique des troubadours où la blancheur du corps féminin est traditionnellement associée à la neige, et la rougeur des joues ou des lèvres à une rose. Bien sûr ce point n’apparaît pas ici, mais seulement dans le nom du personnage : Blanchefleur. C’est bien à cette rhétorique de la comparaison hyperbolique courtoise que se rattache la démonstration de courtoisie à laquelle se livre Perceval, et qui va être authentifiée par Gauvain :
p. 116 : Là encore la traduction Folio est mauvaise, car elle supprime ce terme essentiel à la pensée médiévale :

« Cil pansers n’estoit pas vilains
Ençois estoit cortois et dolz »
= Cette pensée n’était pas vulgaire, mais courtoise et douce.

La question du sang sur la neige : un signe complexe qui ouvre sur le mythe

Cependant, l’image reste complexe : si la comparaison de la peau à la neige est tout à fait traditionnelle, pourquoi le vermeil du visage de Blanchefleur est-il comparé au sang d’une oie ?

 Première interprétation : la revivification d’un topos folklorique. On a en effet retrouvé de très anciens contes folkloriques où le sang sur la neige est lié à la figure de l’être aimé. On peut encore en voir une trace d’ailleurs dans les vœux de la mère de Blancheneige.

 Deuxième interprétation : une image sexuelle. L’image des gouttes de sang est précédée d’une sorte de glose narrative assez explicite : attaque de l’oie par un faucon, manière dont elle est frappée et abattue contre terre, renoncement à une étreinte plus précise. On est au carrefour des vocabulaires guerriers et sexuels. La suggestion sexuelle se précise si l’on rapproche cet épisode de la première expérience féminine vécue par Perceval quand il a quitté sa mère : l’épisode de la demoiselle de la tente : la tente est vermeille, décorée d’un aigle, qui rappelle le faucon ; une demoiselle est restée seule, à l’image de l’oie ; l’attaque du jeune homme est aussi brutale que celle du faucon et exprimée avec des termes proches ; dans les deux cas, l’agresseur ne va pas jusqu’au bout de son acte

Les trois gouttes de sang et le château du Roi Pêcheur : un mythe de la stérilité ?

Pourquoi l’épisode de Blanchefleur précède-t-il immédiatement le château du Graal, qui pourtant se situe au-delà de toute tradition courtoise ? On peut faire plusieurs rapprochement entre ces deux épisodes à la lumière des trois gouttes de sang : le château de Beaurepaire, comme celui du Graal est marqué par le manque, la terre « gaste ». La tâche du chevalier dans les deux cas est de permettre le retour à la vie, comme le dira la Demoiselle Hideuse, même si Perceval échoue au château du Graal. Plus implicite, les couleurs de Blanchefleur, et leur mise en relation avec le sang sur la neige, évoque un motif récurrent au château du Roi Pêcheur, celui de la Lance qui saigne. Ainsi, au lieu de clore l’éducation courtoise de Perceval, cet épisode doit être relié à l’ensemble du roman. Il y a ainsi toute une dimension symbolique à analyser. La violence dont les trois gouttes de sang sur la neige sont peut être une allusion à la violence dont la Lance qui saigne est le signe. Celle-ci, ainsi que la blessure du Roi Pêcheur font-elles allusion à un crime sexuel ? Cette interprétation permet en effet de donner la raison du coup félon donné par l’épée ou la lance, qui serait l’instrument du châtiment ou l’instrument du crime, ce qui peut d’ailleurs être renforcé par la présence d’une autre blessure de ce genre dans Erec et Enide, où un comte félon, qui a tenté d’abuser d’Enide est puni par une blessure au bas-ventre. La blessure aux jambes figure en effet la castration, comme la Lance le sexe viril.

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