A) De la « matière antique » à la « matière de Bretagne »
Les trois sources d’inspiration de la littérature médiévale
On peut classer les œuvres médiévales antérieures ou contemporaines de Chrétien de Troyes selon trois sources d’inspiration qu’énumère, vers 1200, le poète Jean Bodel, au début de sa Chanson des Saisnes (Chanson des Saxons) : la « matière de Bretagne », la « matière antique » et la « matière de France » :
« Et de ces trois matières, chacune est différente. Les récits de Bretagne sont fort inconsistants mais très agréables ; ceux de Rome, nourris de sagesse et ceux de France sont toujours éclatants de vérité. »
La « matière de France » regroupe les chansons de geste qui relatent les exploits guerriers de Charlemagne et de ses vassaux, dont la plus célèbre est la Chanson de Roland. La « matière de Rome » regroupe les premiers romans (c’est-à-dire œuvres écrites en langue romane, soit en français et non plus en latin), parmi lesquels les romans de Thèbes, d’Enéas et de Troie, écrits entre 1155 et 1165, et donc postérieurs de peu à l’œuvre de Chrétien. Enfin, la « matière de Bretagne » réunit les romans arthuriens, auxquels Chrétien donne véritablement naissance, même s’il n’est pas à l’origine de la légende du roi Arthur et de la Table Ronde. En effet, ses romans sont contemporains de Tristan par Thomas (vers 1175) et Béroul (1180), des Lais de Marie de France (vers 1160-1170), mais les lais n’ont pas la dimension d’un roman et les Tristan ne se déroulent qu’en marge du royaume d’Arthur.
L’origine de la « matière de Bretagne »
Le monde arthurien que Chrétien utilise comme toile de fond de ses romans provient d’œuvres historiographiques rédigées dès le premier tiers du 12ème siècle à la cour anglo-normande des Plantagenêt. Le premier de ces textes historiographiques est celui, composé en latin en 1136 de Geoffroy de Monmouth, Historia Regum Britanniae (Histoire des rois de Bretagne, c’est-à-dire de Grande Bretagne). Geoffroy de Monmouth s’est efforcé, dans ce texte à prétention historique, de donner ses lettres de noblesse au peuple breton. Il s’agissait, pour des raisons politiques, de donner un pendant aux Chroniques de France, elles aussi composées en latin, et de créer un homologue à la figure héroïque, mi-historique mi-légendaire, de Charlemagne. Geoffroy de Monmouth donne vie à ce rival de Charlemagne sous les traits du roi Arthur. Il crée une soudure entre un lointain passé troyen et un passé héroïque plus proche, en faisant des bretons les descendants de Brutus, petit fils d’Enée. Sur ces matériaux laissés par Geoffroy, Wace conçoit une « mise en roman ». Le Roman de Brut, achevé vers 1155. Celui-ci greffe sur les récits transmis par son prédécesseur des traditions d’autres origines, traditions orales celtiques probablement, et il donne sa première forme littéraire à la légende de la Table Ronde.
De la « matière antique » à la « matière de Bretagne » : le trajet d’Alexandre, dans Cligès, mime celui de Chrétien
Le trajet d’Alexandre : métaphore de l’aura grandissante du mythe arthurien et de la « matière de Bretagne »
L’évolution de l’inspiration de la littérature médiévale de l’Orient antique vers l’Occident arthurien se retrouve dans un roman de Chrétien : Cligès. Le choix du personnage n’est pas anodin : Alexandre, et le nom n’est pas choisi au hasard (on le retrouve d’ailleurs dans le prologue du Conte du Graal), est le fils de l’empereur de Constantinople et est appelé lui-même à régner sur la Grèce. Mais c’est vers le roi Arthur et sa renommée qui vient détrôner l’Orient lui-même que se tourne le héros :
Cligès, vers 64 à 80, p. 292 à 293 : « C’est d’Alexandre que je parlerai. Il avait tant de cœur et de fougue qu’il ne daigna pas devenir chevalier en son pays. Il avait entendu faire mention du roi Arthur, qui régnait alors, et des seigneurs dont chaque jour il s’entourait, grâce à qui sa cour était redoutée et renommée de par le monde. Quelle qu’en soit la conclusion et quoi qu’il puisse lui arriver, personne ne pourra le retenir dans son désir d’aller en Bretagne. Mais il se doit de prendre congé de son père avant de s’en aller en Bretagne ou en Cornouaille. »
On retrouve le même éloge lorsqu’il arrive à la cour d’Arthur :
Cligès, vers 342 à 359, p. 300 à 301 : « Roi, fait-il, si ne ment pas la renommée qui vous célèbre, depuis que Dieu créa le premier homme, ne naquit aucun roi de votre puissance parmi ceux qui croient en Dieu. Roi, la renommée qui court sur vous m’a amenée à votre cour pour vous servir et vous honorer, et je voudrai y demeurer le temps, si mon service vous agrée, d’y être fait nouveau chevalier de votre main et d’aucune autre, car si je ne le suis par vous, jamais je ne serai appelé chevalier. Si vous aimez mon service au point de daigner me faire chevalier, gardez-moi près de vous, noble roi, avec mes compagnons que voici. »
Le trajet du personnage est bien sûr la métaphore du déplacement qui s’opère à l’époque de Chrétien entre l’inspiration antique et l’inspiration arthurienne. Cette idée est d’ailleurs explicitée par Chrétien lui-même dans son prologue :
Cligès, vers 30 à 44, p. 291 à 292 : « Voici ce que nous ont appris nos livres : la Grèce fut, en chevalerie et en savoir, renommée la première, puis la vaillance vint à Rome avec la somme de la science, qui maintenant est venue en France. Dieu fasse qu’on l’y retienne assez pour que l’endroit lui sourie, et que jamais elle ne sorte de France, la gloire qui s’y est arrêtée. Dieu l’avait prêtée aux autres, car quant aux Grecs et aux Romains, le chapitre est clos désormais. On a cessé de parler d’eux, elle est éteinte, leur vive braise. »
Le trajet d’Alexandre : métaphore de l’évolution de l’œuvre de Chrétien
Ce transfert de la chevalerie d’Orient en Occident correspond aussi à une évolution de la propre création littéraire de Chrétien. Chrétien de Troyes a lui-même commencé par écrire des œuvres ovidiennes. Avant la Bretagne, l’Orient, (soit la Grèce et Rome confondues) et la matière antique avaient retenu son attention, comme le rappelle le prologue de Cligès :
Cligès, vers 2 à 8, p. 291 : « Celui qui traité d’Erec et Enide, mit les commandements d’Ovide et l’Art d’aimer en français, fit la Morsure de l’épaule, traita du roi Marc et d’Yseut la blonde, comme aussi de la métamorphose de la huppe, de l’hirondelle et du rossignol, se remet à un nouveau conte. »
Cligès est ainsi à la charnière entre deux temps de son œuvre : son inspiration antique et son nouveau centre d’intérêt pour la « matière de Bretagne », vers laquelle il s’est déjà tourné une fois avec Erec et Enide, et qu’il ne quittera plus. Alexandre devient ainsi le neveu par alliance du roi Arthur, et lorsqu’on retrouvera l’image mythique du Chevalier empli de Largesse, dans le prologue du Conte du Graal, ce sera à nouveau pour en souligner les lacunes :
p. 33 : « Ici Chrétien fait semence d’un roman qu’il commence et il le sème en si bon lieu que sans profit ce ne peut être. C’est qu’il le fait pour le plus noble qui soit en l’empire de Rome : le comte Philippe de Flandre qui vaut plus que valut Alexandre, dont on chante louange partout. Mais celui-ci n’approche pas du comte, car il est sauf de toutes faiblesses et tous vices qu’on trouvait amassés chez ce roi. »
B) De la « matière de Bretagne » à l’œuvre romanesque de Chrétien de Troyes
La « matière de Bretagne » : unité et « conjointure » des romans de Chrétien
L’art de Chrétien, comme il l’affirme dans le prologue d’Erec et Enide, tient selon lui essentiellement à « une mout bele conjointure ». Celle-ci joue en effet à deux niveaux : à l’intérieur de chaque roman, comme nous le verrons pour le Conte du Graal, mais aussi d’un roman à l’autre, soit à l’intérieur de l’œuvre envisagée dans sa globalité. Celle-ci est en tous points opposées aux défauts que Chrétien décèle chez ses rivaux :
Erec et Enide, vers 19 à 22, p. 61 : « Ce conte est celui d’Erec, le fils de Lac : devant rois et devant comtes, il est souvent corrompu et réduit à l’état de fragments par ceux qui content pour gagner leur vie. »
En effet, l’œuvre de Chrétien manifeste une grande unité, qui tient d’abord au cadre arthurien. Tout en s’inspirant des œuvres de Geoffroy de Monmouth et de Wace, il parvient, par cette construction narrative d’un cadre stable et attendu des lecteurs, à faire de son œuvre un véritable modèle littéraire du Moyen Age dans lequel ses successeurs ne cesseront de puiser, même si chaque auteur, à partir de ce canevas, donnera libre cours à sa propre liberté créatrice. Cette unité est d’abord une unité de temps, puisque tous ses romans se déroulent sous le règne d’Arthur, avec une relation toute particulière établie entre le Chevalier au Lion et le Chevalier de la Charrette auquel Chrétien fait référence au cours des aventures d’Yvain : vers 3689 à 3711, p. 833 à 834, vers 3895 à 3936, p. 840 à 841 et vers 4734 à 4739, p. 867. C’est aussi une unité de personnages. Si chaque œuvre est centrée sur un chevalier en particulier (Erec, Cligès dont on voit d’abord le père Alexandre, Yvain et Lancelot) ou deux dans le cas du Conte du Graal (Perceval et Gauvain), on retrouve dans chacun de ces textes les figures majeures de la cour arthurienne : le roi et la reine, Keu et son antithèse Gauvain. Enfin, l’unité de lieu participe également de cette « conjointure » qui donne à l’œuvre de Chrétien une unité si nouvelle au Moyen Age. Les cinq romans de Chrétien, Erec et Enide, Cligès, Le Chevalier de la Charrette, Le Chevalier au Lion et le Conte du Graal se déroulent en « Bretagne », c’est-à-dire en Grande Bretagne, à la cour du roi Arthur. Plusieurs nominations du lieu se retrouvent dans l’œuvre de Chrétien, qui choisit parfois le réalisme, comme dans Cligès :
Cligès, vers 16 et 17, p. 291 : « il vint de Grèce en Angleterre, qui s’appelait alors Bretagne »
et parfois le mythe, en le nommant royaume de Logres, comme c’est le cas dans le Chevalier de la Charrette lorsque le royaume de Logres s’oppose à celui de Gorre, ou dans le Conte du Graal, où il s’oppose à une autre image de l’Autre Monde, les terres de Galvoie. Ce nom, mal traduit par l’édition Folio dans laquelle il devient « Nogres », est d’ailleurs l’occasion pour Chrétien d’une rime qui assombrit cet univers autant qu’elle lui renforce sa dimension mythique : « le royaume de Logres qui fut jadis la terre des Ogres », reprise d’une des sources de la « matière de Bretagne, le Roman de Brut de Wace qui en faisait une terre de géants.
Au fil des romans de Chrétien, la géographie du royaume arthurien se précise. Il est composé de l’Angleterre, du pays de Galles, des Cornouailles, et d’Ecosse : bref, tous les territoires celtiques, et l’héritage celte se fera également sentir dans les références mythologiques du passage de l’eau, de la couleur blanche, ou, plus obscurément, du Graal. Même la petite Bretagne apparaît dans cet univers. On la retrouve dans Erec et Enide ou dans le Chevalier au Lion, sans que Chrétien sente le besoin de rendre son récit réaliste en montrant les chevaliers traversant la mer pour rejoindre Nantes et la « forêt aventureuse » de Brocéliande. Seul Alexandre dans Cligès franchit la mer, mais c’est plus parce que cet épisode permet à Chrétien une réécriture de la naissance de l’amour entre Tristan et Iseult qui devient ici Soredamor.
Chrétien et ses sources : héritages et transformations
Les échos aux sources
Les allusions aux sources abondent dans les prologues de Chrétien, qui se place sous l’autorité de textes antérieurs aux siens. Dans le Conte du Graal, il invoque un « livre » que lui aurait remis son commanditaire, Philippe de Flandre. Mais on n’a pas retrouvé la trace d’une version écrite plus ancienne que celle de Chrétien et traitant du même sujet. Ce livre a-t-il bel et bien existé ? La question est d’autant plus permise que l’allusion dans un prologue à une source écrite relève du topos littéraire au Moyen-Age. Le renvoi à une source est un argument d’autorité, une manière de persuader les lecteurs, ou les auditeurs, de la vérité du récit qu’on s’apprête à faire, une manière de capter son attention au seuil du livre. Cette question des sources écrites apparaît d’ailleurs dans d’autres prologues de Chrétien :
Cligès, vers 18 à 29 : « ceste estoire trovons escrite », « li livres est mout anciens »
Il est en par contre très vraisemblable que Chrétien connaisse Geoffroy de Monmouth ou Wace. Ce dernier insère adopte une perspective lignagère en insérant Artur dans une dynastie qui remonte à Enée et se continue après lui. On trouve une trace de cette origine du royaume arthurien dans le Conte du Graal, à travers les propos de la mère de Perceval :
p. 42 : « Quand mourut Uterpandragon, père du bon roi Arthur, les gentilshommes furent détruits. Les terres furent dérobées. S’enfuirent tous les pauvres gens comme ils pouvaient. Ne sachant où s’enfuir, votre père en litière se fit conduire dans la Gaste Forêt où il possédait ce manoir. »
du nautonier sur l’origine du château des Reines :
p. 181-182 : « Nous avons des dames âgées qui n’ont ni maris ni seigneurs. Elles furent chassées par injustice de leurs terres et de leurs honneurs. Et nous avons des orphelines qui suivent les deux reines, lesquelles les tiennent à grand honneur. Tous ceux qui vont et viennent dans le palais s’attendent à un grand miracle qui n’adviendra sûrement pas. Ils espèrent l’arrivée d’un chevalier qui les protègera, qui remettra les dames dans leurs honneurs, donnera des maris aux filles et chevalerie aux écuyers. »
ou de Guiromelan :
p. 207 : « Elle est sa mère, vraiment, sire. Quand Uterpandragon, son père, fut enterré, la reine Ygerne vint ici, en apportant tout son trésor. Elle bâtit ce château sur cette riche terre, et le palais que je vous ai entendu dire. »
Cependant, Chrétien modifie considérablement ces sources : Uterpandragon n’apparaît que très peu et Merlin n’intervient pas du tout dans ses récits. C’est qu’avec lui, le centre de gravité des romans arthurien s’est déplacé d’Arthur vers ses chevaliers.
Des exploits du roi Arthur à ceux de ses chevaliers : le mythe arthurien relu à la lumière de la société féodale du XIIème siècle
Comme l’a montré Danielle Quéruel dans l’article « Le roi qui fet les chevaliers : du mythe celtique au roman arthurien », une même structure peut se reconnaître dans la plupart des romans de Chrétien : un héros, en quête de reconnaissance arthurienne, accomplit exploits et prouesses avant d’être intégré à la cour par l’accolement de Gauvain. C’est le cas pour Erec, lors de son combat contre Keu, Alexandre, Cligès, Yvain lors de son combat pour la Pucelle que sa sœur aînée veut déshériter, Lancelot, qui n’est pas nommé avant d’être reconnu par la reine, Perceval. Ce n’est donc plus Arthur, que Wace présentait comme un héros digne d’Alexandre, qui est au cœur de l’action. Dans l’ensemble des romans de Chrétien, il ne participe à aucun combat ni à aucun tournoi. Bien sûr, il mène une chasse merveilleuse au cerf blanc dans Erec et Enide, et il dirige la guerre contre le comte félon Engrès dans Cligès, mais ce sont ses chevaliers, et en particulier Alexandre, qui combattent pour lui. En cela, Chrétien comble le manque laissé par Wace, qui, tout en les mentionnant, laisse de côté les aventures merveilleuses accomplies par les chevaliers de la Table Ronde pendant les douze années de paix qui suivent le couronnement d’Arthur. La cour arthurienne est désormais une toile de fond, brillante et récurrente, que retrouvent les héros à des dates symboliques : l’Ascension, Pentecôte, Pâques, mais qui n’est plus qu’une étape dans leurs aventures, à l’image de Perceval qui ne retrouve Arthur que pour le quitter à nouveau, lancé par la Demoiselle Hideuse à la quête du Graal. Si Chrétien reprend des modèles littéraires antérieurs, il les transpose et les transforme. Ainsi en va-t-il de la « matière de Bretagne » et de ses mythes d’origines celtiques, qu’il adapte à la réalité du système féodal sur XIIème siècle.
L’importance grandissante que prennent les chevaliers qui gravitent autour d’Arthur est souligné à plusieurs reprises dans les romans de Chrétien, et plus particulièrement dans le Chevalier de la Charrette et le Conte du Graal. Certes Arthur est toujours une figure de paix et de justice. Le charbonnier apprend ainsi à Perceval sa victoire contre un roi ennemi :
p. 50 : « Le roi Arthur avec toute son armée a combattu Rion, le roi des Iles, qui fut vaincu. »
Et il reste garant de droit et de la justice, notamment vis-à-vis des femmes, comme le rappelle Gauvain à Gréorréas :
p. 172 : « Pourtant tu savais bien qu’au royaume du roi Arthur, les pucelles sont protégées. Le roi leur donne son secours : il les garde et il les assure. Je ne peux ni penser ni croire que tu me haïsses pour cette rigueur, et que tu m’en demandes vengeance. J’ai agi par loyale justice, qui est établie et respectée par toute la terre du roi. »
Mais il apparaît aussi impuissant devant Méléagant qui enlève la reine et retient les habitants de Logres en prison que devant le Chevalier Vermeil qui conteste sa souveraineté :
p. 51 : « Le pire ennemi que j’aie, celui-là qui me hait le plus, est venu ici pour me contester mon royaume. Il assure qu’il s’en emparera que je le veuille ou non. C’est le Chevalier Vermeil de la forêt de Quinqueroi. »
Ce sont à ses chevaliers de rétablir son autorité : Perceval ou Lancelot, encore celui-ci ne lui rend-il la reine que pour symboliquement l’en priver puisqu’il est désormais son amant. La tristesse d’Arthur à l’ouverture du Conte du Graal est symbolique de cette ascension des chevaliers par rapport à la figure du roi : le charbonnier n’informe-t-il pas Perceval p. 50 qu’ « il est triste car l’ont quitté ses compagnons et sont partis en leurs châteaux. Le roi en a un grand chagrin. »
Le symbole même de la renommée d’Arthur dans Cligès, « le roi qui fait les chevaliers » semble mis à mal dans le Conte du Graal. Comme Alexandre, Perceval se rend à la cour pour être adoubé, mais il ne le sera que par Gornemant qui s’étonne d’ailleurs que cette fonction soit encore remplie par le roi :
p. 59 : « Le roi m’y a fait chevalier, Dieu lui donne bonne aventure !
Chevalier ? Je ne pensais pas qu’en ces temps-ci il se souvînt de chevalerie. »
Plus loin, ce sera à Gauvain d’adouber les cinq cents écuyers du Château des Reines qui n’avaient pu l’être, faute de seigneur. Si Arthur chez Chrétien n’est plus un glorieux chef d’armée, et s’il ne remplit plus ses fonctions de souverain, que lui reste-t-il ?
C) Entre mythe arthurien, légendes celtiques et imaginaire chrétien : le merveilleux dans le Conte du Graal
Tout en s’appuyant sur des sources établies, Chrétien parvient, par la liberté qu’il prend, à leur donner une forme et une signification nouvelles et à leur conférer le statut de mythe et de véritable modèle littéraire.
C’est tout particulièrement le cas dans le Conte du Graal avec le thème du merveilleux. Chrétien s’appuie sur une tradition de la « matière de Bretagne », que l’on retrouve également dans les Lais de Marie de France, par exemple. Ainsi, les légendes celtiques font de la forêt un lieu ambivalent, où l’on rencontre des figures tantôt dangereuses, tantôt positives, comme le charbonnier du Conte du Graal ou surtout l’ermite, figure que Chrétien introduit dans le roman arthurien à partir du Chevalier au Lion et qui est appelée à connaître une grande fortune littéraire dans les romans en prose. On le retrouvera ainsi de façon quasi systématique dans la Quête du Saint Graal. La question du merveilleux a ainsi notamment été analysée par Paule Le Rider dans Le chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes , chap. XI : « Gauvain au pays d’où l’on ne revient pas », et Michelle Szkilnik, Perceval ou le Roman du Graal de Chrétien de Troyes, Chap. VII : « Merveilles de l’Autre Monde »
L’eau : une frontière merveilleuse issue de la mythologie celtique
La dette de Chrétien à l’égard du merveilleux celtique s’exprime surtout à travers le motif du passage de l’eau. Certes, il peut d’abord être interprété de manière historique : les châteaux forts sont situés pour des raisons d’approvisionnement et de défense à proximité de voies navigables ou de la mer. C’est d’ailleurs grâce à la proximité de la mer que le château de Blanchefleur est miraculeusement ravitaillé par un bateau échoué. Mais cette interprétation historique ne supprime pas une interprétation symbolique, comme l’a montré Michelle Szilnik dans Perceval ou le Roman du Graal de Chrétien de Troyes. Les commentaires qui suivent s’appuient sur ses analyses.
Une frontière vers la merveille et l’Autre Monde
Le passage de l’eau signale l’intrusion de la merveille, et l’entrée dans un autre monde. En cela, Chrétien s’appuie sur la mythologie celtique selon laquelle l’eau est associée aux fées. Lancelot du Lac n’a-t-il pas d’ailleurs été élevé par une fée, comme le précise Chrétien dans le Chevalier de la Charrette. C’est ainsi que la Mauvaise Pucelle peut apparaître liée à la merveille par ses apparitions et disparitions sont liées à l’eau : elle apparaît à Gauvain près d’une rivière, et disparaît comme par enchantement dans une nef mystérieuse :
p. 173 : « Il revient à la pucelle qui s’était embarquée, mais il ne la retrouve pas, ni elle ni son bateau. Et il est tout désappointé qu’elle soit ainsi disparue, sans savoir ce qu’elle est devenue. »
Il en va de même pour les deux châteaux mystérieux que propose le Conte du Graal et qui sont symétriquement liés à la présence de l’eau :
– C’est le cas du Château des Reines, dont la valeur mythique est soulignée par la présence d’une rivière infranchissable :
p. 174 : « Ainsi chevauche le roussin par les grandes forêts désertes, puis on arrive en terrain plat, près d’une rivière profonde, et si large que nulle fronde, nul mangonneau, nulle pierrière, n’eût lancé outre la rivière ni trait d’arbalète ni plomb. De l’autre côté de la rivière s’élève un beau château de majestueuse ordonnance, et d’apparence forte et riche »
– C’est le cas également du Château du Roi Pêcheur :
p. 88 : « Il priait toujours quand, descendant d’une colline, il parvient à une rivière. L’eau en est rapide et profonde. Il n’ose s’y aventurer. « Seigneur, s’écrit-il, si je pouvais passer cette eau, je crois que je retrouverais ma mère si elle est encore en ce monde ! » Il a longé la rive. Approche d’un rocher entouré d’eau qui lui interdit le passage. »
Le lieu « d’où nul chevalier ne revient »
L’eau est ainsi la frontière qui marque l’entrée dans un lieu « d’où nul chevalier ne revient », motif celtique qui apparaît à plusieurs reprises dans le parcours de Gauvain :
p. 161 : « Aucun chevalier n’en revient, qu’il aille par champs ou par voie : c’est la frontière de Galvoie que personne ne peut passer avec l’espoir d’en retourner. »
On retrouve cette idée dans les paroles mêmes de l’Orgueilleux du passage à l’étroite voie :
p. 199 : « aucun chevalier né de mère ne passe les portes de Galvoie s’il se trouve que je le voie, et qu’à ma main je le rencontre. »
A deux reprises le Conte du Graal développe l’image d’une frontière aquatique qui sépare le monde des hommes et celui de la Merveille, et plus précisément encore, celui des vivants et celui des morts. N’est-ce pas sur l’autre rive de cette rivière infranchissable que Perceval pense pouvoir retrouver sa mère, qui pourtant est déjà morte, même s’il l’ignore. Mais cette frontière aquatique et symbolique, Perceval ne la franchira pas, à la différence de Gauvain qui, une fois passé dans la barque d’un nautonier qui évoque Charon, le passeur mythique du fleuve des Enfers, retrouvera, lui, sa mère et son aïeule dont le texte nous indique pourtant clairement qu’elles sont décédées :
p. 207 : « Foi que je dois à Dieu Puissant, le roi Arthur, à mon avis, n’a plus, depuis longtemps, sa mère. Il a bien soixante ans passés, à ce que je crois, et davantage. »
puis :
« Gauvain, beau sire, je le connais bien ! J’ose dire que ce Gauvain n’a plus sa mère depuis vingt ans passés au moins. »
C’était d’ailleurs le cas de Lancelot dans le Chevalier de la Charrette qui découvre, de l’autre côté de l’eau, au royaume de Gorre, autre image de l’Au-delà, le cimetière futur et sa propre tombe. Cette géographie mythique est très largement conforme aux mythologies celtiques, dont on trouve également l’image dans les Lais de Marie de France.
Un Autre Monde conforme aux mythologies celtiques
L’Autre Monde est tout d’abord un univers marqué par la richesse. Ils sont bien situés, sur des places fortes qu’enrichit la présence de l’eau. Ils ont été bâtis avec des matériaux précieux qui suscitent l’admiration du héros et les richesses qu’ils contiennent sont encore plus étonnantes :
– monumentale cheminée dans le château du roi Pêcheur :
p. 90 : « Au milieu de quatre colonnes, devant lui brûle un clair grand feu. Si grand que quatre cents hommes au moins auraient pu se chauffer autour sans que la place leur manquât. Les hautes et solides colonnes qui soutenaient la cheminée étaient œuvres d’airain massif. »
– Ce n’est pas seulement la vue qui est comblée : tous les besoins du chevalier de passage y sont satisfaits : les visiteurs se voient offrir de chauds et précieux manteaux :
p. 89 : « Deux valets ôtent son armure, un autre emmène son cheval, lui donner avoine et fourrage ; le dernier vient au cavalier et lui recouvre les épaules d’un manteau de fin écarlate neuf et brillant. »
p. 189 : « Ce manteau était doublé d’une zibeline plus noire que mûre, et l’étoffe était d’écarlate rouge vermeille. »
p. 197 : « Le lendemain, à son réveil, on lui fit apprêter une robe d’hermine et de soie. »
– Enfin, un repas d’un raffinement et d’une abondance extraordinaire assouvit leur appétit.
p. 93-94 : « Sur ces tréteaux les valets ont posé la nappe. Que dirai-je de cette nappe ? Jamais légat ni cardinal ni pape ne mangea sur une nappe plus blanche ! Le premier plat est une hanche de cerf, bien poivrée et cuite dans sa graisse. Boivent vin clair et vin râpé servi dedans des coupes d’or. C’est sur un tailloir en argent que le valet tranche la hanche et en dispose chaque pièce sur un large gâteau.
[...] On lui sert à profusion viandes et vins les plus choisis, les plus plaisants qui sont d’ordinaire sur la table des rois, des comtes, des empereurs.
Quand le repas fut terminé, le prudhomme retint son hôte à veiller pendant que les valets apprêtaient les lits et les fruits. On leur offrit dates, figues et noix-muscades, grenades, girofles, éluctaire pour terminer, et encore pâte au gingembre d’Alexandrie et gelée d’aromates.
Ils burent ensuite de plusieurs breuvages : vin au piment sans miel ni poivre, bon vin de mûre et clair sirop.
Le Gallois s’émerveille de tant de bonnes choses qu’il n’avait jamais goûtées. »
p. 196 : « Les écuyers servirent aussi joyeusement ce repas. [...] deux furent à genoux devant leur sire, l’un taillait les aliments, et l’autre qui servait à boire. Le repas ne fut pas court ; il dura plus que l’un des jours d’alentour de la Trinité. La nuit était dehors laide et obscure, mais beaucoup de torches furent brûlées avant la fin de ce repas. En mangeant on parla beaucoup et l’on dansa force rondes et caroles. »
Ces palais magnifiques ne sont pas fondamentalement différents des châteaux ordinaires, ceux d’Arthur ou celui de Gornemant. Tout y est simplement plus grand, plus précieux, plus beau, plus abondant, conformément aux mythologies celtiques.
Ce sont également des lieux marqués par la merveille.
– Ainsi, la lumière dans laquelle baigne la grande salle du château du Roi Pêcheur ne peut s’expliquer de façon naturelle, surtout lorsque survient le Graal. Sa blancheur éclatante est un signe celtique du merveilleux :
p. 92 : « Telle clarté font les flambeaux qu’on ne pourrait trouver au monde un hôtel plus illuminé ! [...] Deux valets s’en viennent alors, tenant en main des chandeliers d’or fin œuvré en nielle. Très beaux hommes étaient ces valets qui portaient les chandeliers. En chaque chandelier brûlaient dix chandelles à tout le moins. Une demoiselle très belle, et élancée et bien parée qui avec les valets venaient, tenait un graal entre ses mains. Quand en salle elle fut entrée avec le Graal qu’elle tenait, une si grande lumière en vint que les chandelles en perdirent leur clarté comme les étoiles quand se lève le soleil ou la lune. »
– De mystérieuses défenses protègent le château des Reines :
p. 181 : « Sire, il est très bien gardé. Cinq cents arcs ou arbalètes sont toujours prêts à tirer. Si quelqu’un tentait l’escalade, ces armes ne cesseraient pas de tirer et elles n’en seraient jamais lasses, car elles sont installées dans ce but. [...] Un clerc savant d’astronomie que la reine y amena, a installé dans ce palais de si merveilleuses machines que jamais vous n’en vîtes de pareilles. »
p. 187 : « Dès qu’il se fut assis, les cordes firent un grand bruit : toutes les clochettes sonnèrent, à travers le palais tonnèrent ! Aussitôt, les fenêtres s’ouvrent et les merveilles se découvrent ! Et les enchantements paraissent ! Par les fenêtres s’éjectèrent carreaux d’arbalètes et flèches, dont plus de sept cents virent frapper messire Gauvain sur son bouclier. Il ne savait qui le frappait. Car l’enchantement était tel que personne ne pouvait voir de quel endroit venait le tir ni où se cachaient les archers. »
– Le château du Graal d’ailleurs semble même apparaître fort mystérieusement :
p. 89 : « Pousse son cheval par la brèche jusqu’au sommet de la colline. Il regarde au loin devant lui mais ne voit rien que ciel et terre. [...] A peine a-t-il ainsi parlé qu’il aperçoit en un vallon la pointe d’une tour. De ce lieu-ci jusqu’à Beyrouth on n’eût point trouvé une tour si bien plantée ! Oui, c’était une tour carrée de pierre bise et dex tourelle. »
– Enfin, le nautonnier précise qu’autour du château des Reines s’étend un espace indéfini qui est lui aussi sous l’influence du merveilleux :
p. 179 : « Ce ne serait pas votre bien que de rester sur ce rivage car c’est une terre sauvage où se passent des choses étranges »
Cependant, malgré ses richesses et ses merveilles, l’Autre Monde est surtout un monde en attente. Le château du Graal et le château des Reines apparaissent comme symétriques l’un de l’autre : le premier dirigé par des hommes (le sage roi Pêcheur, infirme, et son père, malade), le second par des femmes (une reine, sa fille, également reine, et la dernière, Clarissant). Ainsi, les rois du château du Graal, infirmes ou malades, paraissent tout aussi impuissants que les reines, prisonnières de leur palais merveilleux. Tous ne sont entourés que de « valets », terme qui normalement désigne habituellement un jeune garçon, une sorte de page dans l’attente d’être adoubé. Mais l’univers est perturbé puisque, dans le château des reines notamment, Chrétien utilise ce terme en l’appliquant à des vieillards : ni dans le château du Graal ni dans celui des Reines il n’y a un chevalier pour pouvoir le faire. Les habitants du château des reines, comme ceux du château du Graal, attendent un chevalier qui redonnera santé et vigueur aux rois et à leur terres, qui adoubera les valets et mariera les pucelles :
p. 99 : « Ah, malheureux Perceval, tu as connu male aventure de n’avoir jamais demandé cela qui eût fait tant de bien à ce bon roi qui est blessé ! Bien vite il aurait retrouvé usage des membres et de sa terre. Si grand bien en fut advenu. »
p. 121 : « Il fallait poser la question : le Roi Pêcheur à triste vie eût été guéri de sa plaie ; posséderait en paix sa terre dont plus jamais il ne tiendra même un lambeau »
p. 182 : « Tous ceux qui vont et viennent dans le palais s’attendent à un grand miracle qui n’adviendra sûrement pas. Ils espèrent l’arrivée d’un chevalier qui les protègera, qui remettra les dames dans leur honneurs, donnera des maris aux filles et chevalerie aux écuyers. Mais la mer se prendrait en glace plutôt qu’un chevalier entre au palais qui serait tel qu’on l’exige : beau et sage et sans convoitise, preu et hardi, franc et loyal, sans vilenie ni aucun mal. Si tel il nous en arrivait, il pourrait tenir ce château, il rendrait aux dames leurs terres, éteindrait de mortelles guerres. Les jeunes filles il marierait, et les garçons adouberait. Il éteindrait sans rémission les enchantements du palais. »
Chaque fois, le héros est attendu comme un sauveur : ce sera l’échec pour Perceval et la réussite pour Gauvain. Si riches et si merveilleux qu’ils paraissent, ces deux mondes souffrent également d’un manque que seul le chevalier élu pourra combler. Si Autre Monde il y a, le Conte du Graal exhibe ses malheurs plus qu’il n’en montre la supériorité sur le monde arthurien. En cela, le roman se range dans la tradition celtique qui imagine un monde surnaturel jalousant le monde réel (cf. Mythe de Mélusine). Ce que les habitants de l’Autre Monde semblent envier à celui-ci, c’est la vie qui l’anime. Car l’Autre Monde est mort : il est frappé de stérilité (à l’image de la blessure aux jambes du roi Pêcheur) et le temps ne s’y écoule plus (comme au château des Reines). Le passage de l’eau symbolise d’ailleurs cette entrée dans le royaume des morts.
Cependant, Chrétien ne se limite pas à aux sources celtiques de la « matière de Bretagne ». Le Château des Reines peut également être interprété comme une image de la Jérusalem céleste.
– Le Château des Reines, peut, par ses présences féminines, évoquer les fées des légendes celtiques, mais la description qu’en fait Chrétien ne peut manquer de rappeler aux clercs une image de la Jérusalem céleste, dont l’éclat « était semblable à celui d’une pierre très précieuse, d’une pierre de jaspe transparente comme du cristal. »
p. 184 : « ils arrivent au palais dont l’entrée était très haute, et les portes riches et belles. Même les gonds et les charnières étaient d’or fin, nous disent les histoires ! L’une des portes était d’ivoire, bien ciselée sur sa surface ; l’autre porte de bois d’ébène, de la même façon ornée. Chacune bien enluminée d’or et de pierres précieuses. Le pavé du palais était de diverses couleurs : vert, rouge, bleu et violet, bien ajusté et bien poli. »
– Les visages y sont auréolés de gloire :
p. 189 : « Ses cheveux étaient cerclés d’or, et ils étaient dorés autant que l’or et davantage. Son visage était blanc et la nature l’enluminait d’une couleur vermeille et pure. »
– Les demoiselles paraissent des figures immobiles plongées dans une muette contemplation, attitude bien différente des dames de Tintagel :
p. 175 : « Il offre bien cinq cents fenêtres ouvertes, qui sont toutes garnies de dames et de demoiselles, en train de regarder devant leurs yeux les prés et les vergers fleuris. »
– On retrouve d’ailleurs dans les propos du nautonier des paroles de la Bible : Apocalypse 21-27 et 21-8 : « il n’y entrera rien de souillé, ni personne qui s’adonne à l’abomination et au mensonge » et elle est interdite « aux lâches, aux incrédules, aux meurtriers et à tous les menteurs » :
p.181 : « Nul chevalier n’y peut entrer, et y rester sain et vivant plus de temps qu’il n’en faut pour galoper une lieue, s’il est cupide ou s’il a tel vilain défaut comme tromperie ou lésine. Ni lâche ni traître n’y dure, et non plus félon ni parjure. » / « un chevalier entre au palais qui serait tel qu’on l’exige : beau et sage et sans convoitise, preu et hardi, franc et loyal, sans vilenie ni aucun mal. »
– C’est une Trinité qui règne sur cet extraordinaire royaume : la grand-mère, la fille et la petite-fille.
– Enfin, c’est un lieu où règne le bonheur qui va peu à peu influencer Gauvain :
p. 195 : « Dame, dit-il, je vous crois, car avant que je ne vous voie, tout me venait indifférent, tant j’avais de colère et de peine. Mais à présent je suis heureux, plus que je pourrai jamais l’être. »
On voit donc que Chrétien prend des libertés avec ses sources. Cette pratique, qui fait de son œuvre un nouveau modèle du Moyen Age est encore plus nette dans d’autres passages.
Chrétien transforme ses sources
Les jeux avec le cliché
A plusieurs reprises, Chrétien reprend le code symbolique des couleurs du folklore celtique. Ainsi en va-t-il de la chasse de Gauvain. C’est une thème qui ouvre traditionnellement sur le merveilleux, surtout quand l’animal chassé est blanc. C’est le cas par exemple dans le Lai de Guigemar de Marie de France. Mais ici Chrétien joue avec les clichés. Il utilise un motif qui laisse attendre l’apparition de la merveille, mais la chasse de Gauvain ne débouche sur rien. Les codes de la couleur ne sont plus exclusivement soumis aux sources celtiques, mais deviennent pour Chrétien l’occasion de sourire de son personnage.
De même, le motif du lieu « d’où nul chevalier ne revient » n’est pas toujours synonyme d’entrée dans l’Autre Monde. Il peut s’agir très, et c’est le cas très souvent, d’un lieu périlleux où quiconque s’aventure affronte une mort quasi certaine. Lorsque Chrétien écrit dans Yvain que nul chevalier avant le piteux Calogrenant et le glorieux Yvain n’était revenu de la fontaine merveilleuse, il indique un danger de mort. Il n’indique nullement que celui-ci va pénétrer dans l’au-delà. Il en va de même pour la Joie de la Cour dans Erec : c’est un risque de mort qu’affronte Erec à travers le chevalier merveilleusement grand. Il en va de même dans le Conte du Graal à propos du Gué Périlleux, ce que nous montrent bien les paroles des dames du Château des Reines :
p. 201 : « La mauvaise femme le conduit et l’entraîne, la méprisable, là d’où nul vaillant ne revient ! »
C’est là un exploit chevaleresque :
p. 202 : « Ici est le Gué Périlleux, que nul s’il n’est trop téméraire, n’ose essayer pour nulle affaire. »
p. 202 : « Gauvain mène son cheval au bord de la falaise ; il voit l’eau profonde courir, et l’autre rive haute et abrupte. Mais la rivière est étroite. Quand Gauvain s’en est rendu compte, il a pensé que son cheval a sauté des fossés plus larges. Il sait avoir entendu dire par plusieurs personnes que celui qui saurait passer l’eau profonde du Gué Périlleux aurait le prix sur tout le monde. »
p. 204 : « Ami, tu viens de faire une prouesse qu’aucun chevalier n’osa faire. Puisque tu l’as osée, tu seras prisé et loué par le monde, comme tout courage l’a mérité. C’est montrer une belle hardiesse que sauter le Gué Périlleux, car sache bien véritablement que nul chevalier n’en sortit. »
Le merveilleux celtique soumis aux exigences narratives
Si Chrétien puise dans les mythologies celtiques, il lui confère une fonction narrative et va jusqu’à transformer le mythe pour les besoins de son récit.
Ainsi en va-t-il de la Méchante Pucelle et de l’eau dans la « partie Gauvain ». Les trois franchissement d’une rivière correspondent en effet à une progression.
Lors du premier passage, pour amener son palefroi à l’Orgueilleuse de Logres, Gauvain court courir le risque le plus grave qui soit pour un chevalier : celui de se trouver sans monture. Mais progressivement, Gauvain parvient à se détacher de l’emprise de la Pucelle : alors qu’elle l’invitait à monter dans sa nef pour passer le fleuve, toujours sans son cheval, mais avec le roussin, tandis que le neveu de Gréorréas chevauche le Gringalet. Chrétien nous laisse pressentir la perfidie de cette proposition :
p. 175 : « La demoiselle s’est embarquée, le cœur empli de trahison, elle attire son palefroi comme elle l’a fait maintes fois.
« Vassal, dit-elle, descendez, et embarquez-vous avez moi, sans oublier votre roussin qui est plus maigre qu’un poussin. Vous détacherez ce chaland. Si vous ne passez la rivière, on devra vous enterrer, ou vous jeter à l’eau. »
Cependant, Gauvain ne songe pas à fuir, et il traversera le fleuve dans la barque loyale du nautonier, et avec son cheval.
C’est enfin une dernière fois le cas lorsque la Pucelle invite Gauvain à traverser le Gué Périlleux. Mais Chrétien indique une progression du héros dans la manière dont on lui fait franchir la barrière d’eau :
- la 1ère fois sur un pont et sans son cheval
- la 2ème fois sur une barque, avec son cheval
- la 3ème fois au-dessus, avec son cheval. Et si Gauvain tombe dans l’eau lors de son premier passage au-dessus du Gué Périlleux, il refuse pour son retour les indications de pont que lui donne Guiromelant :
p. 211 : « Guiromelan propose alors : « Je vais te conduire au meilleur pont du monde. Rapide est ici l’eau trop profonde. Rien qui vive n’y peut passer, ni sauter jusqu’à l’autre rive. »
Et sire Gauvain lui répond : « Je n’y cherche ni gué ni pont, quoi qu’il me puisse en advenir, car la demoiselle félone m’accuserait de couardise. Je vérifierai sa promesse et m’en irai tout droit vers elle. »
Il pique, et le destrier saute ! Il franchit l’eau facilement et il n’y eut pas d’incident. »
Peut-être Chrétien permet-il ici à Gauvain de rattraper par ces victoires successives son échec lors du passage du « Pont sous l’eau » dans le Chevalier de la Charrette, alors que Lancelot lui était parvenu à s’illustrer en traversant le « Pont de l’Epée ».
Ainsi en va-t-il du traitement de la couleur. Si la blancheur reste essentielle dans la construction narrative du Conte (Blanchefleur, luminosité du Graal), c’est désormais la couleur vermeille qui joue un rôle central dans la « conjointure » romanesque de Chrétien. Perceval conquiert les armes du Chevalier Vermeil, qu’il devient à son tour. Cette association entre Perceval et la couleur vermeil est si importante qu’on la retrouve dans tous les manuscrits enluminés du Conte : la couleur rouge est associée tout au long du récit au personnage de Perceval et les enluminures reprennent cette association. On peut d’ailleurs remarquer que lors de la première rencontre avec les chevaliers, l’habit de Gallois de Perceval est déjà rouge dans les enluminures. Cette couleur lui sera à nouveau associée lors de la contemplation des trois gouttes de sang. Le vermeil permet ainsi à Chrétien de jouer sur des effets d’écho et d’anticipation, puisqu’il rappelle la beauté du visage de Blanchefleur, longuement décrit :
p. 111 : « c’est bien ainsi qu’il voyait sur le visage de sa mie, la vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang qui sur la neige paraissaient. »
Mais ce motif des gouttes de sang sur la neige ne peut vraiment se comprendre que rattaché à l’ensemble du roman. La couleur vermeil jalonne en effet la série discontinue où le chevalier rencontre le merveilleux. Tout d’abord, les trois gouttes de sang : chiffre symbolique rappelant la Trinité et, de ce fait, connotant souvent l’entrée dans un Autre Monde, celui de la merveille et du temps suspendu. Plus important encore, cette image renvoie à la scène du cortège du Graal, où on a en effet une « blanche lance » sur laquelle coule une « goutte vermeille » p. 92. Finalement, la couleur vermeil devient synonyme autant que rime de la « merveille », celle du château mystérieux qu’est le château du Graal :
p
. 92 : « Coulait une goutte de sang de la pointe du fer de lance et jusqu’à la main du valet coulait cette goutte vermeille. Le jeune hôte voit la merveille. »
Cette symbolique de la couleur vermeille se retrouve d’ailleurs également dans la « partie Gauvain », comme l’a d’ailleurs montré Romaine Wolf-Bonvin dans « Gauvain et la Demoiselle aux Petites Manches : l’enfance de l’aventure ». Comme Perceval, le neveu du roi Arthur est associé à cette couleur dès la première péripétie qu’il rencontre, lors de l’épisode de Tintagel. En effet, il reçoit de la Pucelle aux Petites Manches, pour son combat singulier contre Mélian de Liz, une manche taillée à partir d’« « une pièce de soie vermeille dans laquelle on tailla une manche fort longue et large. » (p. 137). Là encore, cette couleur annonce la merveille : les allusions à la manche de la Pucelle et à sa « soie vermeille » ne manqueront pas pendant le séjour de Gauvain :
– Le château des Reines, dont Guiromelan apprend le nom à Gauvain, est précisément relié à cette couleur :
p. 209 : « Je vous en récompenserai en vous disant, comme vous me l’avez demandé, le nom de cette ville forte qui est à moi. Elle s’appelle la Roche Canguin. On y vend et l’on y achète de riches draps rouges et verts qu’on y tisse en bel écarlate. »
Il y a à la fois une traduction maladroite, et un contresens (comment le Château des Reines peut-il être à Grinomalant ?)
Il faut traduire en réalité :
« Pour vous récompenser, je vais vous dire le nom de ce château, comme vous me l’avez demandé. Ce château, apprenez-le, s’appelle la Roche du Champguin. On y teint maintes bonnes étoffes vermeille et rouge vif ainsi que du tissu d’écarlate ; on y en vend et y en achète beaucoup. »
– Le lit de la Merveille est recouvert d’une « courtepointe de soie » p. 184
– La figure de Clarissant : « Son visage était blanc et la nature l’enluminait d’une couleur vermeille et pure. » p. 189
– Le manteau qu’on offre à Gauvain après sa victoire lors de l’épreuve du Lit de la Merveille : « Ce manteau était doublé une zibeline plus noire que mûre, et l’étoffe était d’écarlate rouge vermeille » p. 189
Ces vêtements dont on revêt Gauvain au château des Reines évoquent d’ailleurs curieusement ceux que porte le Roi Pêcheur, permettant ainsi de renforcer l’unité des deux châteaux mystérieux :
p. 90 : « Il est coiffé d’un chaperon de zibeline aussi noire que mûre. S’enroule autour du chaperon une étoffe de pourpre. De mêmes matières et couleurs étaient faite la robe du pruhomme. »
Le travail sur les couleurs, qui jalonne l’ensemble du Conte du Graal permet ainsi à Chrétien de souligner l’apparition de la merveille autant que l’élection des deux héros qui, selon des modalités différentes, deviennent à leur tour des « chevaliers vermeils », destinés à pénétrer l’Autre Monde, et les châteaux mystérieux.
De la merveille à l’onirisme
Chrétien apporte un traitement spécifique aux données traditionnelles. Sa particularité est de laisser certains éléments de son récit qui empêche le lecteur de classer tel ou tel épisode dans la réalité habituelle tout aussi bien que dans la féerie pure. L’apparition du Château du Graal à Perceval est ainsi évoquée sur le mode de l’hallucination :
p. 89 : « A peine a-t-il parlé qu’il aperçoit en un vallon la pointe d’une tour »
Les mots de Chrétien soulignent encore plus cette dimension onirique :
« Lors vit devant lui an un val le chief d’une tor qui parut. »
Bien sûr, on peut rapprocher cette apparition de celle du château de Gorneman :
p. 58 : « Il longe la rive et de l’autre côté aperçoit une colline baignée par la rivière et portant un château très riche et très fort dont les tours semblent naître du roc lui-même. »
La traduction peut prêter à confusion et là encore il faut revenir au texte de Chrétien :
« et vit les torz del chastel nestre, qu’avis li fu qu’eles nessoient et que fors del chastel issoient. »
Cependant une différence sépare irréductiblement la réalité du château de Gorneman de l’onirisme de celui du Graal : l’apparition des tours de Gorneman est liée au déplacement de Perceval dans l’espace, tandis que le château du Graal apparaît au jeune homme arrêté. On est bien dans le rêve et la féerie. Dès le lendemain, au réveil, Perceval ne trouvera plus qu’un château vide : la merveille semble s’être dissipée comme un rêve, ou comme une illusion, phénomène qui n’est pas sans rappeler les deux lions qui attendent Lancelot de l’autre côté du Pont de l’Epée, et qui disparaîtront une fois l’épreuve passée.
Entre mystère et merveilleux
Si le Lit de la Merveille est plutôt conforme au merveilleux traditionnel de la « matière de Bretagne », la merveille du cortège du Graal semble plutôt liée à l’étrange. Seule la Lance qui saigne est proprement merveilleuse (alliance entre l’inanimé et l’animé), de même que la lumière qui envahit la pièce à l’approche du Graal :
p. 92 : « Quand en la salle elle fut entrée avec le Graal qu’elle tenait, une si grande lumière en vint que les chandelles en perdirent leur clarté comme les étoiles quand se lève soleil ou lune. »
La merveille lors du cortège du Graal est en réalité rendue sensible par les dysfonctionnements étranges du rituel du dîner courtois. Bon nombre d’éléments, dans la situation dont Perceval est témoin, frappent par leur étrangeté. Au plan du rituel du repas, il est peu compréhensible qu’une jeune fille passe devant les convives avec « un graal » (le mot est précédé d’un article indéfini dans sa première occurrence, cela tendrait à montrer qu’il s’agit d’un objet relativement ordinaire, un grand plat creux) sans s’arrêter et sans que personne ne sache ce que contient ce plat. En fait, visiblement, les jeunes gens et les jeunes filles vont dans une autre pièce :
p. 93 : « D’une chambre en une autre allèrent. »
On ignore au juste où vont ces personnages, et qui ils servent, alors que tout est fait pour susciter la curiosité. Les apparences cachent visiblement un mystère : une autre personne dîne dans une autre pièce. Le lien entre le graal, suivi du tailloir, et le protocole du dîner qui se passe sous les yeux de Perceval est souligné, car le mot « tailloir » sert à la fois à désigner l’un des objets que porte une jeune fille et le plat (plus petit que le graal) qu’utilisent les jeunes gens qui s’occupent du service (tailloir d’argent).
Le cortège devient dès lors plus un mystère qu’une merveille proprement dite. Mystère renforcé par le caractère problématique de la vision et de la narration : c’est à travers le regard étonné de Perceval qu’est montré le cortège, suscitant les questions que le héros se pose intérieurement. Le cortège devient alors un appel à l’interprétation, comme le montrent Annie Combes et Annie Bertin dans Ecritures du Graal. Les interrogations du héros sont nombreuses, même si elles sont tues :
p. 92 : « Le jeune hôte voit la merveille et se roidit pour n’en point demander le sens. »
p. 93 : « Le jeune homme les vit passer, mais à nul n’osa demander à qui l’on présentait ce graal »
p. 93 : « l’hôte ne pose nulle question. »
p. 94 : (meilleure traduction) « Pendant ce temps, le graal repassa devant eux, sans que le jeune homme demandât à qui l’on en faisait le service. Il se retenait à cause du prudhomme qui l’avait doucement dissuader de trop parler. Il a toujours ce conseil en mémoire et présent à l’esprit. A chaque met qu’on l’on sert, il voit repasser le graal devant lui, entièrement visible. Mais il ne sait pas qui l’on en sert même s’il voudrait bien le savoir. »
Cependant, la dimension rituelle du Graal est claire : en se demandant non pas « quel est cet objet », mais « qui l’on servait de ce graal », Perceval s’interroge sur la fonction de cette procession. Mais pour le lecteur, la question demeure : il se demande également ce que l’on sert dans ce plat précieux, et quel est son rapport avec le premier objet du cortège : la Lance qui saigne. En fait, c’est bien par ces interrogations non résolues que la scène devient mystérieuse : si la Lance est ouvertement mystérieuse, le Graal ne n’est que par contiguïté et par omission des réponses : un graal est un objet quotidien. Le merveilleux ici réside dans l’appel au questionnement. Questions laissées en suspens par le narrateur : il y a un sens à chercher, et c’est là que réside la spécificité de la merveille du château du Graal. C’est en ce point également que le merveilleux dans le Conte du Graal diffère du merveilleux traditionnel de la « matière de Bretagne ».
Le syncrétisme des sources de Chrétien : le cortège du Graal, entre merveilleux celtique et mystère chrétien
Chrétien fait finalement un usage assez complexe des lieux et des espaces marqués par la merveille. S’il s’appuie sur des éléments traditionnels de la « matière de Bretagne », il ne s’y limite pas et réoriente profondément ses sources. Face au cortège du Graal, diverses interprétations ont été avancées : celle de l’origine rituelle (mythe païen), celle des traditions celtiques et celle de l’origine chrétienne. En fait, c’est à un syncrétisme des sources que nous assistons : Chrétien a créé des ambiguïtés et permet ainsi aux lecteurs de projeter sur ce mythe des réminiscences celtiques ou chrétienne. Les thèses sont diverses, et Philippe Ménard a fait la synthèse des problèmes posés par le cortège du Graal dans « Enigmes et mystères dans le Conte du Graal » et « Problèmes et mystères du Conte du Graal. Un essai d’interprétation ».
Le Graal et ses sources
L’interprétation chrétienne est celle que développera tout particulièrement Robert de Boron, et que nous gardons aujourd’hui attachée à ce mot : le graal est l’objet dans lequel a été recueilli le sang du Christ sur la croix. Cependant, dans le Conte du Graal la nature et la fonction du graal restent obscure. Il est en effet ambigu : récipient précieux, au contenu sacré, mais qui n’est pas pour autant un objet unique, comme le prouve l’article indéfini : « un graal ». Chrétien emploie le nom comme un nom commun : la demoiselle porte « un graal » et non le Graal. D’ailleurs, plus tard, l’ermite suggère qu’on s’attend à y trouver de grands poissons :
Le Graal tel que le met en scène Chrétien est donc bien un plat et non un ciboire ou un calice. Il existe pourtant un plat sacré dans la tradition chrétienne : celui qu’utilisa le Christ lors de la Cène. S’agit-il dès lors d’une relique ? Interprétation possible, mais problématique pour plusieurs raisons : elle présente certes une hostie, mais s’il y avait vraiment un lien avec l’eucharistie, il serait invraisemblable qu’il soit portée par une femme, fut-elle une pucelle. La dimension religieuse n’est donc pas exclue, mais reste problématique. Dès lors, Jean Frappier penche plutôt pour une interprétation celtique du Graal. Ce grand plat creux serait plutôt à rapprocher des coupes d’abondance dont il est question dans le folklore celtique. Cette hypothèse est confirmée par les continuations du Conte du Graal qui représentent souvent cet objet comme « pourvoyeur de nourriture ». Et d’ailleurs, c’est déjà le cas dans le Conte du Graal puisque le graal repasse devant les convives à chaque plat qu’on leur sert. Cette interprétation celtique qui fait du graal une sorte de chaudron d’abondance est légitimée par l’imbrication des thèmes de l’abondance et de la privation tout au long du Conte du Graal, et ce dès le prologue.
En fait, la question du graal semble insoluble, car plusieurs problèmes se rencontrent dans le récit :
– Personne ne le cherche : Perceval ne cherche que la réponse à la question
– Aucune question ne porte sur la nature du graal : il ne s’agit pas de demander ce qu’est le graal, mais qui l’on en sert. Dès lors, l’important semble plus la personne du vieux roi que le graal lui-même.
– Pourtant, ce n’est pas un élément négligeable : il est au titre de l’œuvre, il passe et repasse, et mis en valeur par la gradation du cortège et notamment la gradation de la lumière.
La Lance qui saigne et ses sources
Les mêmes incertitudes se retrouvent en ce qui concerne la Lance qui saigne. Selon l’interprétation chrétienne, elle peut faire penser à la lance dont s’est servie un soldat romain pour percer le flanc du Christ, lors de la Passion. Le centurion romain Longin, qui était aveugle, aurait recouvré la vue en se frottant les yeux de ses poings, sur lesquels avait coulé le sang du Christ. Le fait que le sang coule sur les mains du jeune homme qui porte la Lance crée un rappel de cet épisode. Cette interprétation se retrouvera dans la Première et la Deuxième Continuation. Cependant, rien ne vient explicitement étayer cette hypothèse, et Chrétien n’a jamais placé un objet sacré dans ses romans antérieurs. De plus, cette interprétation chrétienne entre en conflit avec sa vocation destructrice telle que l’apprend le vavasseur d’Escavalon à Gauvain :
Dès lors, l’interprétation celtique peut également être valable. Cette lance est-elle une lance foudroyante, comme celle du dieu Lug de la mythologie celtique ? Les lances redoutables ne manquent pas dans les récits irlandais : lance dégouttant de sang du dieu Oengus, ou encore lance qui brûle celui qui la tient, à moins qu’il ne la plonge dans un chaudron de sang empoisonné, après quoi des flots de sang s’échappent de sa pointe. Pour ce qui est de la destruction du royaume de Logres, la théorie celtique est peut-être meilleure que la théorie chrétienne. Mais il a quelques problèmes : la lance verse une seule goutte de sang, et non des flots de sang, la lance de Lug est flamboyante, et non sanglante. Et surtout, que vient-elle faire au château du roi Pécheur ?
Serait-on dès lors face à une autre tradition celtique, liée cette fois à la blessure du Roi Pêcheur ? Dans le folklore celtique, on trouve des allusions qui évoquent ce phénomène. Certes, traditionnellement, c’est le cadavre qui se met à saigner en présence de son meurtrier, comme dans le Chevalier au Lion. Mais on trouve aussi dans le Chevalier aux deux épées une épée qui continue à saigner après avoir blessé grièvement un chevalier. La lance serait peut-être alors celle de l’auteur du coup félon qui a rendu le Roi Pêcheur mehaigné. Interprétation intéressante, mais là encore discutable puisque la cousine précise que c’est un javelot qui l’a rendu infirme. En tout état de cause, cette lance est une arme, qui « pleure » du sang, pour reprendre les propos exacts du vavasseur d’Escavalon. Ces larmes devant la violence et la destruction peuvent alors évoquer les larmes de la mère de Perceval ou des femmes victimes de la violence guerrière.
Le Roi Pêcheur et ses sources
L’interprétation du personnage central du cortège du Graal permet également de lire dans le merveilleux de Chrétien un syncrétisme des sources. Pour cette double interprétation du Roi Pêcheur, chrétienne ou celtique, nous renvoyons à l’article de Pierre Servet, « Le Roi Pêcheur », dans L’Ecole des Lettres.