Le 13 juin 2024 s’est tenue une journée d’étude interdisciplinaire autour de la pensée de Martha Nussbaum, centrée sur la notion de « capabilité » ainsi que sur la place des émotions et de l’imagination dans la formation du jugement. Organisée dans le cadre des formations relatives à l’enseignement HLP dans l’académie de Versailles, en lien avec le thème de l’éducation au programme de terminale, cette journée a rassemblé professeurs de lettres et de philosophie dans une démarche de réflexion croisée sur l’éducation en tant que vecteur d’émancipation.
Ce module s’est prolongé en mars 2025 par une masterclasse dispensée par Fabienne Brugère, professeure des Universités à Paris 8, membre du Laboratoire d’études et de recherches sur les Logiques Contemporaines de la Philosophie, à destination de groupes de terminale en spécialité HLP accompagnés de leurs professeurs.
Comment faire dialoguer littérature et philosophie à partir de la lecture de M. Nussbaum ?
Le croisement de textes philosophiques de Martha Nussbaum avec diverses œuvres littéraires (Annie Ernaux, Colette, René Frégni, Laure Murat) a permis de saisir toute la richesse et la complexité des mécanismes de transmission des savoirs, de formation du jugement, mais aussi d’affirmation de soi. Ces textes explorent la puissance de la lecture et de l’imagination, non seulement comme outils cognitifs, mais comme moyens fondamentaux d’accès à la dignité humaine, à travers le développement des capabilités, ces « libertés réelles » que chaque individu devrait pouvoir exercer. Au cœur de cette perspective se trouve la pensée de Martha Nussbaum, qui considère que toute politique éducative démocratique doit intégrer la valeur morale des émotions, la puissance de l’imagination narrative, et la capacité à se projeter dans la vie d’autrui. Dans ses analyses, notamment celles concernant l’éducation des femmes ou les inégalités sociales, elle montre que les obstacles à l’émancipation sont souvent d’ordre culturel et intériorisés – notamment les préjugés sur le désir, le savoir ou l’imagination.
Les quatre textes de ce corpus philosophique établi en vue d’un atelier à destination de professeurs de HLP explorent une idée forte, qui en constitue le fil conducteur : en quoi l’émotion, comme capabilité, permet-elle de former son jugement ? Autrement dit, comment les émotions, loin de s’opposer à la raison, peuvent-elles devenir des outils essentiels de compréhension du monde, de l’autre et de soi-même ? Cette question est centrale dans la pensée de Martha Nussbaum, qui s’inscrit dans une perspective d’éducation à la citoyenneté, attentive à la fois à la justice sociale et à l’épanouissement personnel.
Les émotions sont ici envisagées comme des capacités humaines fondamentales – au même titre que la pensée critique ou la parole – qui doivent être cultivées et développées par l’éducation. Nussbaum insiste notamment sur la puissance de l’imagination narrative, cette faculté d’entrer dans la vie d’autrui, souvent mobilisée à travers la lecture littéraire, pour éveiller en nous des émotions telles que la compassion, l’indignation, ou la sympathie. Ces émotions ne sont ni irrationnelles ni secondaires : elles forment, au contraire, une base affective et éthique à partir de laquelle le jugement peut mûrir. À travers une critique de l’utilitarisme (texte 1), une défense de l’éducation par les arts (texte 2), une valorisation des émotions morales suscitées par la fiction (texte 3), et un plaidoyer pour la littérature comme vecteur de justice sociale (texte 4), Nussbaum articule une vision globale : l’éducation ne doit pas anesthésier l’émotion, mais la cultiver pour mieux former l’intelligence morale. Ces textes s’inscrivent ainsi pleinement dans les enjeux contemporains de transmission et d’émancipation, tels qu’ils sont au cœur de l’objet d’étude en HLP. Ils nous invitent à penser une éducation qui transforme l’élève non seulement en sujet pensant, mais aussi en sujet sensible, capable de comprendre l’autre et de juger avec justesse. En accord avec la spécificité bi-disciplinaire de l’enseignement HLP, chaque texte philosophique de Martha Nussbaum a été associé à un texte littéraire autobiographique différent, autour de la lecture, dont le propos était étroitement lié à la pensée développée par Nussbaum.
Corpus 1 - Le rôle du désir dans l’émancipation
Martha Nussbaum Capabilités/ Annie Ernaux La Femme gelée
Afficher le corpus 1
Dans le corpus 1, le rôle du désir dans l’émancipation, tel que défendu par Martha Nussbaum, a été interrogé, et ont été opposées deux visions de la lecture dans le texte littéraire.
Dans son texte, Nussbaum critique l’idée selon laquelle les préférences individuelles devraient toujours être respectées, en montrant qu’elles peuvent résulter d’une adaptation à l’oppression (Par exemple, certaines femmes rejettent l’école parce qu’elles ont appris qu’elle ne leur était pas destinée). Elle souligne que seule une théorie indépendante de la justice permet d’évaluer la légitimité des désirs. Elle défend une conception du désir comme manifestation d’intelligence et de sensibilité morale, contre les traditions philosophiques qui le méprisent. L’éducation doit être pensée comme un processus d’émancipation, et non comme la simple réponse à des désirs sociaux conditionnés. C’est ce que met en lumière son opposition à la tradition kantienne : alors que Kant dissocie raison et désir, Nussbaum, à l’inverse, valorise le désir d’apprendre comme une expression légitime de l’intelligence, en particulier chez les femmes dont les aspirations ont été historiquement niées ou réprimées. Dans cette perspective, l’éducation n’est pas seulement un accès aux connaissances, mais un droit moral fondamental fondé sur la reconnaissance du désir personnel, en tant qu’expression d’une vie digne d’être vécue.
Cette intuition trouve un écho littéraire puissant chez Annie Ernaux. Dans La Femme gelée, la lecture devient pour la narratrice un espace de liberté et d’émancipation : contre l’injonction paternelle qui voit dans l’imagination une « menterie », c’est la figure maternelle qui l’encourage à cultiver ces « existences imaginaires ». La lecture permet ainsi de se détacher des stéréotypes de genre et de s’ouvrir à d’autres formes de vie, d’autres possibles. L’imagination devient ici une capabilité essentielle : celle d’ouvrir des horizons d’existence, de penser autrement, de désirer autrement.
- Question philosophique : quel rôle le désir joue-t-il dans l’émancipation d’une personne ?
- Question littéraire : comment la lecture permet-elle à la narratrice de se dégager de préjugés sur l’imagination et de se réaliser en tant qu’être humain (et femme) ?
Activités d’appropriation
Faire réécrire aux élèves le texte d’Annie Ernaux du point de vue de la mère leur ferait expérimenter la capabilité de se mettre à la place d’autrui. Il s’agirait de mettre en valeur ce jugement de la mère sur l’activité de lecture, son désir de valoriser l’imagination (par rapport aux tâches habituelles qui incombent aux femmes comme la broderie, et contrairement au père qui discrédite les « menteries » de la fiction), son plaisir de lire des romans, espaces de liberté dans son quotidien de commerçante, et son admiration pour sa fille qui dévore des livres pour adultes à neuf ans.
Corpus 2 - Le pouvoir de l’imagination narrative
Martha Nussbaum Émotions démocratiques/ Colette « Ma mère et les livres », La Maison de Claudine
Afficher le corpus 2
Le deuxième corpus 2 unit Nussbaum à Colette, avec le chapitre « Ma mères et les livres » de La Maison de Claudine.
Dans l’extrait proposé des Émotions démocratiques, la philosophe introduit la notion d’imagination narrative, c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place d’autrui, à comprendre ses émotions, son histoire. Elle insiste sur l’importance de cette compétence pour la formation du citoyen dans une démocratie, et montre que l’école et les humanités sont les lieux privilégiés pour la cultiver. L’éducation démocratique passe par la transmission de compétences empathiques, permettant l’ouverture à l’autre et la reconnaissance de sa dignité. La formation du jugement moral, telle que pensée par Nussbaum, ne peut faire l’économie de cette expérience littéraire. C’est pourquoi elle défend une éducation participative, centrée sur le développement de l’imagination narrative : en lisant des romans, en s’identifiant aux personnages, les lecteurs et les lectrices, les élèves, apprennent à voir le monde avec les yeux d’autrui. Il s’agit non seulement de cultiver la sympathie et l’empathie, mais aussi de former une raison émotionnellement informée, capable de justice. Cela rappelle les propos de Rousseau dans Émile, selon lesquels la pitié, fondée sur le sentiment, est le socle du jugement moral.
Dans La Maison de Claudine, Colette illustre ce même processus dans le lien subtil entre lecture, émotion et jugement. La narratrice, encore enfant, découvre l’amour dans les livres avant de l’expérimenter. Mais loin de se contenter d’une absorption passive, elle est poussée par sa mère à interpréter, à distinguer fiction et réalité, à évaluer ce qu’est l’amour dans les livres et dans la vraie vie. L’enfant accède ainsi progressivement à un regard critique – c’est-à-dire à la formation d’un jugement personnel, nourri par l’expérience littéraire mais modéré par le discernement adulte.
- Question philosophique : le pouvoir de la fiction à éduquer à la citoyenneté.
- Question littéraire : la littérature nous relie-t-elle au réel ou nous en éloigne-t-elle ?
Activité d’appropriation
Dans le cadre de l’atelier, les professeurs proposent de raconter une histoire du point de vue d’un personnage éloigné de soi, afin de cultiver cette imagination empathique chère à Nussbaum ou de faire réaliser aux élèves un « booktube », c’est-à-dire une petite vidéo de deux minutes autour d’un livre qu’on veut inciter à lire. Il s’agit de mettre en valeur ses ressentis de lecture et de partager ses émotions dans un temps limité, tout en déclenchant un imaginaire chez son public conduisant à un questionnement et à un désir de lecture.
Corpus 3 - Lecture, émotions et morale
Martha Nussbaum L’Art d’être juste/ René Frégni Minuit dans la ville des Songes
Afficher le corpus 3
L’association de l’extrait de L’Art d’être juste de Martha Nussbaum avec celui de René Frégni (Minuit dans la ville des Songes), a suscité des questions sur la capacité des émotions à motiver l’action juste, et sur la manière dont la lecture peut donner une forme morale à l’existence.
Dans l’extrait de L’Art d’être juste, Nussbaum s’appuie sur la pensée d’Adam Smith pour montrer que la lecture littéraire développe des émotions morales essentielles (compassion, colère, amour, etc.) qui ne sont ni artificielles ni rationnelles au sens strict, mais qui orientent l’action juste. Elle affirme que le lecteur est un spectateur impartial capable de juger sans être submergé par ses intérêts propres. La littérature éduque le jugement moral en permettant au lecteur de vivre les conflits intérieurs d’autrui et de développer une forme de distance critique. De façon encore plus radicale, les textes de René Frégni et de Martha Nussbaum montrent que la lecture peut être une expérience de salut. Dans le témoignage de René Frégni, un prisonnier découvre pour la première fois la puissance des mots et en ressort transformé : le monde fictif dans lequel il entre (la Provence de Giono grâce à la lecture de Colline, livre prêté par un co-détenu) devient plus réel que sa prison, lui offrant une échappatoire sensorielle, morale, existentielle. Ce surgissement du jugement par l’imagination, cette conquête de soi par les émotions constitue un parfait exemple de ce que Nussbaum appelle la transformation éthique par la fiction. Lire, c’est apprendre à « juger droitement » : non pas par une froide logique, mais par une raison sensible, nourrie par la compassion, la complexité des vies imaginées, et le plaisir esthétique. La renaissance sensible par la lecture est évoquée.
- Une question commune à la philosophie et à la littérature : comment l’accès à la fiction permet-il d’accéder à un jugement droit et à une orientation morale de sa propre vie ?
Activité d’appropriation
On pense à faire lire Colline aux élèves. Il s’agit de leur demander de consigner leurs émotions de lecture, puis de les confronter à l’extrait de René Frégni afin de leur faire comprendre comment le détour de la fiction et l’émotion qu’elle suscite peut amener à un retour réflexif sur soi, et même à une renaissance et à une réorientation de sa vie.
On pourrait également faire écrire aux élèves un discours de panthéonisation d’une personne de leur choix, réelle ou fictive, pour travailler l’argumentation, inciter les élèves à se mettre à la place d’autrui et à développer les qualités et les réalisations d’un grand personnage ayant œuvré pour un monde plus juste.
Corpus 4 - Une lecture engageante et engagée
Martha Nussbaum L’Art d’être juste/ Laure Murat, Proust, roman familial
Afficher le corpus 4
Enfin, la lecture d’un extrait de Proust, roman familial de Laure Murat, associé au texte 4 de Martha Nussbaum, oriente la réflexion sur le pouvoir de la fiction comme détour vers la réalité sociale. L’extrait de L’Art d’être juste de Martha Nussbaum met en lumière la dimension politique de la littérature. En nous faisant entrer dans la vie de membres de groupes opprimés, la littérature aide à démanteler les stéréotypes, à comprendre l’autre dans ses conditions sociales concrètes. Elle propose donc une lecture engagée, tournée vers l’égalité sociale et la lutte contre les discriminations. L’éducation littéraire devient un acte de transmission engagé, formant les élèves à penser les inégalités et à développer une conscience sociale. Enfin, le lien entre fiction, compréhension sociale et critique du réel est mis en lumière dans les textes de Martha Nussbaum et Laure Murat. Tous deux rappellent que la littérature permet d’habiter la vie d’autrui, en particulier celle des groupes opprimés ou socialement éloignés. Chez Laure Murat, c’est la lecture de Proust qui permet à la narratrice de prendre conscience de l’artificialité du monde aristocratique qui l’entoure. Le roman, par une sublimation critique, donne corps à un monde jusqu’alors perçu comme « gazeux » ou vide. Il en révèle les rouages, les discours creux, les simulacres. Ainsi, la lecture devient un outil de démystification sociale, capable de transformer la perception de sa propre classe.
- Une question commune à la philosophie et à la littérature : comment la lecture et l’accès à des mondes fictifs permet-elle de donner corps au monde réel et de comprendre le fonctionnement de certaines classes sociales ?
Bilan et mise en commun
Ce parcours croisé entre philosophie et littérature met donc en lumière un enjeu central de notre temps : l’éducation ne peut se réduire à une accumulation de savoirs. Elle doit viser l’autonomie des individus, en nourrissant leurs émotions, leur imagination, leur capacité à juger et à agir librement. Les capabilités, selon Martha Nussbaum, ne sont effectives que si les individus peuvent réellement choisir une vie qu’ils ont des raisons de valoriser – et c’est précisément ce que permet l’expérience littéraire lorsqu’elle est portée par une pédagogie de la reconnaissance, de la transmission, et du dialogue.
Les groupes ont été remaniés pour permettre un partage croisé des lectures et des questions. Cela a nourri des échanges riches sur les apports respectifs des approches littéraire et philosophique.
Deux nouvelles questions ont émergé :
- l’imagination peut-elle être un levier contre les déterminismes ?
- peut-on développer l’imagination par la lecture ?
La mise en commun finale a permis de dégager une conclusion forte : l’imagination, comme capabilité centrale, permet la formation du jugement en cultivant la capacité à se représenter autrui, à reconnaître des injustices, et à agir de manière réfléchie. L’émotion, loin d’être un obstacle, devient un vecteur de lucidité morale et de justice sociale. Dans cette perspective, les humanités (arts, littérature, philosophie) jouent un rôle fondamental. Non pas seulement comme contenus à transmettre, mais comme expériences formatrices capables de susciter la prise de conscience de l’autre, la remise en question de soi, et la reconnaissance des injustices systémiques. L’éducation devient ainsi un lieu de transformation intérieure et de construction du jugement, plutôt qu’une simple accumulation de savoirs. La réflexion de Martha Nussbaum met aussi en lumière l’importance des émotions dans l’apprentissage moral : loin d’être des obstacles à la rationalité, elles en sont les alliées, guidant l’action juste. Martha Nussbaum s’appuie notamment sur l’expérience littéraire pour montrer que l’identification empathique avec les personnages de fiction forme le socle d’une justice sociale plus humaine, capable de dépasser les stéréotypes.
Ainsi, ces textes littéraires et philosophiques interrogent la finalité de l’éducation : transmettre pour mieux libérer, enseigner pour mieux transformer, former des individus capables de se penser eux-mêmes et de penser l’autre, dans une visée éthique et politique. C’est en cela qu’ils s’inscrivent pleinement dans les enjeux contemporains de l’éducation, en lien avec les valeurs démocratiques, la lutte contre les discriminations et la promotion de l’autonomie individuelle. Dans le cadre d’une éducation démocratique et émancipatrice, l’enjeu ne se limite pas à transmettre des savoirs théoriques ou techniques : il s’agit aussi de former des individus capables de juger, d’agir avec discernement et de vivre avec les autres dans le respect et la justice.